Deutsche Gesellschaft
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Abstrakt

L’article propose une première approche des différents usages du blanc dans la prose littéraire contemporaine. Il s’agit ainsi de faire passer le blanc d’un arrière-plan invisible du discours à un geste énonciatif d’« espacement » (Mallarmé). Après avoir distingué le geste de ne pas noircir et celui de blanchir, les auteurs essaient de caractériser les gestes énonciatifs en fonction de la matérialité d’apparition du blanc dans l’espace graphique (blancs d’œuvre, marginal, paginal, interlinéaire, intralinéaire et intralexical), et abordent un certain nombre d’effets de sens ou de liens privilégiés entre le blanc et les dimensions générique, iconique, dialogique, emphatique des œuvres abordées.

1Admettons qu’une page (de papier ou d’écran) est blanche, même si cela n’a pas toujours été le cas1 et que donc le blanc est d’abord un support, une surface. Dans la mesure où l’énonciation écrite est espace, comme le rappellent ici-même Julie Lefebvre et Rudolf Mahrer, le geste initial du scripteur va être d’occuper cet espace, de noircir plus ou moins la page par des signes (verbaux ou non). Cet espace est, d’une certaine manière présupposé ; on ne peut nier ces blancs qu’au prix d’un geste énonciatif (et éditorial) fort et jamais total.

2Mais si écrire c'est ajouter du noir sur du blanc, inscrire ou déblanchir, cela peut être aussi, comme le suggère Vilem Flusser,2 gratter, enlever pour faire apparaître le blanc. On pense à la méthode de fouille de l’archéologue André Leroi-Gourhan, celle du décapage microtopographique, qui consiste à dégager un espace pour en faire apparaître les traces et les relations antérieures. Un deuxième geste énonciatif peut alors être envisagé, qui consiste à blanchir ou à dénoircir. Ce deuxième geste est surtout théorique, car il a peu d’occasions concrètes de se manifester. On distinguera ainsi

  1. le geste qui consiste à ne pas noircir (une page qu’on supposera par habitude blanche), le blanc étant considéré comme l’élément premier, l’élément sculpté (en partie avec du noir) ;
  2. Le geste qui consiste à blanchir, ou dénoircir, en supprimant du noir (souvent les autres signes de ponctuation).

3Ces deux gestes énonciatifs peuvent aboutir à un résultat équivalent selon leur intensité respective : blanchir abondamment ou noircir modéremment ne sont pas toujours distinguables sans prise en compte du processus génétique. Ils peuvent se succéder et représenter différentes étapes de l’élaboration.

4Ainsi, s’attacher aux gestes énonciatifs que manifestent les blancs, c’est penser le rapport de la spatialisation à l’énonciation, la relation entre un sujet (énonciateur) et un espace (graphique, générique, discursif). Si on définit le rythme, avec Henri Meschonnic et Gérard Dessons, comme « l’organisation du mouvement de la parole par un sujet » (1998 : 18), ces enjeux énonciatifs sont aussi des enjeux rythmiques, ce que dit bien le mot « espacement ».

5À ces dimensions énonciative et rythmique peut s’adjoindre une dimension syntaxique : « un blanc est poétique s'il est inscrit dans le texte autant que le texte marqué par lui : s'il est lié à une syntaxe, et plutôt à une syntagmatique » (Meschonnic, 1982 : 304). Le blanc doit se penser en rapport avec la syntaxe et peut-être particulièrement avec les phrases dites non canoniques (averbales, impersonnelles, emphatiques).

6En reprenant, comme le fait Gérard Dessons sur le modèle d’Emile Benveniste, la distinction du sémiotique et du sémantique, on peut considérer que « le régime poétique de ce graphisme n'est pas de nature sémiotique mais sémantique » (signifiance unidimensionnelle pour Benveniste) et que « les ''traits pertinents" du système sont ceux d'une poétique graphique, non d'une sémiotique graphique » (2000 : 242). Ainsi le blanc relève-t-il d’une sémantique sans sémiotique (comme le rythme), ce qui contribue notamment à sa fonction iconique, servant à faire image.

7Ne pas noircir ou blanchir est peut-être aussi une façon de penser la question du statut sémiotique. L’opposition entre « absence de signe » (Meschonnic, 1982 ; Rannoux, 1997)3 et « signe zéro » ou « signe en négatif » (Védénina, Catach) peut se comprendre à l’aune de ces deux gestes distincts. Ne pas noircir, c’est considérer l’absence, c’est laisser l’espace vide. Blanchir, c’est faire silence, et aborder le blanc comme une marque, ou un marquage. De la même manière que l’absence de déterminant n’est pas le déterminant zéro.

8Relativement aux différents gestes énonciatifs, on étudiera ici les manifestations du blanc dans la prose littéraire contemporaine. Le blanc y est apparu massivement suite à sa reconnaissance éditoriale, qui valide enfin, un siècle après le geste quasi inaugural de Mallarmé, la prise en compte de sa signifiance pour les auteurs et les autrices. Dans une enquête sur la ponctuation chez les écrivains, parue en 1980, Annette Lorenceau signalait qu’« une des idées les plus intéressantes » qui ressortait des réponses était « celle de faire passer la ponctuation dans le texte par des moyens visuels, typographiques et particulièrement l'espacement et le blanc » (1980 : 92-93) ; elle citait en ce sens plusieurs témoignages, dont celui de Marie Cardinal :

la difficulté nouvelle peut-être, celle qui se pose à beaucoup de ceux qui écrivent aujourd'hui, à moi en tout cas, c'est le problème des espacements. Je sais bien que la ponctuation signifie signes, et que je veux parler d'espaces vides, sans signes. Pourtant les signes de la ponctuation sont là aussi pour indiquer des rythmes, des respirations, des tempo. Peut-être que dans l'écriture moderne la parole, la respiration, le silence, la durée, prennent une plus grande place que jadis. Les points de suspension ne suffisent pas, ils ont une signification trop précise. Alors le blanc s'impose, comme les gestes vont avec la parole, comme les intonations, comme les mimiques du visage. Mais le blanc est peu respecté par l'éditeur et l'imprimeur. Pour des raisons d'économie (principalement le prix du papier) ils ont tendance à tasser le texte. C'est catastrophique!

9Apparaissent là plusieurs enjeux du blanc dans la prose littéraire : les « espaces vides », le rythme, la parole et le silence mais aussi l’analogie avec les gestes, les mimiques… Des enjeux que la notion d’espacement, issue de Mallarmé (« le tout est sans nouveauté qu'un espacement de la lecture» écrit-il dans sa préface au Coup de dés) et reprise par Derrida dans De la grammatologie (1967 : 99), semble concentrer :

Selon Saussure, la passivité de la parole est d'abord son rapport à la langue. Le rapport entre la passivité et la différence ne se distingue pas du rapport entre l'inconscience fondamentale du langage (comme enracinement dans la langue) et l'espacement (pause, blanc, ponctuation, intervalle en général, etc.) qui constitue l'origine de la signification. […] L'espacement (on remarquera que ce mot dit l'articulation de l'espace et du temps, le devenir-espace du temps et le devenir-temps de l'espace) est toujours le non-perçu, le non-présent et le non-conscient.

10Ainsi le blanc est traditionnellement de l’ordre du « non-perçu », d’une sorte d’arrière-plan non pas invisible mais non-visible. Tout en étant un enjeu majeur de la « vi-lisibilité » (Anis, 1983) du discours, de la « part visuelle du dire » (Meschonnic, 1982), puisqu’il relève du continu, comme l’a souligné Gérard Dessons (2000 : 38).

11Que se passe-t-il alors lorsque, prenant appui sur ce continu du discours, un geste énonciatif fait passer le blanc au premier plan ? Lorsque le blanchissement devient un geste énonciatif ? Il semble qu’une sorte d’actualisation des fonctions virtuelles du blanc se produise, qu’on pourrait tout à fait résumer par le terme d’« espacement ».

12Après avoir évoqué ses fonctions dans l’énonciation éditoriale et auctoriale, selon les différents niveaux (du blanc d’œuvre au blanc intralexical), on analysera le rôle du blanc selon les dimensions générique (il est un signal du genre poétique), iconique (il peut être mimétique de quelque chose de non-linéaire) et énonciative (il marque le silence, accueille le dialogisme ou met en valeur, par extraction).

1. L’occupation de l’espace graphique : les différents niveaux de blancs

13Une des premières analyses littéraires sur le blanc est sans doute celle proposée par Michel Sandras (1972), spécialiste du poème en prose, qui s’appuie explicitement sur Mallarmé et sur la lecture de Butor (Répertoire) :

Une page écrite peut être vue comme un essaimage de « blancs ». Le blanc peut préciser un contour, définir des bordures : c'est la marge. Il sépare les lettres et trace la frontière des mots. Il encadre des sections du discours qui s'appellent chapitres, titres, chants, strophes, paragraphes, alinéas. Tous ces blancs diffèrent par l'étendue, la forme, la fonction, et aussi la quantité et la qualité d'invention qu'ils peuvent supporter.

14Selon cet « essaimage », le blanc possède plusieurs fonctions, la première étant celle qui relève d’une énonciation éditoriale,4 au sens que lui donne Emmanuel Souchier. On peut considérer que les « marques visuelles » qui « ont été mises en œuvre par les acteurs de l’édition » (1998 : 139) constituent un signifiant non linguistique :

je peux définir l’énonciation éditoriale comme un « texte second » [Barthes] dont le signifiant n’est pas constitué par les mots de la langue, mais par la matérialité du support et de l’écriture, l’organisation du texte, sa mise en forme, bref par tout ce qui en fait l’existence matérielle (1998 : 144).

15Mais le blanc peut aussi relèver de l’énonciation auctoriale et entrer ainsi dans la poétique de l’œuvre ; il en devient alors un enjeu essentiel en raison de sa vilisibilité importante : d’un arrière-plan non-perçu, il procède en effet d’une accentuation visuelle très forte. Il semble que les niveaux de présence du blanc au sein de l’espace graphique permettent de préciser cette origine énonciative.

1.1. Le blanc d’œuvre et le blanc de la marge

16Cette catégorie concerne les blancs qui construisent l’œuvre (le livre), dans sa structure d’ensemble5 et dans son statut de livre. Elle englobe les pages initiales, espace éditorial où le blanc domine, les pages blanches entre chapitres ou sections, les pages blanches finales, souvent clairement proposées comme espace du lecteur,6 le blanc de la marge (la marge est ce qui permet l’impression, la pliure…).

17Il s’agit donc d’un blanc relevant de l’énonciation lectorale – les marges sont les espaces des gloses médiévales ou des commentaires ou annotations des lecteurs modernes – ou éditoriale, mais qui peut être investi auctorialement.

18Jouant sur la contiguïté et la superposition, Frédéric Léal, dans Le Mont perclus de ma solitude, occupe ainsi l’espace dialogique de la marge et s’empare du blanc pour y introduire une autre instance énonciative, périphérique et parasitaire. Mais cette instance déborde la marge et finit par se surimposer au discours premier, transgressant les limites de l’espace en bordure.

19L’investissement auctorial de la marge peut aussi prendre la forme de variations, jouant des contrastes, comme c’est le cas chez Michel Butor : Mobile, par exemple, propose une amplitude de cinq marges différentes (cf. infra « Blanc dialogique »).

1.2. Le blanc de page et le blanc interlinéaire

20Les blancs paginaux et interlinéaires peuvent être réunis autour d’un même geste énonciatif : dans tous les cas, il s’agit surtout de ne pas trop noircir, de ne pas tout noircir. L’ouvrage très blanc d’A. R. Penck, Je suis un livre achète-moi maintenant (1976) en est un parfait exemple :

21Selon Gérard Dessons, le blanc amène nécessairement à une réflexion sur la phrase, dans son rapport à la page (et non au texte, à l’énoncé)…

En portant la ponctuation du plan de la phrase au plan de la page, le blanc est passé d’une fonction de délimitation des unités de mots à une fonction d’organisation du discours. Pensé à partir d’une pensée du langage comme continu, le blanc confère à la phrase une dimension pagique, de sorte qu’on ne peut plus définir la phrase en dehors de la page. Le blanc fait de la page une catégorisation de la phrase (2000 : 238).

22Il convient cependant, pour Gérard Déssons, de ne pas confondre la matérialité (la feuille) et le langage (silence) : si la page possède sa propre matérialité, ce n'est pas celle de la feuille, mais celle du langage. Ainsi, une « conception fantasmée du blanc » tend à maintenir la confusion sur la question de la matérialité ; la page « devient un concept » (Dessons, 2000 : 237), théorisé en premier par Mallarmé dont le travail autour de la distribution des espacements hausse, pour certains, « au plus haut degré de signifiance le papier du support » et dont la répartition des unités verbales sur la double page « pousse à la pointe extrême de ses possibilités structurantes le pli né de l'assemblage des folios entre eux » (Linarès, 2009 : 471). Le travail sur le blanc fait passer la page du statut de support à celui d’espace, « espace significatif », comme le suggère Bernard Noël dans La Castration mentale :

Longtemps, j’ai cherché à comprendre l’importance du blanc dans la poésie post-mallarméenne. Je voyais bien qu’il changeait la nature de la page, et de support indifférent la métamorphosait en espace significatif. Le poème, grâce à un blanc, se passait quelque part, sans doute en un lien analogue à celui de son apparition dans l’espace mental. (1994 : 20).

23La page blanche est donc un espace graphique, qu'on peut investir (relativement) librement : totalement librement dans l'écriture manuscrite sur feuille blanche, moins librement sur feuille quadrillée et margée, moins librement encore avec un traitement de texte aux marges prédéterminées, exigeant des compétences techniques pour être modifées. Les blancs qui apparaissent une fois le papier noirci sont les blancs dits typographiques, organisant « un espace graphique (marges, lignes horizontales et verticales équidistantes et orthogonales, espacements typographiques et retraits divers) » ; ces « trois opérations séquentielles », qui visent à « accueillir les signes (alphabétiques ou non) de l’écriture », consituent, selon Jean-Marie Privat, « la dimension sémaphorique du dispositif, particulièrement de l’ensemble structuré et géométrisé des lignes qui, étymologiquement et concrètement, portent l’écrit ». Cela se nomme « régler » sa feuille.7

1.3. Le blanc intralinéaire

24Ce blanc est particulièrement emphatique, car il touche au mot, et à la ligne, soit à un élément essentiel de notre imaginaire, comme a pu le montrer l’ouvrage de Tim Ingold (Une brève histoire des lignes), reconvoqué à l’ouverture d’un numéro de la revue Captures, sur l’imaginaire de la ligne :

Un texte littéraire, une peinture, une sculpture ou encore une œuvre architecturale n’est jamais le décalque de la réalité, chaque œuvre crée ses propres cartographies, ses propres espaces-temps, et obéit à l’économie narrative du récit, à l’espace de la toile, à la densité de la matière. L’œuvre est cependant toujours tributaire d’un imaginaire graphique puissant à l’intérieur duquel la ligne, le mot et l’idée s’assemblent, s’unissent, se rejoignent, au point parfois de devenir indiscernables les uns des autres.8

25Selon Marie-Ève Benoteau-Alexandre (2011), qui l’observe et l’analyse dans les poèmes de Claudel, Milosz et Meschonnic, « la Bible forme […] l’intertexte de référence pour une telle pratique typographique » et elle précise que « modernité poétique et héritage biblique se conjuguent ainsi pour faire émerger dans la poésie française un blanc qui n’est pas négation de la parole, tentation du silence et épuisement du dire comme c’est majoritairement le cas au XXe siècle, mais au contraire relance, rythme et accomplissement de la parole poétique ».

26C’est ce blanc qu’on retrouve chez Bernard Noël notamment dans ses premiers poèmes réunis sous le titre Extraits du corps (1956) : « Je me souviens comme je tenais à mes blancs dans Extraits du corps [...]. L’utilisation des blancs dans Extraits du corps, et de blancs de longueur différente, est liée au fait que la plupart de ces textes sont faits de lignes pleines… Je n’ai jamais vérifié si les blancs étaient bien respectés, notamment dans le Gallimard. […] Après tout, l’important est qu’il y ait des blancs en guise de ponctuation. Bien sûr, je tiens compte du blanc de la marge comme un silence qui encadre l’unité sonore du vers » :9

27Le blanc a essentiellement une fonction énonciative, même si on peut lui donner aussi une fonction d’exemplification, qui rejoint l’iconique. Ainsi ce poème évoquant fortement l’opposition du noir et du blanc, dans lequel « l'espace tombe » pour mieux construire un empilement de vertèbres : la neige, l’arbre d’os, le cône blanc contrsatent avec la nuit, les os qui noircissent et les vertèbres cariées. Par le blanc, la page prend ici une véritable dimension plastique, exemplifiant tout un corps aux « épaules rongées », au « crâne troué ».

28Le blanc devient, comme chez Mallarmé, « la marque sensible de la taciturinité de la profération » (Jenny, 1990 : 164). Trace du silence verbal, il intervient de façon intralinéaire, à l’intérieur de la phrase, et se lie fréquemment à une syntaxe non-canonique. En témoigne cet exemple emprunté au Château de Cène (1969) de Bernard Noël, où il se trouve à nouveau thématisé (l’horreur blanche, au fond du blanc, le mal blanc, perte blanche…) :

29Telle présence du banc intraliénaire est aussi une façon de renouer, en prose, avec ce que Claudel appelait « les blancs du stade créateur » :

Dans la prose les éléments primordiaux de la pensée sont en quelque sorte laminés et soudés, raccordés pour l’œil, et leurs ruptures natives sont artificiellement remplacées par des divisions logiques. Les blancs du stade créateur ne sont plus rappelés que par les signes de la ponctuation qui marquent les étapes dans le train uniforme du discours.10

1.4. Le blanc intralexical

30De la même manière, depuis que la « scriptura continua » n'existe plus, et l’apprentissage aidant (on trouve encore des traces de mots non séparés par des blancs en CP et CE111), le blanc interlexical est présupposé. Sa remise en cause nécessitera donc un geste fort. C’est le cas chez Raymond Queneau, avec le néo-français : « Doukipudonktan », « Skeutadittaleur » (Zazie dans le métro). Ou encore dans certaines pratiques poétiques comme celle d’Emmanuel Laugier notamment, dans ltmw (Nous, 2013 : 12) :

emi ym nwo
est écrit à l’envers de la frappe
où encor j’écris neséparantplus
seshancheslégèresautant que
couleurdruefeuillagedelierre
surlesavantbras
fontcoudelentdumourir

31Face à ces réalisations multiples, se pose encore et toujours la question du statut du blanc : le blanc fait-il partie des signes (linguistiques) de ponctuation (Védénina, 1989 : 1) ou relève-t-il de la typographie (Rannoux, 2000 : 47) ? L’hésitation s’explique indéniablement par le niveau de sa présence, comme a pu le rappeler brièvement ce parcours, de l’œuvre jusqu’au mot, en passant par la ligne. Mais elle s’explique aussi par le fait que le blanc semble avoir moins une valeur que des fonctions. Jacques Dürrenmatt (2015 : 68) en propose ainsi trois : la distinction, l’intensification et l’iconisation. Le blanc se définirait donc moins par opposition (valeur) que par complémentarité entre la ponctuation blanche et la ponctuation noire, comme l’a souligné Michel Favriaud (2014),12 même s’il faut tâcher de penser la relation « autrement qu'en termes d'opposition ou de complémentarité » (Dessons, 2000 : 238-239).

32Il est donc possible de mettre en évidence le fonctionnement du blanc relativement à la mise en espace (mise en œuvre, mise en discours) : le blanc agit en effet comme un signal et, à ce titre, entre dans l’appréhension de la dimension générique et iconique, tout comme il orchestre la perception dialogique et emphatique.

2. Blanc générique

33Le blanc peut fonctionner d’abord comme un signal générique. Il peut délimiter des « schèmes répétitifs » et créer un « système d’équivalence paradigmatique » (Maingueneau, 1886 : 80) ou simplement faire partie des indices « suprasegmentaux » qui permettent d’identifier d’un point de vue formel et visuel l’appartenance à un « genre-texte » (Souchier, 2007 : 36). Le blanc a ainsi été considéré, dans la modernité (depuis Mallarmé) comme un critère poétique, ce que met en avant Aloysius Bertrand dès 1842 lorsqu’il écrit en guise d’« Instruction à M. le Metteur en pages » pour Gaspard de la nuit : « Blanchir comme si le texte était de la poésie ».13 Les travaux de Michel Favriaud portent sur ce blanc en poésie, en particulier chez du Bouchet, Jacottet et Stefan.14 Cet enjeu générique est souvent lié à un travail accru sur le rythme et en particulier sur le rythme visuel ou graphique, 15 comme ont pu le faire des auteurs comme Valéry, Reverdy ou Claudel :

La page consiste essentiellement en un certain rapport du bloc imprimé ou justification, et du blanc, ou marge. […] Ce rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc, est la ressource particulière de la poésie, […]. Le blanc n’est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration ». 16

34Pour un grand nombre d’auteurs modernes, l’importance du blanc semble avoir partie liée avec le silence, le vide, la parole économe, pauvre… une forme de densité, d’intensité. Et la poésie devient ainsi, selon la belle expression de Guillevic, « une sculpture du silence » (« Le blanc, je veux dire le silence » disait Guillevic dans un entretien en 1980, commentant son intention de laver le langage du bavardage). On retrouve ainsi, dans le rapport au silence, à la fois le blanc comme geste de non-noircissement – autour de l’idée d’un discours qui doit être mesuré, replié sur l’essentiel – et comme geste de blanchissement. Un certain nombre d’auteurs insistent en effet sur la nécessité d’une phase de dépollution – dénoircir – de « l’universel reportage » qui sature l’écriture. Selon Bernard Noël : « c'est plutôt dans l'allègement de la masse verbale que quelque chose peut se produire, dans son évidement… Ecrire, c'est faire ce vide ».17

35Le blanc est lié à la thématique du silence, du vide, au point de donner lieu à une « métaphysique du blanc qui a caractérisé, dans les années soixante, soixante-dix, la pensée du langage poétique, et, à partir de là, du langage tout court » (Dessons, 2000 : 237), autour de « l’esthétique du fragmentaire ». Pascal Quignard a eu des formules importantes à ce sujet dans Une gêne technique à l'égard des fragments (1986) ; évoquant « une sorte de compulsion du blanchiment », il ajoute :

On peut soutenir que de nos jours la cheville ou le poncif, c'est le blanc. La règle paraît être un texte comme haillonneux. Du moins dans l'art moderne l'effet de discontinu s'est substitué à l'effet de liaison. (1986 : 20)

36Ce blanc du silence est en outre celui analysé par Julie Leblanc, en tant que figure de réticence fonctionnant comme un stimulus de lecture. Fait énonciatif de premier ordre, il marque la présence d'un sujet énonciateur, tout en signalant un rapport à l'interlocuteur, créant ainsi, selon le mot de Van den Heuvel, un « acte énonciatif in absentia » (1985 : 67).18

Que les silences soient actualisés par l’entremise de points de suspension, de phrases elliptiques ou de blancs narratifs ; qu’ils soient employés pour exprimer ce que le sujet ne veut pas dire ou ce qu’il ne peut pas dire, peu importe : ce qui compte, c’est qu’il est possible de faire parler ces silences, de leur conférer une valeur énonciative (1998 : 87-88)

37La conception du blanc comme exemplification graphique du silence est aussi abordée par Pascal Quignard, dans Une gêne technique à l'égard des fragments :

La limitation, la mort […] sont la source profonde de toute ponctuation. Et non les reliefs, les traces nostalgiques d'une apparence de rythme oral. Or, le silence, le blanc, est la plus forte ponctuation. (1986 : 31)

38L’Interdit de Gérard Wajcman (2002) s’inscrit dans cette réflexion sur la mort et le vide matérialisés par l’espace graphique. Seules des notes de bas de page sont noircies, évoquant la disparition, en lien manifestement avec l’histoire du peuple juif. Dans la mesure où les notes de bas de page sont censées prendre appui sur un texte principal, il s’agit bien ici du geste énonciatif B consistant à blanchir, à effacer du noir présupposé par le renvoi de note. Le blanc est ici une sorte d’ellipse au sens où la définit M. Prandi (1991), c’est-à-dire une figure qui se caractérise par la suppression d'un ou plusieurs segments, ne compromettant pas l'acceptabilité de l'énoncé et qui sont recouvrables par le cotexte ou la situation extra-linguistique.19 Le mouvement progressif d’appropriation de l’espace paginal par les notes qui a eu lieu au cours du « roman », comme un espace que réussirait peu à peu à gagner l’énonciateur, rend compte d’une sorte de victoire de la mémoire et de la parole sur le vide.

39La présence du blanc – ou l’attention au blanc – de plus en plus fréquente dans la prose contemporaine est un signe de la porosité de plus en plus grande entre ces genres, notamment dans les formes de prose ou de récit poétique. Michel Butor est sans doute l'un des premiers à avoir fait du blanc un usage important, et raisonné, en prose en précisant bien à quel point il s’agit d’un enjeu générique à l'époque :

J'écris souvent, pas toujours mais souvent et assez naturellement, de longues phrases. […] Alors, pour éclaircir ces longues phrases, […], j'ai introduit à l'intérieur des phrases des blancs, des passages à la ligne. Ceci n'est surprenant qu'à l'intérieur du genre roman, genre si fort maintenant et, malgré toutes les nouveautés qu'on a pu tenter d'y introduire, tellement contraignant... Il y a d'autres genres littéraires pour lesquels c'est tout à fait normal. Un éditeur comme Gallimard, par exemple, n'éprouve aucune difficulté à publier les œuvres de Claudel en versets. C'était très difficile à obtenir à la fin du XIXe siècle, mais aujourd'hui ça ne pose aucun problème parce que considéré comme poésie. Mais si, à l'intérieur d'un livre avec le sous-titre « roman », on passe à la ligne à l'intérieur d'une phrase, on met en danger la classification des genres, on ne sait plus exactement s'il s'agit de poésie ou de roman et ceci est beaucoup plus grave qu'on ne croirait, parce que cette distinction est liée à toutes sortes de choses : on ne présente pas les livres de poésie comme les livres de roman, on ne les tire pas au même nombre d'exemplaires, on ne les distribue pas de la même façon, ce ne sont pas les mêmes libraires qui s'y intéressent et, ensuite, ce n'est pas dans les mêmes chapitres des manuels d'histoire de la littérature qu'on les trouve ; ce ne sont pas les mêmes professeurs, dans les universités, qui en parlent. (1972 : 15)

40Le blanc peut donc être perçu comme un signal ou critère générique, davantage en lien avec l’institution, l’édition et les contraintes extérieures qu’avec d’éventuelles critères internes du genre : « ça fait poésie » plus que « c’est poésie ». En 1982, refusant de faire un texte entrant dans les codes génériques, Leslie Kaplan, avec L'Excès-l'usine, inscrit de nombreux blancs (utilisation très restreinte de la page, avec des importantes marges hautes et basses) et des blancs de fin de ligne (qui créent une analogie avec le verset).

41Le choix est explicitement fait de ne pas trop noircir la page, cultivant une analogie avec la poésie, en particulier le poème en prose, ou manifestant en tout cas le refus d’un genre déterminé : c’est l’espace qu’il s’agit de mettre en jeu, et le blanc entre en résonnance avec le « on » – pronom de la disponibilité référentielle – en étant lui-même ouvert. Ce geste de noircissement relatif peut se retrouver dans des œuvres de manière plus marquée : cette fois, il s’agit de si peu noircir que le blanc en vient à prendre le dessus ; de nombreux auteurs, qualifiés souvent d’avant-gardistes, publiés par P.O.L ou Al Dante, pratiquent ce travail visuel, cet investissement de la page à travers une réflexion sur la place du blanc et du noir : ainsi Olivier Cadiot (avec L'Art poétic') et Frédéric Léal, édités chez P.O.L, ou Christophe Tarkos (avec Ma langue), édité par Al Dante.

3. Le blanc iconique

42La relation du noir et du blanc dans l’espace graphique permet de faire image ; c’est notamment le cas avec les calligrammes et d’autres pratiques poétiques comme le spatialisme (représenté notamment par Pierre Garnier). Selon Jacques Dürrenmatt, cette « iconisation [est] rendue possible par la prise en charge de la page comme espace matériel » (2015 : 64-65). Avec le blanc, le poème est perçu comme un « espace pour l’œil ».20

43La dimension iconique du blanc de page est au cœur du dispositif ouvrant Le Jardin des Plantes de Claude Simon :

44Cette mise en page procède d’une double analogie, à la fois avec la composition en damier des toiles de Gastone Novelli21 et avec les brouillons, comme il l’explique dans un entretien :

J.-C. Lebrun : [... Qu'est-ce qui vous a conduit à effectuer ce choix formel, d'autant plus remarquable que vous êtes le seul, aujourd'hui, à vous y risquer ?
C. S. : Ça a été en regardant des feuillets sur lesquels j'avais pris des notes pêle-mêle. J'ai trouvé cette disposition, due parfois au hasard, assez plaisante, "parlante". Si vous voyez ce que je veux dire […] Cette disposition palliait dans une certaine mesure l'impossibilité où l'on est de dire en même temps des choses qui sont pourtant saisies ensemble, puisque l'écriture n'a qu'une dimension : la linéarité… »22

45Claude Simon pose là un rapport intéressant à l'avant-texte, aux « notes », la mise en page étant un moyen de restituer ce travail préliminaire, de rester proche des brouillons. Il affirme surtout « palli[er] dans une certaine mesure » – soulignant ainsi la relativité de ce rejet du linéaire – le défaut de la linéarité. Le travail autour du blanc iconique relève donc d’un rejet de la linéarité temporelle et causative et d’une volonté de spatialiser.

46Les ouvrages de Patrick Bouvet possèdent également cette dimension iconique. L’auteur travaille dans l’espace du livre avec les méthodes de la musique (le sampling) et des arts plastiques (le collage) ; il est considéré comme « un plasticien de l’écriture ».23 Chacun de ses livres aborde un des médias contemporains : la vidéo (In situ, 1999), la photographie de presse (Shot, 2000), la télévision (Direct, 2002), le jeu vidéo (Chaos Boy, 2004), la photographie de mode (Canons, 2007), et le cinéma (Pulsion lumière, 2012).

47Direct est un livre écrit en réaction au 11 septembre 2001, aux images ininterrompues en direct, confrontées aux montages réalisés par les médias, avec une volonté de rendre compte de ce traitement, de cette « usure » de l’événement par les médias, de la manière dont il n’a été rendu que par une centaine de mots ; pour rendre compte de ce traitement médiatique d’un événément, Patrick Bouvet a mis en place un dispositif graphique mimétique des dispositifs médiatiques du « direct ». C’est bien l'unité-page qui est pensée, avec un noircissement, assez faible, de certaines parties de la page qui changent au cours de l’ouvrage :

48Dans les premières pages, seul un bref pavé noir centré en bas de la page occupe l’espace graphique. Outre ce noircissement très partiel, la verticalité l’emporte sur la linéarité, dans la mesure où chaque ligne ne comprend que quelques syllabes provoquant une discordance entre phrase et ligne. Enonciativement, ces pavés sont rédigés au « je » avec des interrogations ponctuelles adressées à un « vous », et alternent des formules très factuelles (« un quatrième avion / s’est écrasé ») et des figures usées (« l’Amérique est pétrifiée »). On reconnait là, comme le confirme Patrick Bouvet lui-même, le style du présentateur d’un journal télévisé : « c’est l’homme-tronc, le présentateur comme je le vois dans ma télé », 24 qui donne les informations telles qu’elles lui arrivent, avec un point de vue limité, se borne à quelques commentaires clichés et s’adresse à ses envoyés spéciaux.

49Une seconde section de l’ouvrage se présente sous la forme de blocs alignés en haut à gauche, pour mimer les envoyés spéciaux qui « apparaissent toujours dans une fenêtre à gauche ou à droite de l’écran » (Bouvet). Le pastiche du style journalistique (prégnance des déictiques en accord avec le statut d’« envoyé spécial » sur les lieux) s’accompagne ainsi d’un mimétisme de l’écran télé par la page.

50Le noir langagier représente le corps de l’envoyé spécial. Noir et blanc ont ainsi une fonction iconique du dispositif médiatique du « direct » ; le discours signifie davantage par ce caractère iconique, par son signifiant graphique (un bloc de lettres disposé à tel endroit de la page-écran) que par le sens linguistique, stéréotypé et interchangeable. S’il n’y a pas de ponctuation noire dans ce livre, le noir des lettres devient une forme de ponctuation, où le graphisme l’emporte sur le signifié lexical. Ce travail de déblanchissement minimal de la page signifie le vide du discours médiatique.

51Un autre ouvrage de Patrick Bouvet, Shot, travaille à partir de fragments descriptifs qui représentent les légendes de photos (réelles ou imaginées) absentes dans le livre autour d’événéments du XXème siècle qui tournent tous autour de faits divers : l’assassinat de JFK, le Heysel, l’automutilation chez l’artiste Gina Pane, Hiroshima…

52Les déictiques poussent à s’attarder sur le blanc qui entoure le texte, mais plus sûrement à sortir de l’œuvre, de la page, pour aller puiser dans la mémoire collective – sur le principe de l’exophore mémorielle : les descriptions renvoient en effet à des photographies (absentes de l’œuvre, mais présentes dans la mémoire discursive). Le blanc prend ainsi une dimension intermédiale et iconique, convoquant d’autres pratiques artistiques, en l’occurrence la photographie, mais sur le mode de l’ellipse. Le blanc iconique devient ici un substitut à l’image photographique.

53Dans ces deux ouvrages de Patrick Bouvet, l’intermédialité exemplifiée par le rapport entre blanc et noir passe aussi par une convocation de l’interdiscours médiatique, ouvrant ainsi sur la dimension dialogique du blanc.

4. Blanc dialogique

54Le blanc peut également être envisagé comme un indicateur graphique d’énonciation, participant à la mise en page du dialogue (blanc dialogal), en association avec les guillemets et les tirets (Tonani : 2009), offant une mise en espace qui permet de visualiser la polyphonie, qu’on pouvait déjà observer dans Le Jardin des Plantes de Claude Simon (blanc dialogique).

55Pour reprendre Direct de Patrick Bouvet, on rencontre toute une section qui constitue « une sorte de patchwork, de montage de gens qui témoignent, ouvrant sur une polyphonie, voire une cacophonie » (Bouvet, 2010 : 66) :

56Michel Butor, déclare de son côté, utiliser les différentes possibilités de marge afin de créer une « orchestration », invoquant les modalités différentes de l’écriture selon que l’on a un trio ou un quatuor :

Dans un livre comme Mobile, par exemple, il y a une utilisation de 5 marges différentes ; dans un autre il y en a 7 et, dans un autre encore, 3. Le seul fait d'utiliser 3 ou 5 marges donne des possibilités d'orchestration complètement différentes, parce que les possibilités de contraste qui existent entre les parties du texte ne sont pas les mêmes si j'ai 4 dimensions de paragraphes ou si j'en ai 3. Le texte entier va donc avoir des significations différentes, exactement comme on n'écrit pas la même chose avec un trio ou avec un quatuor (Butor, 1972, 20-21)

57Chez Fred Léal, dans Le Mont perclus de ma solitude, on observe un procédé analogue. La dispersion de l’origine des instances énonciatives est traduite par un éclatement de la linéarité. Le blanc dialogique, accompagné d’autres phénomènes de modulation comme la taille de la police, le gras ou l’italique, intervient comme démarcateur énonciatif.

58On retrouve par ailleurs l’absence de certaines marques personnelles, comme si le blanc accompagnait une nouvelle fois la disparition des indices explicites de personne, contribuant à un relatif effacement et effet d’impersonnalité (« as l’air déçu », « sais ce qu’il raconte »). C’est bien toujours la complémentarité du noir et du blanc qui crée l’effet dialogique, comme dans We are l’Europe de Jean-Charles Massera (Verticales, 2009), ouvrage qui propose des chapitres d’une ou deux phrases laissant majoritairement place au blanc, chapitres monologaux qui trouent le flux polyphonique du restant du livre.

5. Blanc emphatique

59Les blancs apparaissent souvent en présence d’autres absences comme celle des verbes ou tout ce qui relève de la détermination, et favorisent les réagencements communicatifs (emphase, tournures impersonnelles). Michel Collot, dans « La syntaxe nominale dans la poésie française », après avoir décrit les enjeux temporels, énonciatifs, logiques de ces blancs, allait déjà dans ce sens :

Cette absence de liens logiques, topologiques, ou chronologiques entre les énoncés est rendue sensible au premier coup d'œil par l'importance des blancs qui diffractent sur la page les éléments du poème. Mais ces blancs constituent aussi l'espace potentiel où les mots peuvent nouer des rapports d'un autre ordre. Ils assurent une fonction de ponctuation rythmique, aussi bien pour l'oeil que pour l'oreille (1992 : 110).

60Le blanc permet ainsi de mettre en valeur un élément noir, soit parce qu'il occupe un lieu paginal ou marginal inhabituel, soit parce qu'il est placé en bout d'une ligne qui est graphiquement (voire syntaxiquement) incomplète (un blanc de fin de ligne ou de marge a une dimension emphatique car il attire l'attention sur le mot placé en position finale). Michel Butor avait identifié cela :

Dans le paragraphe, les signes qui indiquent le début et la fin d'une phrase, c'est-à-dire la majuscule, pour parler comme les écrivains, au début de la phrase et le point à la fin sont, en quelque sorte, redoublés, accentués, par le fait qu'ils sont précédés ou suivis d'un blanc. Les signes extérieurs de la structure grammaticale de la phrase sont accentués par le paragraphe. (1972 : 15) Dans le mouvement de la lecture, le traitement des blancs fait ressortir certains mots plus que d'autres ; on obtient donc le même effet que s'ils étaient d'un corps plus grand (1972, 18).

61Et Michel Favriaud parle de l'« accentuation visuelle » permise par le blanc :

Le blanc […] est le signe majeur de l'accentuation visuelle. La dimension d'un blanc autour d'un segment, la situation du segment dans l'espace de la page sont facteurs d'accentuation. Le rythme visuel a deux caractéristiques essentielles. Il accentue non pas une syllabe mais un segment discursif (à tout le moins un mot) qui peut aller jusqu'à la dimension du vers. (2004 : 21).

62Dans les extraits cités précédemment de Patrick Bouvet, on constate par ailleurs une complémentarité entre extraction visuelle, graphique, réalisée par le blanc et emphase verbale : extractions (« c’est le pire acte / terroriste / qui se soit déroulé sur le territoire / américain « , « c’est la liberté / qui a été attaquée / ce matin », p. 11 et P. 56) ; dislocation (« la tragédie / que nous avons vécue // nous n’aurions pu / l’imaginer / dans nos pires cauchemars » p. 57).

63Le blanc apparaît donc comme un opérateur d'extraction, au double sens linguistique du terme : dans un premier temps, il renvoie à l’un des procédés de mise en relief, d'emphase (avec la dislocation et l'accent d'insistance), qui se manifeste notamment par le clivage ; dans le cas de l'extraction, l'information nouvelle, l'élément rhématique est posé et mis en emphase par le présentatif (« c'est [posé] qui [présupposé] » dans la clivée ; « ce que [présupposé], c'est [posé] » dans le pseudo-clivée). Dans un second temps, il peut désigner une « dynamique énonciative », comme le propose par exemple Sabine Pétillon dans Les Détours de la langue. Etude sur la parenthèse et le tiret double. Il s'agit d'une « dynamique paradoxale de soulignement », l’extraction faisant ressortir « une double hiérarchisation » : celle de la syntaxe (les éléments accessoires sont des satellites) et celle de l’énonciation (qui fait saillir les accessoires syntaxiques) (181-182).25

64Chez Nathalie Quintane, dans Début (1999), on observe ce genre de gestes, énonciativement forts, relèvant d'une forme de mise en relief, d'emphase, de modalisation :

65La linéarité existe mais elle est comme trouée par deux immenses blancs qui occupent la majorité des pages de gauche et de droite : il y a bien mise en relief du mot « loin » (en haut à droite) et aussi sans doute une forme d’exemplification graphique de cette vision de loin.

Conclusion

66Au terme de cette première exploration du (ou des) blanc(s) dans la littérature contemporaine, il apparait que les usages se sont nettement étendus à la prose depuis une cinquante d’années. L’investissement des espaces blancs comme le blanchissement des espaces habituellement noircis reste tout de même cantonné, pour des raisons éditoriales ou littéraires, à des œuvres relativement expérimentales, en particulier des œuvres qui ne se satisfont pas des frontières génériques entre prose et poésie.

67En réunissant quelques oeuves afin de lier espace graphique et geste énonciatif, plusieurs éléments semblent émerger de manière privilégiée qui permettent d’aller chercher les effets de sens du côté des dimensions générique, iconique, dialogique, ou emphatique.

68Nous avons essayé dans les pages qui précèdent de donner à voir un certain nombre d’œuvres pour souligner la diversité des modes de mise en jeu des blancs et des enjeux littéraires afférents. L’objectif est modeste et s’inscrit dans le projet d’ensemble de ce collectif qui est de proposer une première approche de corpus variés afin d’établir des liens ou des spécificités entre les différents corpus convoqués.

69Les gestes consistant à ne pas noircir ou à blanchir ont des implications épistémologiques riches, en particulier sur la manière dont le blanc permet une « migration des sens » (Pulcinelli-Orlandi, 1996 : 30) offrant une réponse poétique et politique à la « sensure » (Bernard Noël), cette manière dont l’excès de langage, le flot verbal, génère un vide de la pensée à l’opposé du vide ouvert à la réflexion et à la création.

    Notes

  • 1 Michel Costantini le rappelle : « la surface vide, la surface où rien ne s'inscrit n'est pas d'emblée blanche, elle est couleur d'argile, rouge-orangé » (dans Ellipses, blancs, silences, p. 48).
  • 2 Flusser V. (1996), Les Gestes, Al Dante, 2014, p. 43
  • 3 Le blanc est, selon Meschonnic, « une absence de signe de ponctuation » tout en n'étant pas « une absence de ponctuation » (1982 : 72) ; il relève de la ponctuation mais en tant qu'« absence de signe graphique de ponctuation » (2000 : 209).
  • 4 Eléments que S. Bikialo propose de nommer « énoncé éditorialisé » (2016).
  • 5 Analysée par Ugo Dionne (2008).
  • 6 Voir notamment Rêves d’histoire, Philippe Artières, Gallimard, coll. « Verticales », 2014.
  • 7 Privat J-M., « Entre les lignes », Captures volume 2, n°2, Novembre 2017. http://revuecaptures.org/node/942/#footnoteref1_cyl44ch
  • 8 Cnokaert V., « Imaginaire de la ligne. Quand elle joue sur plusieurs tableaux », Captures volume 2, n°2, Novembre 2017. http://revuecaptures.org/article-dune-publication/imaginaire-de-la-ligne-quand-elle-joue-sur-plusieurs-tableaux
  • 9 Correspondance privée, mars 2015.
  • 10 Claudel P., « Réflexions et propositions sur le vers français », Positions et propositions, Œuvres en prose, Pléiade, 1965, p. 3-4.
  • 11 Selon P. Cappeau et M.-N. Roubaud, Enseigner les outils de la langue avec les productions d'élèves, Bordas, 2005, p. 12. Ils parlent de « sous-segmentation » dans des cas comme « chémoi ».
  • 12 M. Favriaud (2004) ; Eliane Formentelli s'interroge sur cela dans son article sur le blanc chez Pierre Reverdy, « Présences du blanc, figures du moins », dans L'Espace et la lettre dirigé par A.-M. Christin (1977) : elle montre que le blanc était premier et qu'il y a eu un travail de « noircissement » de Reverdy d'une étape génétique à l'autre.
  • 13 Gallimard, « Poésie », 1980, p. 301.
  • 14 Voir en particulier M. Favriaud, Le Plurisystème ponctuationnel français à l’épreuve de la poésie contemporaine
  • 15 Voir pour une synthèse S. Bikialo et J. Rault, « Ponctuation, rythme et espace graphique », dans La Ponctuation à l’aube du XXIème siècle (dir. A. Gautier, S. Pétillon et F. Rinck), Lambert Lucas, p. 177-198.
  • 16 P. Claudel, « La philosophie du Livre » [1925], dans OEuvres en prose, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 76-77.
  • 17 B. Noël, L'Espace du poème, P.O.L, 1998, p. 66.
  • 18 Cité par Leblanc (1998 : 97).
  • 19 Le blanc a (d'abord) une existence rhétorique, comme « figure », ce dont témoigne d'ailleurs le recueil Ellipses, blancs, silences (PU Pau, 1992) où il est question du blanc dans les arts, en littérature. L’ellipse intervient aussi dans la dimension narrative, comme le montre le fameux blanc de L'Education sentimentale, commenté par Proust : « A mon avis la chose la plus belle de L'Education sentimentale, ce n'est pas une phrase, mais un blanc » (La Nouvelle Revue Française, 1er janvier 1920).
  • 20 Mallarmé propose, dans Un Coup de dés, d'envisager le poème comme un espace pour l'œil et une partition pour l'oreille : voir « Préface », Un Coup de dés, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 424. Voir plus haut la reproduction de l’ouvrage de Penck, avec le noir de « je suis une image » isolé sur le blanc de la page.
  • 21 Voir Isabelle Serça (1999).
  • 22 C. Simon, « Parvenir peu à peu à écrire difficilement », L'Humanité, 13 mars 1998.
  • 23 4ème de couverture de Pulsion lumière, éditions de l’Olivier, 2012.
  • 24 P. Bouvet, « A propos de Direct, L’Olivier, 2002 », entretien avec Jean-Charles Massera, dans It’s Too Late to Say Littérature, revue AH ! # 10, Université de Bruxelles, septembre 2010, p. 66.
  • 25 Sa spécificité énonciative est donc de signaler l’accessoirité syntaxique du X-décroché (donc la possibilité de son absence) tout en mettant en valeur sa présence (et son contenu sémantique), proposant une double lecture avec ou sans l’élément entre parenthèses. L’extraction met en scène la rencontre problématique entre un sujet écrivant et un mot qui n’intervient pas avec la même évidence que les autres, un « petit mot auquel je tiens » (p. 247).

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Publication details

Published in:

Lefebvre Julie, Testenoire Pierre-Yves (2019) Blancs de l'écrit, blancs de l'écriture. Linguistique de l’écrit Special Issue 1.

Paragraphs: 72

DOI: 10.19079/lde.2019.1.5

Referenz:

Bikialo Stéphane, Rault Julien (2019) „Les blancs dans le discours littéraire“. Linguistique de l’écrit 1.