1. Introduction
1L’objectif de cet article est de réfléchir aux spécificités des blancs présents dans certains écrits manuscrits à l’époque contemporaine. Cette réflexion part d’un constat : les principales descriptions linguistiques des blancs qui ont été proposées dans le champ francophone, selon différentes perspectives – sémiolinguistique (Catach, 1980, Anis, 1988, Favriaud, 2014), stylistique (Dürrenmatt, 1998, Tonani, 2010), historique (Laufer, 1884, 1985, Arabyan, 2012b) ou philosophique (Christin, 1995, 2000) – se sont toutes presque exclusivement fondées sur un certain type d’écrits, par leur statut sémiotique (des imprimés typographiques) et communicationnel (des textes édités). Or, certains manuscrits d’auteurs – spécifiquement les brouillons et tous les écrits qui donnent à voir la production d’un texte in statu nascendi – comportent, pour la question des blancs, des observables qui ne se rencontrent pas tels quels dans des textes édités. Si, comme il semble, ce type de documents présente des spécificités, une description linguistique des blancs de l’écrit se doit de les intégrer.
2La génétique des textes a depuis un demi-siècle considérablement enrichi la connaissance des manuscrits modernes et des ressorts de la production écrite, en élaborant des outils méthodologiques et conceptuels pour leur analyse. Si elle s’est souvent intéressée, à cette fin, à la topographie de l’écrit sur la page et aux rôles qu’y jouent les blancs1 c’est uniquement comme indices de l’activité du scripteur. De fait, il convient de distinguer le point de vue statique de la sémiolinguistique de l’écrit et celui dynamique de la génétique textuelle qui prend pour objet d’étude l’activité d’écriture observée via les traces laissées sur les manuscrits. Quand l’une s’attache à la description des écrits en tant qu’énoncés, l’autre les envisage du point de vue de l’énonciation. C’est dans cette seconde perspective que s’inscrit la présente étude dont l’objectif est de caractériser, du point de vue du processus d’écriture, certains blancs rencontrés dans des manuscrits.
3Notre étude portera exclusivement sur des manuscrits modernes, et plus précisément sur les manuscrits de création d’écrivains ou de savants des XIXe et XXe siècles. Ces écrits, conservés dans des fonds d’archives, ont un statut particulier : ce sont des documents de travail, à caractère privé, qui ne sont pas destinés en tant que tels ni à la transmission ni à la publication. Ils sont des témoins de la production d’un texte en cours d’élaboration. En cela, ils diffèrent des manuscrits de transmission établis par des copistes à l’époque médiévale ou à l’ère de l’imprimé, dont le texte est stabilisé. Nous nous concentrerons sur un corpus particulier qui a suscité l’interrogation à l’origine de cette étude, celui des manuscrits du linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913), mais nous le confronterons aux écrits d’autres écrivains.2
4Les deux approches que nous avons distinguées – statique et dynamique – fourniront les deux étapes de cette étude. Dans un premier temps, nous réfléchirons aux problèmes que posent, pour la description sémiolinguistique des blancs de l’écrit, les spécificités des manuscrits modernes. Le second temps sera consacré à la perspective processuelle : nous proposerons alors une typologie de certains blancs du point de vue de l’énonciation écrite.
2. Éléments pour une description des blancs des manuscrits
5Pour qui s’intéresse aux blancs dans un manuscrit moderne, la première réaction est celle de l’embarras. Sur une page manuscrite, le blanc paraît bien souvent à la fois omniprésent et insaisissable. On en fera rapidement l’expérience avec l’observation de la page ci-dessous :
6La note est issue du fonds d’archives du linguiste Joseph Vendryes. Elle fait partie d’un dossier consacré à une étude sociolinguistique sur les locuteurs du gaélique en Irlande après l’indépendance. Cette page, d’un point de vue visuel, ne pose pas de difficulté particulière : le tracé est lisible, l’écriture est linéaire, les ratures et les surcharges y sont peu nombreuses. Quant aux blancs, ils semblent à peu près partout : la continuité du tracé manuscrit donne l’impression qu’ils s’immiscent à tous les niveaux de la page, depuis chaque signe inscrit jusqu’au niveau macro-textuel.
7Dans ce cas précis, qui n’a pourtant rien d’exceptionnel, il n’est pas toujours aisé d’établir des frontières nettes entre les différents types de blancs habituellement discriminés sur la base des imprimés. Ainsi en va-t-il de l’opposition, proposée dans ce numéro, entre blancs de mise en texte (ou blancs liés au à l’apport) et blancs de mise en page (ou blancs liés au support). Les blancs de mise en texte se définissent comme des organisateurs textuels qui, en production comme en réception, concourent à la construction du sens : ce sont les blancs qui séparent les unités du texte (mots, phrases, paragraphes, chapitres, etc). Les blancs de mise en page, inversement, s’imposent au scripteur et ne sont pas pris en compte dans la linéarité de la lecture : ce sont par exemple les interlignes et les marges.
8Même les catégories en apparence simples et stabilisées, comme le blanc interlinéaire, se trouvent perturbées du fait de l’irrégularité des lignes d’écriture ou des insertions. Par exemple, dans la détail ci-dessous (figure 2), combien de lignes d’écriture, et dès lors de blancs interlinéaires ? Faut-il considérer que l’espace entre « De 1891 à 1901 » et « De 1881 à 1891 » et entre « (dont 200 129 hommes et » et « 230 886 femmes » constituent le même blanc interlinéaire ? Rien de moins sûr. Cette rapide expérience invite à formuler quelques remarques sur ce qui fait la particularité des blancs dans un manuscrit moderne.
2.1. Deux paradigmes pour la description des blancs
9Pour peu qu’on veut en faire une notion opératoire, le blanc n’est évidemment pas le support, mais la rencontre entre le support et l’apport. Il se définit par rapport au texte inscrit, en hiérarchisant les unités inscrites sur la page. Une question centrale pour le traitement des blancs est le statut que l’on donne à ces unités. De ce statut dépendent les deux grandes approches qui ont été développées :
- La première fait primer la dimension linguistique. Dans cette perspective, les unités discriminées par les blancs sont traitées comme des unités de discours et les blancs sont intégrés dans le domaine de la ponctuation. C’est la voie inaugurée par Nina Catach qui a commencé à intégrer, bien que timidement, le blanc à la description de la ponctuation (Catach, 1994 : 93). Elle a été poursuivie par les travaux de Michel Favriaud (2004, 2011, 2014 et dans ce numéro) qui décrit la « ponctuation blanche » comme le volet d’un plurisystème, volet qui comprend lui-même différentes marques. Dürrenmatt (2015) intègre lui aussi les blancs parmi les ponctuants mais sans leur réserver une place à part puisqu’il adopte une typologie fonctionnelle de la ponctuation. La perspective phonographique ainsi représentée insiste sur le rôle syntaxique et sémantique du blanc dans l’énoncé et sur ses différents effets : extraction, modalisation, polyphonie…
- La seconde approche fait primer, quant à elle, la dimension sémiotique : les unités discriminées par les blancs sont traitées comme des unités visuelles. C’est la perspectives autonomiste adoptée par Jacques Anis qui définit les blancs comme des « topogrammes » entendus comme des « signes auxiliaires qui concourent à la production de sens » (Anis, 1988 : 116). Cette définition délibérément large inclut à la fois les ponctuants blancs et noirs mais aussi ce que Michel Favriaud appelle la ponctuation grise ou ce qu’on appelle plus communément les topogrammes ou les ponctuants liés (italique, taille de la casse) et les conventions typographiques (filets, culs de lampe…) parmi lesquelles se rangent certains blancs, comme les alinéas ou les blancs de paragraphes. L’acception des « topogrammes » d’Anis ne sépare donc pas les blancs ponctuant des blancs de support que distingue l’approche phonographique. Dans la perspective autonomiste d’Anis, le blanc est inclus, sans recours à la terminologie linguistique, dans un ensemble sémiotique plus large. Une option similaire est adoptée par Anne-Marie Christin qui, selon une optique différente, emprunte une notion à l’histoire de l’art pour décrire les blancs : celle d’intervalle. Dans la perspective d’une approche iconique de l’écriture, qui rende compte de l’expérience de l’idéogramme, Christin propose les notions de « figure » et d’« intervalle » entendue comme l’espace qui sépare deux figures dans un tableau (v. Christin, 2000 : 39 seq.) La notion a son utilité dans le cas de certains manuscrits d’écrivains car elle permet de décrire les blancs qui relient des signes linguistiques et des signes relevant d’autres systèmes sémiotiques que celui de la langue – traits, flèches, dessins… – pour lesquels la notion de ponctuant utilisé par l’approche phonographique est évidemment inopérante.
10Ce partage – trop schématique – rejoint la partition traditionnelle entre traitement phonographique et autonomiste de l’écrit. Il donne à voir, au sujet des blancs, la difficulté structurelle que la double caractéristique des signes écrits – linguistique et visuelle – pose à l’analyse. Il fait également émerger deux positions, continuiste et discontinuiste, dans le traitement du rapport entre blancs liés à l’apport et blancs liés au support.
2.2. Spécificités sémiotiques des blancs manuscrits
11Le statut sémiotique du blanc n’est pas identique dans un écrit manuscrit et dans un imprimé typographique. Le blanc de l’imprimé est, d’un point de vue typographique, non pas un caractère mais un signe typographique (Arabyan, 2012a : 28). Il est donc normé : l’espace se mesure en cadratin, demi cadratin, quart de cadratin… Il en va de même des blancs de support : les marges sont réglées et obéissent à des conventions typographiques, par exemple celle qui veut que les marges intérieures, aussi appelées le petit fond, doivent être inférieures au grand fond, c’est-à-dire aux marges extérieures. En outre, que ce soit en typographie traditionnelle ou en typographie informatique, les blancs sont le résultat d’une activité du scripteur : pression de l’espace, pression de la touche espace ou de la touche entrée du clavier.
12Dans un manuscrit, en revanche, la taille du blanc est soumise à la variabilité. Surtout, elle n’est pas la trace d’une activité d’écriture, mais précisément l’absence de trace sur une portion de l’espace graphique de la page. Cette absence de trace est aussi le témoin d’un ductus, d’un rythme d’écriture, toujours singulier. Du point de vue de leurs caractéristiques graphiques, on peut donc dire, en adoptant la typologie de Peirce, que le blanc de l’imprimé typographique relève du symbole alors que le blanc du manuscrit est un indice, c’est-à-dire un signe affecté par l’objet qu’il dénote, en l’occurrence la main de celui qui écrit.3 Cette valeur indicielle des blancs de l’écriture manuscrite est ce qui les rendent si variables d’un manuscrit à l’autre quand les propriétés des blancs de l’imprimé sont indépendantes des scripteurs (invariabilité des graphèmes, linéarité horizontale stricte, longueur prédéterminée de la ligne, pré-remplissage rectangulaire du tableau qu’est la page). La différence entre la manuscription et la production typographique induit des différences d’ordre sémiotique qui expliquent que certains types de blancs observables dans les manuscrits (v. infra 3.3) sont inenvisageables dans l’écriture sur traitement de texte.
2.3. Instabilité des manuscrits modernes
13Une autre spécificité du manuscrit moderne à prendre en compte est l’instabilité des repères traditionnellement utilisés pour la description des blancs. L’essor de l’imprimerie change, on le sait, le regard posé sur l’écriture manuscrite : avec la circulation du livre, l’imprimé devient un objet social et le manuscrit moderne un objet privé. La plasticité permise par l’écriture manuscrite et son cantonnement progressif dans la sphère privée ont conduit certains scripteurs à investir le manuscrit comme un espace de liberté où il est loisible de s’affranchir des conventions formelles ou typographiques.4 Or, l’affranchissement des normes de l’écrit imprimé dont témoignent certains manuscrits – absence de ligne d’écriture ou de marge, orientation différente des lignes d’écriture, éclatement des signes graphiques sur l’espace de la page – ôte au descripteur ses repères d’analyse habituels. Pour parler de blanc interlinéaire, intralinéaire ou de blanc marginal, encore faut-il avoir des lignes d’écriture ou des marges. Pour parler de blanc horizontal ou de blanc vertical, encore faut-il avoir une organisation bidimensionnelle de la page. L’instabilité du texte qui caractérise certains brouillons induit l’instabilité des blancs qui le structurent et le hiérarchisent.
14Les cas les plus extrêmes sont, par exemple, les pages de Bataille (v. Grésillon, 1994 : 67 et seq.) où l’éclatement et la superposition des signes sur l’espace de la page rend inopérante toute distinction entre blanc interlinéaire et intralinéaire. Même dans des cas plus normés, où des lignes d’écriture sont identifiables, des dispositions tabulaires peuvent poser des difficultés pour décrire les blancs qui articulent les différentes unités de discours. L’opération est d’autant plus difficile, comme ici dans le cas de cette de page de Queneau (figure 3), quand l’espace de la page fait cohabiter différents systèmes sémiotiques : signes verbaux, dessins, chiffres, etc. (v. supra 2.1).
15Une autre notion particulièrement problématique dans le cas du manuscrit moderne est celle de l’espace blanc marginal. L’exploitation qui est faite des espaces marginaux dans les manuscrits modernes s’inscrit dans l’histoire longue de l’organisation de la page en occident (v. Demarcq, 1999). Si certains écrivains saturent entièrement l’espace de la page de signes écrits, la plupart ménagent une ou plusieurs marges comme espace d'annotation. Cette pratique, qui est directement liée à la tradition médiévale de la glose, construit la marge comme un espace de retour sur le texte en train de s’écrire, espace destiné à accueillir les ajouts, les corrections, les commentaires. Cette fonction métadiscursive de l’espace marginal est exploitée de façon très différente d’un écrivain à l’autre et elle peut même varier, chez un écrivain, d’un dossier à l’autre (v. Neef, 1989). Quelles que soient les fonctions assignées aux insertions marginales, leur présence suffit à modifier le statut de l’espace blanc des marges. Un exemple simple extrait du dossier génétique de Madame Bovary (figure 4), permettra de s’en rendre compte :
16La transcription fait cohabiter deux couleurs : le noir code la première
strate d’écriture, le bleu étant réservé pour les ajouts postérieurs
situés soit à l’interligne, soit dans les marges. Les annotations
marginales ne sont ici reliées au texte central par aucun signe –
becquet, flèche, trait, appel de note – comme cela arrive parfois. Seul
un espace blanc met en relation ces annotations et les segments du texte
central auxquels ils se rapportent. Ainsi, pour prendre l’exemple de la
première insertion marginale de cette page, le syntagme « les mains
vides » est en relation avec « les gens rentrés, les coudes en
dehors, le derrière tendu » et « la tête les mains
vides » qu’il remplace. Cette relation questionne le statut de
l’espace blanc qui les sépare. Si le blanc de marge est, à juste titre,
rangé parmi les blancs de mise en page puisqu’ils
ne participent pas à la construction du sens, l’insertion marginale
transforme le blanc qui la sépare du texte central : celui-ci se trouve
pris en compte au moment de la lecture. Cette intégration du blanc
marginal dans la cursivité de la lecture inviterait par conséquent à le
ranger parmi les blancs de mise en texte.
Cependant, la linéarisation d’un segment de la marge par l’inscription
marginale n’invalide pas le fait que cet espace blanc reste imposé par
le support et le texte déjà inscrit. On s’aperçoit dès lors que, pour le
blanc qui sépare « les mains vides » de « les gens rentrés, les
coudes en dehors, le derrière tendu », la frontière entre blancs de mise en texte et blancs de mise en page s’avère problématique.
17Une autre mise à l’épreuve de ce type de blanc vient de ce que certains scripteurs détournent l’espace marginal. Nous ne donnerons que deux exemples, atypiques mais révélateurs du jeu sur l’espace blanc que permet l’écriture manuscrite. Le premier est celui de Stendhal, dont Jacques Neefs (1986 et 1989) a montré l’usage singulier qu’il fait des marges. Stendhal partage les pages de ses manuscrits en deux espaces clairement distincts : un canton central est réservé au texte en train de se faire et l’espace des marges accueille « les multiples notations sur l’activité d’écrire, la date, l’heure, le temps qu’il fait, les aventure « privées », les associations d’idées et d’émotions, les remarques de plan, de longueur, de vitesse, de commentaires sur les personnages ou l’épisode, et sur l’auteur surtout » (Neefs, 1989 : 74).5 La confrontation de ces deux discours crée des effets de dialogisme constitutifs de l’écriture stendhalienne. Leur progression parallèle donne aussi lieu à des agencements paradoxaux de l’espace graphique. Ainsi le manuscrit de Lucien Leuwen contient des pages où la marge anticipe de façon programmatique sur le texte à venir (figure 5). Stendhal écrit dans la marge de gauche le résumé d’un épisode qu’il prévoit d’écrire dans le corps central de la page laissée blanche. Le texte qui ne sera finalement jamais rédigé aboutit de fait à une inversion des espaces blancs et noirs de l’organisation traditionnelle de la page.
18Le second exemple est celui de Ferdinand de Saussure qui, dans ses manuscrits consacrés aux anagrammes, porte une attention extrême à l’organisation de l’espace graphique (v. Saussure, 2013 et la contribution d’Arabyan dans ce numéro). Ces notes « rédigées comme en vue d’un lecteur » (Saussure in Jakobson, 1971 : 16) témoignent d’une gestion calculée de l’espace marginal. Ainsi en va-t-il dans cette double page adressée à Antoine Meillet (figure 6), où chaque calage de la marge de gauche joue un rôle précis dans la démonstration.
19Les déplacements de l’alignement du texte à gauche, loin d’être anarchiques, s’effectuent à mesure que progresse l’analyse des anagrammes du passage sélectionné. Chaque décalage de l’espace marginal vers la droite correspond de fait à une focalisation plus précise de l’analyse : le « mot-thème » (les flèches bleues), les syllabes (les flèches vertes), les différentes occurrences de ces syllabes (les flèches oranges), les caractéristiques de chaque occurrence (la flèche rouge). L’écriture de ces notes s’effectue selon un mouvement de la gauche vers la droite sur l’axe horizontal de page qui accompagne une démonstration qui va du général au particulier. Le blanc marginal gagne l’espace du manuscrit à mesure que l’étude se spécialise.
20Dans cette même liasse de notes adressées à Antoine Meillet, Saussure pousse plus loin le jeu sur la plasticité des marges :
21Saussure part ici du constat d’un exemple défectueux d’anagrammes pour formuler une objection qui porte sur l’ensemble de l’hypothèse anagrammatique, en grignotant ligne après ligne la marge de gauche. Le dispositif graphique est visiblement calculé : « si vous suivez ces lignes pas à pas » est-il écrit à l’adresse de Meillet. Il présente des similitudes avec des dispositifs anciens, dont possiblement il s’inspire, comme celui de la Syrinx, ce poème en forme de flûte de Pan attribué à Théocrite. La réduction à chaque ligne de la marge de gauche a pour effet de désorienter les habitudes de lecture : elle force le lecteur à prendre en compte cet espace blanc de la marge. Le dispositif graphique tend à nouveau à transformer le blanc de mise en page qu’est l’espace marginal en blanc de mise en texte.
22Ces quelques exemples, en poussant à leur paroxysme certaines potentialités de l’organisation de la page, donnent matière à réfléchir sur l’une des spécificités des blancs manuscrits. Les dossiers génétiques des écrivains révèlent que, si chaque scripteur s’approprie les normes typographiques de son temps,6 c’est avant tout pour les ajuster à ses besoins, en les détournant si nécessaire. De ce fait, la frontière entre blancs de mise en texte et blancs de mise en page qui paraît stabilisée dans les imprimés standard, se trouve plus souvent mise à l’épreuve dans les manuscrits. Cette tension entre blancs de mise en texte et blancs de mise en page ne tient pas seulement à la plasticité permise par l’écriture cursive : elle est plus fondamentalement l’indice que si, textualisation et spatialisation de l’écrit ont toujours été de pair, l’époque moderne accorde un rôle majeur aux blancs dans la construction de l’« espace graphique » des textes.7
3. Les blancs du point de vue du processus d’écriture
23La génétique textuelle porte sur les écrits un regard processuel : elle fait du manuscrit le point de départ pour reconstituer ou interpréter une activité d’écriture. Le généticien effectue un trajet qui va du produit écrit au processus d’écriture : il suit, à cette fin, une méthode consistant à convertir les paramètres spatio-visuels du manuscrit en données temporelles. Les signes présents sur l’espace de la page sont ainsi interprétés en une suite d’opérations d’écriture, chronologiquement orientée. La topographie des signes écrits, les ratures, les flèches, la couleur ou la forme du tracé, etc. : tout ce qui est sur le manuscrit concourt à la reconstitution du processus d’écriture. C’est dans cette perspective que les blancs sont également mobilisés comme données relatives à la genèse d’un texte.
24Les blancs intralinéaires constituent, en particulier, des traces instructives sur le processus d’écriture : ils sont interprétés comme des indices d’un moment de pause dans l’activité motrice de la main qui écrit. La littérature critique sur les manuscrits envisage ces blancs principalement en relation avec des phénomènes d’interruption d’écriture. C’est, par exemple, la manière dont ils sont abordés dans les études de Lebrave (1986) ou de Grésillon, Lebrave & Viollet (1990). Jean-Louis Lebrave (1986) propose de remplacer les notions d’achèvement et d’inachèvement du texte – qu’il juge, avec raison, téléologiques et dès lors incompatibles avec la représentation que la critique génétique se fait du processus d’écriture – par la notion d’« écriture interrompue ». L’interruption, souligne-t-il, est constitutive de l’activité d’écriture : tout texte un tant soit peu développé a nécessairement été élaboré par un processus d’alternance d’interruptions et de reprises. Les phénomènes d’interruption dans l’écriture occasionnent des moments de retour sur le texte déjà écrit qui peuvent être la source de corrections ou de restructurations. Les alternances d’interruptions et de reprises vont de pair avec l’alternance des postures du scripteur – posture de scripteur et posture de lecteur de son propre écrit – qui sont essentielles dans le processus de textualisation.
25Les interruptions, plus ou moins longues, peuvent intervenir aussi bien pendant une phase de travail qu’entre deux phases de travail. Si les manuscrits ne gardent pas la trace de tous ces arrêts, notamment de toutes les micro-interruptions à l’intérieur d’une même phase de travail, ni ne fournissent de données sur leur durée, plusieurs types d’indices permettent néanmoins d’identifier la présence ou non d’une interruption et ses effets sur le texte. Ainsi en va-t-il de l’emplacement des corrections sur l’espace de la page qui fournit la distinction, établie par la critique génétique, entre « variantes d’écriture » et « variantes de lecture ».8 Les premières lignes d’un manuscrit de Proust serviront à illustrer cette distinction :
Le J’étais couché depuis une heure environ. Le jour
n’
avait pas encore tracé audessous des rideaux de ma fenêtre
cette
dans la chambre là où nous imaginions à l’endroit
la commodeligne blanche qui
dans l’obscurité de la chambre
cette ligne blanche endessous de laquelle court s’installer
se placer
26Les remplacements qui sont effectués sur la ligne d’écriture peuvent légitimement être interprétés comme ayant été produits dans le fil de l’écriture : ce sont les variantes d’écriture. Le remplacements du « Le » initial par « J’ », de « audessous des rideaux de ma fenêtre cette ligne blanche qui » par « dans l’obscurité de la chambre » et de « s’installer » par « se placer » rentrent dans cette catégorie car rien ne laisse supposer une interruption entre la rature des segments jugés mauvais et l’ajout sur la ligne de l’élément de substitution. Inversement, les remplacements hors ligne – à l’interligne ou en marge – sont les indices d’opérations effectuées par le scripteur après une pause, dans un moment de relecture du déjà écrit : ce sont ce qu’on appelle les variantes de lecture. C’est le cas du remplacement de « dans l’obscurité de la chambre » par « dans la chambre où nous imaginions la commode ». L’emplacement du fragment de remplacement dans l’espace interlinéaire invalide l’hypothèse d’une correction immédiate qui, en toute logique, aurait été sur la ligne. Il a nécessairement été produit après que les lignes aient été écrites, vraisemblablement dans un moment de relecture.
27Les manuscrits qui présentent des zones de signes écrits clairement distinctes fournissent d’autres indices d’interruption. Les blancs séparant les différents blocs textuels, comme sur cette page de Francis Ponge (figure 9), correspondent à autant de transitions entre deux moments de travail. La reconstitution de l’ordre d’écriture de ces blocs intègre alors les blancs comme les traces d’une interruption suivie d’une reprise : une pause entre deux étapes d’écriture.
28L’interruption du processus peut également être inférée lorsque le manuscrit présente des phrases ou des fragments textuels incomplets. Le cas n’est pas rare : les dossiers génétiques de nombreux écrivains attestent d’abandons du texte en train de se faire, dont certains sont définitifs tandis que d’autres servent à engager une nouvelle campagne d’écriture. Dans ce cas, l’interruption est interprétée d’après la conjonction de paramètres graphiques (un blanc intralinéaire) et de paramètres linguistiques (une structure syntaxique laissée en suspens).
29Les trois exemples donnés ici – variantes de lecture, transitions entre zones d’écriture, phrases ou énoncés incomplets – mettent en lumière le rôle majeur joué par la topographie des signes écrits et donc par les blancs dans l’identification des phénomènes d’interruption. Si cette relation entre blanc et interruption est fondamentale d’un point de vue génétique, elle doit être précisée car elle n’est pas bi-univoque. En effet, toute interruption d’écriture ne laisse pas nécessairement la trace d’un blanc sur le manuscrit – les interruptions non visibles sur le manuscrit sont par essence inaccessibles au généticien. Et l’inverse est également vrai : tout blanc intralinéaire n’est pas nécessairement la trace d’une interruption d’écriture. Ce que nous voudrions montrer c’est que certains blancs intralinéaires sur les manuscrits ne peuvent précisément pas être interprétés comme des indices d’interruption. Nous nous appuierons pour cela sur le cas des manuscrits de travail laissés par Ferdinand de Saussure.
3.1. Les blancs des manuscrits de Saussure
30Le corpus des manuscrits de Saussure, conservé pour l’essentiel à la Bibliothèque de Genève, présente une particularité : il est majoritairement composé d’écrits n’ayant pas débouché sur une publication. Comme Saussure a peu publié de vivant, ses manuscrits contiennent peu d’« avant-textes » d’œuvres éditées ; ils se composent essentiellement de notes de recherche et de projets d’ouvrage – au moins une demi-douzaine d’esquisses de livres – jamais menés à terme. Pour reprendre la terminologie de Lebrave, Saussure est donc un spécialiste en matière d’« écriture interrompue » et cette spécialité est à relier à l’une des particularités formelles de ses manuscrits : la présence fréquente de blancs intralinéaires qui trouent littéralement les énoncés ou les laissent en suspens.
31Cette particularité été relevée depuis longtemps par à peu près tous ceux qui se sont penchés sur ces manuscrits. Le premier d’entre eux, Robert Godel, note que « souvent la phrase, plus d’une fois recommencée, reste en suspens ; un mot, parfois un mot essentiel, est laissé en blanc ; par endroits, l’ordre même du texte ne se révèle qu’à une recherche patiente » (Godel, 1957 : 36). Rudolf Engler se place, quant à lui, d’un point de vue uniquement philologique en parlant, non pas de blancs, mais de « lacunes dans le texte » (Englerin Saussure, 1974 avant-propos). Claudine Normand est la première à s’intéresser en détail au fonctionnement de ces blancs en leur consacrant, dans les années deux mille, un article entier. Elle refuse, à juste titre, l’approche psychologisante qui lierait ces blancs au topos romanesque du « drame de la pensée » de Saussure expliquant son silence éditorial.9 Selon cette interprétation, ce serait la même inhibition vis-à-vis de l’écriture voire vis-à-vis de tout métalangage – l’« horreur maladive de la plume » dont Saussure se plaint (Saussure in Starobinski, 1971 : 13) – qui se manifesterait dans ces blancs intralinéaires et dans l’inachèvement de ces travaux. Claudine Normand propose une interprétation de ces blancs comme des traces du rythme de la voix intérieure à l’œuvre dans l’écriture :
Bien loin qu’ils correspondent à des vides je vois ces blancs comme des « traces orales » marquant la présence de vocalisations intérieures qui sous-tendent la verbalisation de la parole et de la graphie et s’insèrent dans la prosodie, alors même que le mot peine à se concrétiser, à se découper entre les « deux masses amorphes ». Normand 2006 89
32Plus récemment, Irène Fenoglio s’est également interrogée sur le rôle des blancs dans les écrits saussuriens en les confrontant à d’autres fonds d’archives : elle les identifie comme « un trait idiosyncrasique qui signe une manière de travailler l’élaboration d’un texte » (Fenoglio, 2012 : 24). Si la présence de ces blancs constitue indéniablement une spécificité des manuscrits saussuriens, elle n’est pas – on le verra – tout à fait unique. Ce qui nous intéressera ici, pour notre part, n’est pas tant le mode d’écriture de Saussure que la caractérisation de ces blancs du point de vue de l’énonciation écrite.
3.2. Blancs d’interruption
33Nous proposons d’appeler « blancs d’interruption » les blancs intralinéaires qui sont la trace d’une interruption de l’écriture. Ces blancs sont repérables à l’inachèvement syntaxique des énoncés qu’ils induisent. Ces blancs, dans les manuscrits saussuriens, peuvent segmenter toutes les unités du discours, des plus petites (des lexèmes) aux plus grandes (des constituants, voire l’ensemble d’un prédicat).
34Ainsi la segmentation d’un mot par un blanc d’interruption n’est pas rare :
35Si les deux mots tronqués peuvent aisément être reconstitués grâce au cotexte (Hom[ère] et NEG[ATIF]), ce n’est pas toujours le cas :
36La segmentation opère ici sur un déterminant, pourtant de deux ou trois lettres, avant que le morphogramme masculin ou féminin ne soit noté. Ce dernier cas rejoint les phénomènes d’amorce que l’on observe dans la segmentation des syntagmes. En effet, les blancs d’interruption interviennent le plus souvent, non pas en amont ou en aval des groupes syntaxiques, mais en leur sein, en les coupant. Le premier élément du syntagme resté en suspens permet alors d’identifier la catégorie grammaticale du constituant blanchi. Aussi trouve-t-on des blancs d’interruption à l’intérieur de syntagmes nominaux, juste après un déterminant :
37à l’intérieur d’un groupe prépositionnel, juste après la préposition :
38À un niveau supérieur, le blanc d’interruption peut remplacer tout un groupe verbal appelé par un syntagme nominal laissé en suspens :
39Enfin, ce sont aussi parfois des propositions entières que l’interruption retire à la structure globale de la phrase. Là encore, le blanc d’interruption intervient immédiatement après l’amorce du constituant, par exemple après les subordonnants si ou que :
40Ces blancs se caractérisent par l’inachèvement syntaxique et l’incomplétude sémantique des énoncés qu’ils clôturent. La rupture de la cohérence syntaxique de l’énoncé en train de s’écrire est l’indice d’une interruption de l’écriture, quelle qu’en soit par ailleurs la cause. Si certaines interruptions sont liées à des paramètres externes ou contingents, d’autres sont imputables au processus même d’écriture. Dans ce cas, comme l’écrivent très justement Grésillon, Lebrave et Viollet :
Le blanc marquant matériellement l’arrêt ne s’identifie pas à un manque, mais bien au contraire à un excès. Le vide apparent d’une interruption, d’un enlisement ou d’une mise en suspens ne signifie en réalité qu’un point où le plein des possibles produit une sorte d’ébullition créatrice, un point où le déjà-écrit entre en conflit avec la masse informe de l’encore à écrire. […] Le blanc de l’interruption est le lieu même de l’écriture en train de se faire, le moteur principal de l’invention littéraire. Grésillon, Lebrave & Viollet 1990 86
41Il est cependant des blancs intralinéaires, dans les manuscrits de Saussure, qui ne sont pas l’indice de ce conflit entre le déjà écrit et l’encore à écrire et qui ne peuvent donc pas être ramenés à un phénomène d’interruption énonciatif.
3.3. Blancs d’attente
42Pour illustrer la distinction que nous introduisons ici, nous partirons d’un exemple qui présente, par contraste, deux blancs intralinéaires au fonctionnement différent :
43Dans cet extrait, l’incohérence des enchaînements « livre sur les que » et « courir sur une LINÉAIRE » interdit d’interpréter ces deux blancs comme des intermots indifféremment larges. Le premier correspond visuellement à l’espace graphique de la taille d’un mot. La distribution de cet espace blanc, précédé d’un déterminant et suivi de la subordonnée complétive régie par le verbe « trouverait », invite à le remplacer par un nom (ici, d’après le contexte, mots, signes, langues… seraient par exemple possibles) qui rétablirait la cohérence syntaxique de la phrase.
44Le second blanc, placé entre un déterminant et un adjectif, pourrait également être remplacé par un nom si l’espace graphique était suffisant. Une série d’indices – la taille réduite du blanc, le passage en capitale et l’absence de ponctuation finale – indique qu’il y a plutôt ici rupture syntaxique et bifurcation dans l’énonciation : Saussure, selon toute vraisemblance, s’est interrompu après le déterminant au moment d’écrire « ligne » et, soit sur le moment soit à l’occasion d’un retour sur le texte, il a inscrit l’adjectif « linéaire ». « Linéaire » ne s’enchaine donc pas avec l’énoncé précédent par-delà le blanc comme « que la condition fondamentale de tout mot… » est régi syntaxiquement par « Il est vrai que l’on ne trouverait dans aucun manu livre sur les ».
45Deux phénomènes distincts peuvent donc être inférés des deux blancs présents ici. Le second, si l’on accepte notre interprétation, est l’indice de l’interruption de l’énonciation écrite que nous avons décrite dans la section précédente. Le premier blanc, en revanche, n’est pas l’indice d’un arrêt énonciatif mais il est un espace laissé par Saussure pour éventuellement être comblé par la suite. La pensée allant plus vite que la main, le linguiste préfère laisser un blanc au moment d’une hésitation plutôt que de perdre le fil du discours en train de s’écrire. Par conséquent, non seulement ce blanc n’est pas la trace d’une interruption mais il est précisément produit pour ne pas interrompre l’acte d’écrire. Ce second type de blanc qui s’oppose, d’un point de vue énonciatif, au « blanc d’interruption », nous proposons de l’appeler « blanc d’attente ».
46Les blancs d’attente ont tous pour fonction (1) de ne pas interrompre le fil de l’écriture, (2) de garder la trace d’une mise en attente d’un élément du discours laissé en suspens. Plusieurs causes peuvent néanmoins expliquer qu’un scripteur comme Saussure y recoure. Certains de ces espaces blancs ont une valeur programmatique : ils sont la trace d’un travail prévu mais non encore réalisé. C’est par exemple le cas dans les cahiers d’anagrammes sur Homère (1906) que Saussure prévoyait de numéroter. Au moment de renvoyer d’un cahier à l’autre (figure 19), le linguiste, qui n’a pas encore effectué la numérotation, laisse un blanc après « n° » en attendant d’y revenir plus tard et de le combler. D’une manière similaire, le projet d’ouvrage de l’Essence double (1891) contenait manifestement un projet de numérotation des paragraphes. Au moment de rédiger l’Index, le renvoi aux paragraphes non encore numérotés est également laissé en blanc (figure 20). Dans ces deux cas de figure, les blancs relèvent aussi de la procédure de travail : ce sont des signes, adressés par le scripteur à lui-même, de ce qu’il reste encore à faire, des tâches « en attente ».
47Les blancs concernent parfois des données empiriques : un résultat statistique ou une forme grammaticale que Saussure n’a pas en tête au moment de l’écriture. Ainsi, dans l’extrait ci-dessous portant sur la composition, le deuxième terme du composé hébreu, vraisemblablement oublié, est remplacé par un blanc.
48D’autres blancs d’attente procèdent, non pas d’un manque d’information, mais d’un refus de sélection sur l’axe paradigmatique. Ce sont les cas les plus fréquents où Saussure hésitant entre plusieurs mots préfère laisser un blanc plutôt que d’interrompre le fil de son écriture et de sa pensée. Ce type de blanc se rencontre souvent pour les emplois autonymiques (par ex. figure 22), soit que Saussure hésite dans le choix des exemples, soit qu’il le juge indifférent pour sa démonstration.
49Enfin, les blancs peuvent signaler des choix terminologiques non effectués, comme par exemple dans la figure 23 où le complément, vraisemblablement adjectival ou prépositionnel, de « limite » n’est pas sélectionné. Ces cas d’hésitations paradigmatiques sont évidemment les plus intéressants car ils indiquent un nœud au moment de la textualisation. Le blanc d’attente vient alors remplacer un choix lexical ou textuel non résolu, dont il s’agit d’interpréter la portée.
50Les blancs d’attente des manuscrits saussuriens présentent une caractéristique formelle notable : leur taille est très variable. Saussure, en effet, blanchit la ligne selon la longueur du segment écrit qu’il laisse en suspens. Ainsi, la classe grammaticale des segments blanchis peut être reconstituée grâce à la conjonction de deux critères : la taille graphique du blanc et la structure syntaxique dans laquelle ils s’insèrent.
51D’un point de vue grammatical, les fragments textuels remplacés par des blancs correspondent à plusieurs catégories syntaxiques. Les noms forment, comme on a pu s’en rendre compte dans les exemples précédents, la catégorie la plus fréquemment remplacée par un blanc. Il arrive cependant à Saussure de blanchir aussi bien le nom, après un déterminant ou une préposition, que l’ensemble du syntagme nominal. Le procédé revient avec une telle systématicité dans certains passages qu’il en rend la compréhension difficile :
52Les blancs d’attente occupent, outre la place des syntagmes nominaux, celle des compléments nominaux – adjectifs, groupes adjectivaux ou prépositionnels (cf. supra figure 23) – mais aussi, comme ci-dessous, de compléments verbaux :
53Enfin, plus rarement, certains blancs correspondent à des groupes verbaux d’empan étendu, le blanchiment pouvant aller d’un verbe seul à l’ensemble d’une construction verbale. Comme pour les blancs d’interruption, le blanc intervient immédiatement après l’amorce du groupe verbal, par exemple après le sujet (figure 26) ou après le pronom relatif (figure 27).
54Un dernier point à souligner au sujet des blanc d’attente – et qui les différencie des blancs d’interruption – est le rôle joué par la ponctuation : ces blancs intralinéaires ne remplacent pas la ponctuation noire. Au contraire, la ponctuation noire sert à construire les blancs en les isolant. À cet égard, Saussure exploite aussi bien – on l’a vu dans les exemples précédents – le point, la virgule ou le point-virgule, que les signes doubles comme les tirets (figure 28), les parenthèses ou les guillemets (figure 29).
55Saussure va même jusqu’à utiliser la virgule pour isoler deux espaces de blancs (figure 30). Emporté par le fil de l’écriture, il ponctue l’espace laissé blanc avant d’abandonner sa phrase :
56La ponctuation vient ici discriminer les deux types de blancs que nous avons distingués : le blanc d’attente est encadré de signes, aussi minimalistes soient-ils, tandis que le blanc d’interruption n’est pas bordé à droite. En somme, la présence d’un ponctuant à droite du segment blanchi est l’indice que celui-ci est encore intégré dans le processus d’écriture. L’absence de tout ponctuant révèle son interruption.
57Si la fréquence de ce type de blancs chez Saussure les rend particulièrement remarquables, le procédé, quoique rare, se rencontre aussi chez d’autres écrivains. Stendhal est de ceux-là. Plusieurs spécialistes ont, en effet, identifié ce que nous désignons comme blancs d’attente dans ses manuscrits, qu’ils soient romanesques (Neefs, 1986), autobiographiques (Didier, 1988) ou historiques (Meynard, 2008). Tous mettent en relation ce type de blancs avec la rapidité d’exécution qui caractérise l’écriture stendhalienne.
58De nombreuses annotations laissées par Stendhal dans ses manuscrits témoignent de sa difficulté à suivre avec la main la rapidité de sa pensée :
Écriture
—————
voilà comment
j’écris quand la pensée me talonne
si j’écris bien, je la perds
Justification
De ma mauvaise
écriture.
Les idées me galopent
et s’en vont si je les saisis par.
Souvent mouvement nerveux dans la main
59La raison qu’il invoque pour justifier sa mauvaise écriture explique également, selon toute vraisemblance, cette pratique des blancs d’attente. Béatrice Didier (1988 : 83-88) a dressé un inventaire des nécessités à l’origine de ces blancs dans les manuscrits stendhaliens. Certaines d’entre elles sont communes à celles de Saussure – oubli d’une information à vérifier, hésitation devant le mot ou l’expression juste – d’autres sont spécifiques aux projets de Stendhal : omissions délibérées par prudence politique ou, dans le cas des écrits autobiographiques, pour ne pas trahir un secret.
60Autre différence notable avec Saussure : les blancs d’attente chez Stendhal dépassent le cadre de la phrase. Les blancs n’occupent pas seulement, comme dans les manuscrits saussuriens, l’espace d’un mot ou d’une proposition dans la ligne d’écriture, mais ils peuvent occuper plusieurs lignes, voire plusieurs pages. Stendhal ménage ainsi dans ses manuscrits la place pour des phrases ou des paragraphes entiers dont le contenu est déjà pensé mais qui restent à écrire. Ces blancs d’attente de niveau textuel s’accompagnent parfois d’indications sur leur contenu qui prennent la forme d’autoconsignes : « Ici description de la salle des pairs », « 2 pages de blanc pour la réponse de L., ½ page suffit », « Le voyage à Nancy occupera le blanc de ce cahier. Tandis que je suis dans le sec, je fais Mme Grandet » (v. Neefs, 1986 : 27-30 et Didier, 1988 : 84). Cette dernière annotation confirme le rôle assigné à ces blancs d’attente, poussés ici dans leur extension maximale : ils sont à la fois le signe que l’écriture rencontre un problème et la stratégie adoptée pour que ce problème n’interrompe pas le processus.
4. Conclusion
61La typologie des blancs que nous proposons repose sur une interprétation du processus d’écriture. D’un point de vue topographique, en effet, aucune différence entre ces blancs intralinéaires. C’est le point de vue de l’énonciation écrite qui invite à les analyser différemment. Blancs d’attente et blancs d’interruption présentent néanmoins des caractéristiques sémiolinguistiques propres que le tableau ci-dessous récapitule en adoptant quatre critères : énonciatif, sémantique, syntaxique et graphique.
Blancs d'interruption | Blancs d'attente | |
Enonciatif | Interrompent l'énonciation écrite | N'interrompent pas l'énonciation écrite |
Sémantique | Posent des problèmes de cohésion sémantique | Posent des problèmes de cohésion sémantique |
Syntaxique | Posent des problèmes de cohésion syntaxique | Posent des problèmes de cohésion syntaxique mais la classe grammaticale du segment blanchi est davantage prédictible |
Graphique | Ne sont pas ponctués | Sont ponctués |
62Il convient, en dernier lieu, d’insister sur les deux paramètres auxquels ces types de blancs sont étroitement liés : 1) l’instrument d’écriture utilisé, 2) le statut des écrits produits.
631) L’instrument d’écriture : Le blanc d’attente tel qu’il s’observe chez certains scripteurs est typiquement un produit ergonomique de la manuscription. Sa production serait improbable sur traitement de texte pour deux raisons principales. La première est que les logiciels de traitement de texte offrent d’autres outils, plus efficaces, de mise en attente. La seconde est que ces mêmes logiciels rendent la production de ce type de blancs couteuse en termes de temps : un scripteur serait alors contraint d’appuyer plusieurs fois sur la touche espace, perdant ainsi le gain ergonomique de la suspension de la plume qui est à l’origine de ce type de blancs. En outre, les outils de traitement de texte facilitant les insertions rendent moins nécessaire le ménagement d’espaces blancs tels que le pratiquait Stendhal. Le « blanc d’attente » paraît en conséquence largement déterminé par la technologie manuscrite.
642) Le statut des écrits : Les types de blancs que nous avons étudiés se présentent dans des documents particuliers : des notes de travail et des brouillons. Ce sont des écrits en chantier dans lesquels les blancs apparaissent précisément comme des indices de la production du texte en cours. Il a souvent été noté, au sujet des blancs des manuscrits de Saussure, qu’ils n’auraient pas été conservés dans la version finale remise à un éditeur, si le linguiste avait voulu publier ses textes. La remarque, évidente, doit être mise en relation avec ce qu’en ont fait les éditeurs des manuscrits de Stendhal ou de Saussure. Dans les éditions des textes de Saussure, les blancs ne sont pas transcrits par des ponctuants blancs ou des ponctuants noirs comme des points de suspension mais le plus souvent par des conventions typographiques (des crochets vides). La transcription mimétique par des blancs typographiques est plus rare.10 Les éditions critiques de Stendhal optent, quant à elles, pour un signalement des blancs en notes ou entre crochet dans le corps du texte : [un blanc]. Ces choix traduisent une résistance à intégrer ces types de blancs au fonctionnement normal du texte fini et imprimé. Loin de rentrer dans la configuration des blancs intralinéaires comme silence ou suspension du dire fréquents dans la littérature contemporaine, ces blancs font surgir la dimension temporelle propre à l’écriture. Leur traitement typographique par les éditeurs est un indice de ce que ces blancs manuscrits liés à la production d’un texte sont interprétés comme tels au moment de leur réception.
- 1 V. en particulier les travaux de L. Hay sur la sémiotique du manuscrit littéraire indiqués dans la bibliographie.
- 2 Nous remercions la Bibliothèque de Genève, la Bibliothèque Municipale de Grenoble, la Bibliothèque Universitaires de Dijon, la Bibliothèque du Collège de France, le Centre Flaubert de l’Université de Rouen et Jean-Marie Queneau pour les autorisations qui nous été accordées de reproduire les manuscrits ou leurs transcriptions présents dans cet article.
- 3 Claire Bustaret (1996) parle ainsi du manuscrit comme « image indicielle de la genèse ». Lorsqu’elle écrit que les traces inscrites sur un manuscrit « fonctionnent à la fois comme signes pour la lecture et comme indices de l’activité graphique » (Bustaret, 1996 : 176), la remarque vaut également pour les blancs.
- 4 Sur cet affranchissement et sur la variabilité sémiotique des manuscrits d’écrivains qui en découle, v. Hay (1989b). Cette plasticité affecte également les supports, que les scripteurs n’hésitent pas à aménager, découper ou augmenter v. Bustaret (2001).
- 5 Pour une analyse de ces marginales des manuscrits de Stendhal, on consultera également Herschberg Pierrot, 2005.
- 6 Cette appropriation donne corps au concept d’énonciation éditoriale au sens où l’entend Arabyan : « la part d’édition que l’auteur incorpore à sa façon d’écrire (au rythme de ses mots, de ses phrases, de ses paragraphes) pour anticiper sur la lecture de son œuvre » (Arabyan, 2016 : 9).
- 7 Nous utilisons ici espace graphique au sens où l’entend Jacques Anis : « l’ensemble des traits qui caractérisent [l]a matérialisation [d’un texte] sur un support d’écriture, ainsi que les relations qui s’établissent entre ces traits et la signifiance » (Anis, 1988 : 174).
- 8 Sur cette distinction, v. Lebrave (1983 : 16-17) ou encore Grésillon (1994 : 84-86).
- 9 Sur le topos du « drame de la pensée saussurienne » et son émergence dans la réception, v. Testenoire (2013 : 9-19) et (2016).
- 10 Aucune des éditions de manuscrits saussuriens, à notre connaissance, ne transcrit ces blancs par d’autres dispositifs (ligne de points, de tirets, points de suspension, etc.). Pour une comparaison des choix éditoriaux réalisés dans les principales éditions de manuscrits saussuriens : v. Testenoire (2010).