Deutsche Gesellschaft
für phänomenologische Forschung

Zeitschrift | Band | Artikel

Médium ou conception?

Et initial de phrase graphique, Et initial de période intonative

Gilles Corminboeuf

pp. 33-73

Abstrakt

L’étude est consacrée au connecteur Et placé après une ponctuation forte à l’écrit, ou au début d’une période intonative à l’oral. L’observation d’une divergence entre les données empiriques et les méta-discours sur ce Et initial me conduira à souligner les fonctions discursives qui lui sont reconnues dans la littérature scientifique et qui légitime cet emploi. Une de ces fonctions, que je nommerai aspectualisation, sera illustrée au moyen d’extraits de romans de Charles Ferdinand Ramuz. La seconde partie de l’étude portera sur l’emploi de Et initial de période intonative ; on se demandera si ce Et est sensible au médium ou à la conception – au sens des romanistes allemands P. Koch & W. Oesterreicher. L’hypothèse formulée sera que Et initial est lié aux pratiques de la distance communicative.

Lines

1Cette étude porte sur le connecteur Et placé après une ponctuation forte, ou en position frontale d’une période intonative1. L’observation d’une divergence entre les données empiriques et les méta-discours sur ce Et initial (section 1) me conduira à souligner la légitimité de cet emploi, dans la mesure où des fonctions discursives lui ont été reconnues dans la littérature scientifique (section 2). Une de ces fonctions, que je nommerai aspectualisation, sera illustrée au moyen d’extraits de romans de Ramuz (section 3). Si la première partie de l’étude concerne l’écrit, la section 4 porte sur l’emploi de Et initial de période intonative ; on se demandera si ce Et initial est sensible au médium ou à la conception – au sens de Koch & Oesterreicher (2001, 2007, 2012). Les romanistes allemands distinguent le continuum qui va de la « distance » à la « proximité » communicative (plan conceptionnel), de l’opposition de médium entre code graphique et code phonique (plan médial).

1 | Observations : les données empiriques et les méta-discours sur ces données

2Pour aborder l’objet linguistique étudié, deux observations divergentes, exposées aux sections 1.1 et 1.2, peuvent être faites.

1.1. Les faits empiriques

3Première observation, triviale : il n’y a bien sûr aucune difficulté à attester la présence de Et après une ponctuation forte, dans des genres textuels distincts (poésie dans 1, prose poétique dans 2, théâtre dans 3) :

Tu croyais que détruire ce qui sépare était unir. Et tu as détruit ce qui sépare. Et tu as tout détruit. Parce qu’il n’y a rien sans ce qui sépare. (Porchia, Voix, 1992)

Tout le temps que nous étions là-bas, nous étions tendues vers un but, un seul but : rentrer. Rentrer, nous ne voyions pas au-delà. Rentrer, après tout, serait facile. Qu’étaient les difficultés de la vie auprès de ce que nous avions enduré et surmonté ? Et c’est bien là que nous nous trompions. Et c’est là que nous avons été prises au dépourvu. (Delbo, Mesure de nos jours, 1971)

Lioubov. – […] Mon armoire chérie (Elle embrasse l’armoire), ma petite table…
Gaev. – Et pendant ton absence, la nounou est morte ici. (Tchekhov, La Cerisaie, 1904)

4Dans (2), apparaissant après une question rhétorique au discours indirect libre ­– qui sous-entend que la vie ne serait pas grand-chose en comparaison des épreuves surmontées –, Et opère une réorientation argumentative (cf. facile vs nous nous trompions). Le connecteur se situe à une charnière énonciative, entre le DIL et la reprise de la narration. Dans le contexte de (3), Lioubov retrouve sa propriété après plusieurs années d’absence. La réplique de Gaev, en apparence incongrue (elle fait coq-à-l’âne, elle contrevient à la maxime de Relation), conduit à associer le mobilier et la nounou dans l’inventaire des possessions et des pertes. Sans le Et, l’interprétation ne serait pas du tout la même.

5Les comptages au moyen de la banque de données Frantext confirment que la présence de Et après une ponctuation forte est commune dans nombre d’écrits publiés. Une recherche dans 22 romans de Zola (3´574´732 mots) donne les résultats suivants :

  • . Et : 7´278 occurrences
  • ; et : 5´346 occ.
  • ! Et : 1´009 occ.
  • … Et : 896 occ.
  • ‒ Et : 538 occ. (tiret précédé lui-même d’une ponctuation forte)
  • ? Et : 461 occ.
  • » Et / « Et : 93 occ.
  • : et : 24 occ.
  • Total : 15´645 occ. (= 1 occ. de Et après une ponctuation forte tous les 228 mots)

6Même si on ne considère que Et après un point, on obtient plus de 7000 occurrences, ce qui témoigne de la productivité du procédé2.

7La présence de Et à l’initiale d’une phrase graphique est une caractéristique reconnue du style de Flaubert. Proust (1920) en avait souligné la singularité, dans un dialogue polémique avec Thibaudet (1922). En explorant 48 textes (2´468´343 mots) de Flaubert, on obtient ce tableau clinique :

  • . Et : 1´513 occurrences
  • ; et : 2´352 occ.
  • ! Et : 1175 occ.
  • » Et / « Et : 668 occ.
  • ? Et : 429 occ.
  • ‒ Et : 262 occ. (tiret lui-même précédé d’une ponctuation forte)
  • … Et : 132 occ.
  • : et : 28 occ.
  • Total : 6´559 occ. (= 1 occ. de Et après ponctuation forte tous les 376 mots)

8Le procédé est moins courant chez Flaubert que chez Zola, mais on notera chez le premier que la proportion de Et après un point-virgule est plus élevée qu’après un point.

9La base Frantext ne comporte que 3 romans de Ramuz : Aimé Pache, Derborence, La Grande Peur (= 223'716 mots). Les résultats obtenus sont les suivants :

  • . Et : 625 occurrences
  • ; et : 601 occ.
  • ‒ Et : 137 occ. (tiret lui-même précédé d’une ponctuation forte)
  • » Et / « Et : 108 occ.
  • … Et : 67 occ.
  • ? Et : 48 occ.
  • ! Et : 30 occ.
  • : et : 29 occ.
  • Total : 1´645 occ. (= 1 occ. de Et après une ponctuation forte tous les 136 mots)

10Ramuz exploite davantage le procédé que Zola et Flaubert, et la proportion de Et après point-virgule – sans outrepasser celle du Et après le point comme chez Flaubert – est notable. Il existe des disparités d’un roman à l’autre. Dans Aimé Pache, édition de 1942, on compte 968 occurrences, c’est-à-dire un Et initial tous les 110 mots3.

11En conclusion, on peut dire que Et après une ponctuation forte est un procédé linguistique largement exploité, et aisément attestable – du moins dans des écrits littéraires publiés4.

1.2. Les jugements sur les faits empiriques

12La seconde observation concerne les annotations des enseignants sur des exercices d’expression écrite. La censure du Et après un point y est commune (Berrendonner 2014), le connecteur étant barré ou parenthésé5 :

Soudain, un homme d’une cinquantaine d’année apparut et il leur dit : « Vous faites un joli couple, mais vous allez mourrir. » Et iIl rit très fort. (1ère CO, Fribourg, 2007 ; les exemples 4 à 7 sont issus d'un corpus de copies d'élèves du séminaire de linguistique française de l'Université de Fribourg)

Après quelques kilomètres, la voiture fait de drôles de bruits, puis soudain… la panne. Et Marc sort de la voiture pour regarder le moteur et Sébastien le rejoint aussitôt. (2ème CO, Valais, 2001)

EnfaiteEn fait, il était très amoureux de Sahra. (Mais)Cependant, elle ne semblait pas plus intéressée que ça à Romain. Et Romain le savait bien. (2ème CO, Aigle, 2005)

13L’enseignant qui intervient sur la copie d’où est tiré l’exemple (6) barre ou entoure de parenthèses les Et initiaux. Il entoure de parenthèses tous les Mais et propose à leur place le connecteur cependant (et une fois malgré tout) – sans doute parce que cependant et malgré tout n’entrent pas dans la classe des « conjonctions de coordination ».

14Le commentaire de l’enseignant formulant un interdit est parfois très explicite :

« Ne commence pas les phrases par des conj. de coord.«Mais» ça ne se fait pas ! »

15Cette intervention est le fait du même correcteur que celui de l’extrait (6), sur une autre copie.

16Considérons l’exemple suivant :

Nous, élèves du CO Ste-Jeanne-Antide, demandons à ce que la camionnette du boulanger ne sois pas suppri. Car, certaine personnes n’on pas le temps de prendre un goûter le matin avant de partir à l’école. (1ère CO, Martigny, 2011)

17Commentaire de l’enseignant – qui n’est pas le même qu’en (6) – à propos de (7) :

On ne commence pas la phrase par car.

18Que conclure des observations faites aux sections 1.1 et 1.2 ? Il existe une disparate entre une réalité langagière (du moins dans l’écrit littéraire publié : Zola, Flaubert, Ramuz) et les discours sur la langue (ici, les interventions de l’enseignant-correcteur). Ces métadiscours sont normatifs puisqu’ils prétendent exercer des contraintes sur les pratiques langagières, à témoin l’injonction : « ne commence pas les phrases par des conjonctions de coordination ! » Une façon courante d’imposer une norme consiste à nier l’existence de certains usages attestés : X ne se fait pas / X ne se dit pas. Avec le recours à un se-verbe (se faire, se dire), le discours normatif prend des apparences constatives – tout comme lorsque le prescripteur prend le masque de la communauté parlante (Berrendonner 1982) : on ne dit pas X… on ne commence pas une phrase par une conjonction de coordination. Le prescripteur se présente ainsi comme un greffier, un rapporteur de l’usage, plutôt que comme l’édicteur d’une norme.

19Dans les exemples (4)-(7), les interventions sont dues à des enseignants du cycle d’orientation, mais on verra en conclusion (section 5.2) des illustrations de ce discours normatif issues d’autres sources.

1.3. La délimitation de l’objet étudié

20Une question se pose à la lecture des corrections des enseignants : la stigmatisation concerne-t-elle la ponctuation ou la connexion ? Le « problème », ou l’anomalie qu’identifie l’enseignant est-elle associée au Et – qui serait anomal derrière un point par exemple –, ou est-ce le choix d’une ponctuation forte – qui serait anomale devant un Et qui, lui, serait « régulier », si je puis dire ? Dans les copies, il y a une oscillation : parfois le procédé est traité comme une faute de ponctuation, parfois comme un problème de connecteur (on le voit dans les annotations des enseignants, qui adoptent des codes pour la correction : O pour orthographe, P pour ponctuation). Ce n’est pas une querelle byzantine : la question de la valeur linguistique de la ponctuation n’est pas réglée. Je prends le parti de lier les deux problématiques : l’objet étudié dans les sections 1 à 3 est la combinaison du connecteur Et et d’une ponctuation forte.

21Sont placés en dehors de mon propos l’infinitif de narration (8a) (Englebert 1998), les questions nominales du type (8b) (Ruppli 1991), et les ajouts après le point (8c) (Combettes 2007) :

(a) Et pains d’épice de voler à droite et à gauche, et filles et garçons de courir, s’entasser et s’estropier. (Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782)

(b) ­– Je t’aime plus grand que la mer, dit-elle.
Et l’Océan ?
– Plus que l’Océan, plus que tout ce qui existe.
Et tout ce qui existe pas ? (Duras, Les Petits Chevaux de Tarquinia, 1953 ; cité par Ruppli 1991)

(c) […] et mit un moment avant de réaliser que les flammes de la cheminée étaient factices.
Tout comme le cuir de son fauteuil. Et les fleurs. Et les tableaux. Et les boiseries. Et les stucs du plafond. Et la patine des lustres. Et les livres dans la bibliothèque. Et les odeurs d’encaustique. Et le rire de cette jolie femme au bar. Et la prévenance du monsieur qui l’empêchait de glisser de son tabouret. Et la musique. Et la lumière des bougies. Et... Tout, absolument tout, était faux. (Gavalda, La Consolante, 2008)

22Et est requis dans l’infinitif de narration (8a) et lorsque l’interrogation est constituée d’un SN seul ou d’un pronom (8b). Si la deuxième réplique de (8b) consistait uniquement dans le SN L’Océan ? (donc non précédé de Et), on l’interpréterait plus volontiers comme une reprise périphrastique du lexème mer, comme une sorte de demande de confirmation (« Tu as bien voulu dire l’Océan ? »). Par ailleurs, les segments introduits par Et – s’il n’y avait pas de changement de locuteur – pourraient constituer des « ajouts » (Combettes 2007) syntaxiquement régis par un constituant du tour de parole précédent. Les Et de (8c) n’ont, eux non plus, rien d’optionnel. En revanche, dans les exemples (1)-(3) et ceux étudiés infra, le Et est facultatif au plan syntaxique.

23Le connecteur Et des extraits (1)-(3) ne marque pas non plus une opposition (9a) ou une conséquence (9b) :

(a) Toutes les figures de rhétorique (c’est-à-dire l’essence du langage) sont de faux syllogismes. Et c’est avec eux que commence la raison ! (Nietzsche, Le Livre du philosophe, 1873)

(b) On ne lui rendra pas Hélène. Et la guerre de Troie aura lieu. (Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935)

24Si le Et initial de (1)-(3) est au service d’une relation de discours (Corminboeuf 2014), celle-ci demeure très indéterminée. Puisqu’ils fonctionnent différemment des faits (1)-(3), les exemples du type (8)-(9) ne seront pas pris en compte dans cette étude.

2 | Fonctions discursives identifiées

2.1. Une inflation terminologique

25Mis à part Antoine (1958), Mahrer & Tuomarla (2009), et plus récemment Badiou-Monferran (2019), l’analyse de ce Et initial a peu intéressé les linguistes, sans doute parce que les grammaires ont assumé le postulat selon lequel la phrase est l’unité maximale de l’analyse grammaticale (je reviendrai sur ce point en conclusion, section 5.3). De fait, l’étude la plus citée sur ce Et initial est celle de Bordas (2005), dont l’approche est stylistique.

26Une certaine inflation terminologique s’est installée en stylistique pour nommer cet emploi de Et, mais toutes les étiquettes n’ont pas la même extension :

  • Et « initial de phrase »
  • Et « de début de réplique »
  • Et « d’attaque »
  • Et « de clausule »
  • Et « de reprise »
  • Et « de transition »
  • Et « de passage »
  • Et « de relance (rythmique) »
  • Et « de mouvement »
  • Et « à résonance affective »
  • Et « de sentiment »
  • Et « lyrique »
  • Et « épique »
  • Et « biblique », etc.

27Ces choix terminologiques font écho à la position (d’attaque, de clausule), à la dimension de transition (v. infra, section 2.4.2), aux vertus expressives ou rythmiques, ou encore à un genre textuel (épopée, Bible). Une partie de ces étiquettes cible les fonctions pragmatiques de ce Et, ce qui n’est pas inintéressant puisque cet usage est parfois stigmatisé (et pas seulement par les enseignants). Or, s’il remplit des fonctions textuelles, cela légitime son usage.

28Deux fonctions principales sont attachées à ce Et initial dans la littérature scientifique, une fonction expressive (section 2.2) et une fonction cohésive (section 2.3).

2.2. Expressivité, dramatisation

29Thibaudet (1922, 242) assigne à Et initial la fonction de réaliser un « passage à une tension plus haute, à un moment plus important ou plus dramatique ». Les Le Bidois (1967, 237) analysant ces vers de Racine : Et je puis voir répandre un sang si précieux ? Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ? (Racine, Andromaque), disent de Et qu’il est « le signe syntaxique d’un état violent de l’âme, il donne au tour un caractère de véhémence passionnée ; c’est de lui qu’on est en droit de dire qu’il est comme un élan de la voix, un procédé oratoire ». Pour Bordas (2005, 25), Et serait un « outil de dramatisation énonciative »6. La terminologie (Et « à résonance affective » / Et « de sentiment » / Et « lyrique ») fait écho à cette fonction expressive. Cela dit, Et n’est pas en lui-même lyrique ou affectif, dans la mesure où ce n’est que dans un contexte donné qu’il est l’auxiliaire d’une éventuelle affectivité. Si ce n’est pas Et tout seul qui est en jeu, quels sont les ressorts de cette « expressivité » ?

2.3. Continuité et rupture

30La seconde fonction identifiée est la propension de Et à être un facteur de cohérence du discours, qui à la fois assure une continuité et introduit une rupture. Pour qu’un texte soit cohérent (Charolles 1978), son développement doit s’accompagner d’un apport sémantique constamment renouvelé (contrainte de progression). Mais les informations apportées doivent être reliables à celles qui sont déjà présentes dans la mémoire discursive. Pour assurer une continuité avec ce qui précède, certaines informations doivent être répétées ; c’est ce que font typiquement les expressions anaphoriques, dont relèvent les connecteurs.

31Thibaudet (1920=1939, 91), à propos du style de Flaubert, écrit que Et ajoute « quelque chose de décisif, un accroissement, un couronnement ». Pour Bordas (2005, 26), Et serait au service d’un « rebond rythmique », du « lancement d’un nouveau discours » ; le lecteur est averti qu’une « unité nouvelle va intervenir » (ibid., 29). Favriaud (2006, 41) considère que Et est « l’index emphatique de l’événement nouveau, de son caractère de rupture, tout autant qu’une liaison interphrastique ou textuelle ». Dans la citation de Favriaud, il y a à la fois le volet continuité et le volet rupture.

32À propos du volet continuité, on pourrait convenir que dans tous ses emplois (micro-syntaxique de coordonnant, ou macro-syntaxique de connecteur), Et présuppose qu’<il y a quelque chose avant>. Cela n’exclut pas qu’un texte (que tout texte ?) puisse commencer par Et, comme Farinet ou la fausse monnaie de Ramuz : cet enchaînement sur un discours antérieur supposé requiert la reconstitution implicite d’une scène zéro. Il n’y a guère que la Genèse qui ne puisse pas commencer par Et7. À propos du volet rupture (cf. « rebond rythmique », « élément décisif », « événement nouveau »), on pourrait faire l’hypothèse qu’il s’agit là de l’apport en propre du Et après une ponctuation forte. Cette rupture se matérialise par exemple sous la forme d’une hétérogénéité énonciative (infra, section 3).

33Soulignons une fois de plus que des fonctions sont assignées à ce Et initial, fonctions que ne remplit ni le et coordonnant (cf. le drapeau est jaune et bleu), et surtout que ne remplit pas son absence.

2.4. Quelle fonction pragmatique de base ?

2.4.1. Un emploi ancien

34Cet emploi de Et initial, largement attesté (supra, section 1.1), est répertorié depuis longtemps (Badiou-Monferran 2019). Antoine (1958, 914) souligne qu’« en latin déjà, Et de phrase était utilisé, surtout par les historiens, afin de marquer le passage à un nouveau moment », par exemple chez Caton ou Ennius. Par ailleurs, Et après ponctuation forte est très courant en ancien français, au début d’une question, d’une réponse, d’une exclamation. Dans Queste del Saint Graal (1230), Antoine souligne que 254 lignes sur les 1000 premières commencent par Et. La question est toutefois de savoir s’il agit du même Et dans une langue V2 à thème proéminent (comme l’ancien français) et à sujet proéminent comme en français contemporain.

35Vaugelas (1647, 400) sous-entend qu’il existait déjà une pression normative sur ce Et au XVIIe siècle (cf. « il ne faut pas encore nous ôter ») :

Au reste, on peut fort bien commencer une période par la conjonction et, je dis même lorsqu’il y a un point, qui ferme la période précédente. Je n’en rapporterai point d’exemples, parce que tous nos bons auteurs en sont pleins. Nous avons si peu de liaisons pour les périodes, qu’il ne faut pas encore nous ôter celle-ci.

36Et en emploi initial serait par conséquent ancien d’une part (ce n’est bien sûr aucunement une « découverte » des romanciers du XIXe siècle), et peut-être déjà stigmatisé en français classique d’autre part. Un tel postulat serait convergent avec l’affirmation d’Antoine (1958, 944) que cet emploi « n’est jamais entré dans la norme du français moderne ».

2.4.2. Un opérateur de transition

37Qu’y a-t-il au principe d’effets interprétatifs comme une « dramatisation » ? Qu’est-ce qui produit cette rupture, l’hétérogénéité énonciative évoquée plus haut ? Quelle est la fonction pragmatique de base de ce Et initial ? Proust (1920, 79) dit de ce Et qu’il « divise un tableau », Thibaudet (1922, 244) parle d’un Et « de passage » d’un mouvement à un autre, Bordas (2005, 27) d’« opération de transition énonciative ».

38Et initial de phrase graphique semble bel et bien fonctionner comme un opérateur de changement de plan. Basiquement en effet, Et après une ponctuation forte accompagne une alternance des plans, qui peut se manifester de diverses manières.

39Ainsi dans (10) par exemple, l’opposition aspectuelle non sécant (tira) vs sécant (défiait) est en quelque sorte sur-marquée par Et8 :

Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d’or. (Flaubert, Salammbô, 1862 ; cité par Thibaudet 1922)

3 | Et, auxiliaire d’une forme d’aspectualisation

3.1. Le concept d’aspectualisation

40Une manifestation possible de cette alternance des plans est le (sur-)marquage d’un point de vue, un effet d’aspectualisation. À la suite d’Apothéloz & Béguelin (1995, 249), je définis aspectualisation comme « la conséquence d’une évolution de l’aspect sous lequel l’objet est provisoirement envisagé »9 (par exemple un changement d’ancrage perceptif).

41Ainsi, un personnage est susceptible d’être décrit en fonction (i) de ce qu’il donne à voir extérieurement, ou alors (ii) de ce qu’il voit / entend / perçoit / ressent / éprouve. Un état perceptif peut être attribué non pas au narrateur, mais à un médiateur10. La narration semble alors s’écrire selon la perspective du médiateur-personnage, qui assume lui-même le point de vue livré.

42Et après ponctuation forte sur-marque ce changement – parfois subtil – de régime énonciatif11.

43Un échantillon représentatif d’extraits tirés de romans de Ramuz illustrera la pertinence que peut revêtir ce Et, associé à des fonctions textuelles identifiables et régulières. Quelques procédés linguistiques au service de l’aspectualisation seront listés, l’idée étant que de conserve avec d’autres indices, Et sur-marque un changement de plan, en introduisant typiquement un foyer perceptif. Voyons donc quelques exemples où un état perceptif est attribué à un médiateur-personnage.

3.2. Procédés linguistiques au service de l’aspectualisation

3.2.1. Prédicats de perception et prédicats de sentiments

44Dans le contexte de (11), Aimé remonte à son village :

La grosse boule rouge [i.e. le soleil] descendait en tremblant, puis elle était coupée en deux. Brusquement, il faisait plus frais. Et par le grand pays qu’on voit en longues vagues s’en aller, de ses creux et de ses replis, une ombre se levait, on aurait dit une fumée, et les carrés des bois noircissaient peu à peu. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)12

45Dans (11), Et est suivi de l’indice de perception visuelle voit ; on aurait dit relève également de l’ordre de la perception, ici la tentative de dénomination du phénomène visuel. Le processus signifié par le verbe noircissait conduit de même à la perception du paysage par Aimé. On pourrait encore évoquer, entre ce qui précède et ce qui suit Et, la stabilité des tiroirs verbaux avant Et (imparfait), par opposition à la fluctuation de ceux-ci dans ce qui suit ; le sujet est également modifié, puisqu’on passe au on, un indice attaché à la perspective du personnage-témoin. Dans (11), Et sur-marque donc la rupture qui introduit la perspective d’un médiateur (la perception d’Aimé de l’arrivée de l’hiver)13.

46Dans (12), le changement aspectuel, avec le passé composé, installe après Et le régime narratif du discours :

Ce fut alors la suite des petites occupations, dont il trompa ces derniers jours, – avec l’œil du départ qui change toute chose ; et jamais on n’a si bien vu, jamais dans un si grand détail. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

47Le passé simple, ainsi que l’énoncé sentencieux l’œil du départ change toute chose sont les indices d’une perspective neutre. Après Et, on retrouve l’indice personnel on combiné à un verbe de perception (a vu). Quant à l’hyperbole (jamais si bien, jamais dans un si grand détail), elle confirme qu’il s’agit de la perception du personnage. Le changement d’ancrage perceptif entre ce qui précède et ce qui suit Et est total et permet de dissocier sphère énonciative du narrateur et sphère énonciative du médiateur-personnage.

48L’extrait (13) illustre le cas où des prédicats de sentiment qui dénotent des états subjectifs internes (positifs : plaisir, joie ; ou négatifs : douleur, colère) surviennent après le Et initial :

Il fut bien forcé de reboire, et bien forcé de retrinquer. Et il semblait qu’il y avait de la joie tout autour de lui dans le soir, en haut au ciel, en bas aux arbres, et qu’il la respirait avec l’air, comme ça, simplement en ouvrant la bouche. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

49En plus du nom de sentiment joie, le verbe de perception semblait, le verbe de sens olfactif respirait, le changement aspectuel (PS vs IMP), ainsi que le marqueur de discours comme ça sont les indices associables à la perspective du personnage. À nouveau, tout oppose ce qui précède et ce qui suit le connecteur Et.

50Dans Aimé Pache, peintre vaudois très nombreuses sont les occurrences de Et suivies d’un indice de perception visuelle. Dentan (1974, 53) parlait de Ramuz comme un « visuel », chez qui il y aurait une « hypertrophie de la vision » (cité par Dupuis 2013, 121). La dimension visuelle est prégnante, mais on pourrait tout aussi bien parler d’une hypertrophie de la perception14. Ainsi, la combinaison {Et + prédicat qui dénote un sentiment ou un affect}, est très bien attestée dans ce roman.

3.2.2. Indices du clivage extériorité vs intériorité

51Dans (14), sont articulées deux perceptions distinctes (voir / vus vs se voir) de l’instance désignée par on :

On prend une main qu’on soulève, et on la laisse retomber. On prend dans sa main cette mince épaule, et elle tient juste dedans, fraîche à tenir, fraîche à serrer, et on serre un peu fort, parce qu’alors Emilienne se retourne, et on la voit qui est inquiète, avec du rire dans ses yeux. Du rire quand même, et comme ils sont grands ses yeux vus de tout près, grands et gris comme un ciel couvert, comme un ruisseau après la pluie ; et soi, dedans, on se voit tout petit, tout petit près du point brillant. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

52Ces deux perceptions sont attribuées à un médiateur (Aimé). Dans un premier temps, Aimé observe Émilienne : cette mince épaule est celle d’Émilienne. L’exclamative comme ils sont grands ses yeux, avec la dislocation à droite (ses yeux), affiche l’étonnement du personnage. Le connecteur Et qui suit le point-virgule marque un changement de l’objet observé (soi, dedans).

53Voyons l’extrait (15) :

Il aurait voulu s’empêcher de peindre qu’il n’aurait pas pu. Il fut comme jeté en avant vers sa toile. Et voilà, ce n’était plus à présent en dehors de lui, c’était en lui, et comme transposé, qu’il voyait le petit bouquet ; en lui, et comme déjà peint et vivant d’une vie si forte qu’elle s’imposait à sa main. Tout de suite les petites masses furent mises en place, les contours fixés, les plans établis. Il y avait quelqu’un de fort en lui ; il ne faisait plus qu’obéir. Et, rapidement, les petites couleurs naquirent et prirent vie sous son pinceau ; […]. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

54Le premier Et articule un procès dynamique au PS et un procès statique à l’IMP combiné à des déictiques (voilà, à présent) et à l’indice en lui qui apparaît à trois reprises. Avec le PS furent mises en place, la perception redevient extérieure ; il y a fluctuation permanente de la perspective, sur-marquée (ou non) par Et. Le second Et accompagne une nouvelle rupture, qui marque un retour au PS.

55La convergence dans les indices assoit le changement de plan, que Et sur-marque.

3.2.3. Indices déictiques

56Dans (16), les expressions déictiques (en italique) se retrouvent toutes après l’occurrence du Et – comme dans l’exemple précédent (voilà, à présent) :

Le premier baiser qui vint fut pour son front, ensuite il y en eut un pour chacun de ses yeux. Et voilà qu’à présent elle tendait tout son visage, sans qu’on pût savoir si c’était pour vous braver encore ou pour demander pardon, mais ce dernier baiser venait déjà ; […]. (Ramuz, La Guérison des maladies)

57Les indices personnels (on, vous) sont particulièrement intéressants. Indice personnel d’extension vague, on est au service d’une plasticité référentielle ; ainsi, on réfère ou à un ensemble de personnes dont je fais partie, ou à un ensemble de personnes dont je suis exclu (Blanche-Benveniste 2003, 55). Ramuz fait un grand usage de ce Protée qui permet un positionnement équivoque du narrateur. L’indice personnel générique vous crée chez Ramuz un effet curieux que Béguelin (2013, 16) explique comme suit, à propos d’un exemple de son corpus : « Il en résulte un effet complexe : d’une part, la communauté dépeinte se voit attribuer un statut d’interlocutrice ; d’autre part, tout lecteur quel qu’il soit est invité à s’identifier, fugitivement au moins, avec cette communauté ». On et vous constituent deux modes distincts de généralisation, qui œuvrent à indifférencier les actants des procès successifs. Dans (16), le changement aspectuel (PS vs IMP) et le changement de sujet entérinent le changement de plan.

58Dans (17), Et est précédé par ce qui est a priori un discours direct libre, puis la narration reprend, avec un changement de sujet (je est coréférent à elle) et un changement de temps verbal :

Une beauté est suspendue devant nous dans le vide, et il nous est dit : « Profitez ! » Est-ce que je ne profiterai pas ? Et, comme elle ouvrait largement la bouche, toute cette tiédeur d’air est entrée, sentant bon la giroflée à cause des jardins qu’il y avait derrière les murs. (Ramuz, La Guérison des maladies)

59Mais ce retour à la narration se fait selon la perspective du personnage, comme le montre le participe présent sentant et le SN démonstratif cette tiédeur d’air. Ce démonstratif appelle un commentaire.

60Un démonstratif est réputé apte à désigner un référent saillant dans la situation de parole (par exemple si je désigne de l’index une chaise et que je dis Prenez cette chaise !). Mais ces SN démonstratifs sont utilisables « à rebours », dans la mesure où ils peuvent référer in absentia pour suggérer qu’un médiateur est en présence du référent. Ce procédé connu sous le nom de deixis am Phantasma (Bühler 1934), deixis empathique (Lyons 1978, 298) ou deixis mémorielle (Apothéloz 1995, 35-36) donne l’impression d’avoir un accès immédiat à l’état cognitif dans lequel se trouve un médiateur, d’où des effets de point de vue. Ce n’est pas un hasard si ces démonstratifs am Phantasma sont en rapport avec la perspective du médiateur (cette mince épaule dans (14), ce dernier baiser dans (16), et donc cette tiédeur d’air dans (17)).

3.2.4. Polyphonie

61Dans (18), les pensées rapportées (en italique) produisent une rupture énonciative corroborée par la présence de Et initial :

[…] il comprenait qu’il ne pouvait répondre [i.e. à la lettre de sa mère qui le presse de rentrer] sans fixer la date de son départ ; et alors il faudrait partir ! (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

62Ici le connecteur Et introduit le discours indirect libre, alors que dans (2, supra) Et marquait le retour à la narration après le DIL.

63Dans (19), Et est suivi d’une perception visuelle (joli) et le présent de l’indicatif institue le changement de plan :

Elle avait la démarche vive, et balançait un peu les hanches en marchant. Il aimait à sentir ce souple corps tout contre lui ; et rien n’est plus joli que le bout des bottines qui sortent de dessous la robe et s’y recachent à chaque pas. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

64L’hyperbole (en italique) n’est pas prise en charge par le narrateur, mais par Aimé qui dans un monologue intérieur s’émerveille des bottines d’Émilienne. C’est la présence de Et, couplée au déterminant défini (la robe), qui exclut toute lecture doxique. À nouveau, une rupture du texte oriente vers la perception d’Aimé et cette rupture est sur-marquée par Et.

3.2.5. Perception inversée

65Autre indice qui renvoie à la sphère énonciative du personnage, le phénomène de « perception inversée » :

On fit un grand tour par Onnens, Vernamin, Bassolles et Remoret. […] On arriva à Vernamin. Et cela lui fut doux, et Vernamin aussi quand il se leva tout à coup, serré autour de son clocher, avec ses douze grandes fermes. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

66Le surgissement du village dans (20), c’est la façon dont le personnage le perçoit depuis la voiture attelée en mouvement : il faut être dans la voiture pour voir le village de Vernamin se lever tout à coup. Il s’agit bel et bien de la perception des voyageurs, si bien que la signification produite ne fait sens que si elle est interprétée comme décrivant le point de vue d’un médiateur. On parle de « perception inversée » lorsque le mouvement est transféré de l’entité mobile (ici la voiture attelée) à l’environnement où se trouve cette entité (le village) (Borillo 2012, Apothéloz 2016).

67Dans les extraits étudiés, Et suggère le passage à la perspective du personnage en sur-marquant une aspectualisation. Parfois, les in|dices d’une divergence énonciative (Philippe 2000) s’avèrent ténus : la présence du Et initial n’en est que plus significative.

3.3. Enseignements

68L’objectif de ces analyses n’était pas de démontrer que toutes les occurrences de Et après une ponctuation forte trouvent une justification. Ce ne serait pas toujours possible : les autocorrections de Flaubert et Ramuz (infra, section 5.2) suggèrent d’ailleurs que ce n’est pas le cas. Il s’agissait plutôt de montrer que l’alliage {ponctuation forte + Et} peut être au service d’exploitations discursives singulières. Dans les copies d’élèves également, Et initial n’apparaît pas n’importe où dans la planification textuelle.

69Et après une ponctuation forte est au service de fonctions textuelles identifiables, il n’est ni fortuit, ni gratuit. Ce n’est pas une manie, un travers, une gaucherie, encore moins un impair. Le procédé répond au contraire à des besoins communicationnels, à des stratégies textuelles pertinentes.

70Lorsqu’il y a (en apparence) divergence énonciative, Et sollicite la reconstruction de la cohérence. Il fonctionne comme un « pivot » en (sur)marquant ou en augurant une aspectualisation, un feuilletage énonciatif. Opérateur de transition énonciative, Et est alors d’une part l’auxiliaire d’une dissociation énonciative, et contribue d’autre part – en tant que lien conjonctif – à conformer et à légitimer ladite rupture.

71Deux enseignements issus de cette petite collection d’exemples de Ramuz peuvent être formulés.

  1. De conserve avec d’autres indices linguistiques, Et après ponctuation forte fonctionne souvent (mais non systématique|ment) comme un embrayeur de la perception d’un médiateur.
  2. Ramuz écrit qu’il souhaite « transposer dans le récit des caractéristiques du dialogue » (Paris (Notes d’un vaudois), 1938) ; on a parlé pour son œuvre de « récit oralisé » (Meizoz 2001, 35-36, 77). Cela a pour conséquence de brouiller les frontières énonciatives et de rendre poreuse la séparation entre narrateur et personnage(s).
    L’usage que Ramuz fait des pronoms on, vous15, ça, du verbe c’est, de il y a(vait), de certaines répétitions, etc. a vocation à indistinguer les instances de l’énonciation, notamment en décloisonnant les sphères énonciatives du narrateur d’une part et des personnages d’autre part (ibid., 77, Mahrer 2006a, 221, 224, Philippe 2009, 69). Ce procédé de focalisation interne (de « vision avec ») où le narrateur investit le regard du personnage ou du groupe (Meizoz, ibid.) fait qu’en tant que lecteur, on est sans cesse ramené sur le plan des personnages (ibid., 123). « Tout converge pour que le narrateur soit figuré comme quelqu’un qui parle, et non comme quelqu’un qui écrit » (ibid., 108).
    Or, avec d’autres indices linguistiques, Et initial – et c’est là mon hypothèse – œuvre en sens inverse de ce brouillage énonciatif, puisqu’il suggère au contraire l’existence d’une rupture énonciative. Mais Et œuvrant fondamentalement à la continuité, la rupture est paradoxalement suturée, autrement dit légalisée.

72Un extrait du Journal de Ramuz que cite Mahrer (2006a, 66-67) est révélateur du rôle assigné à Et (ce que Ramuz nomme « la conjonction ») placé après une ponctuation forte :

Toute la beauté du style est dans les plans, toute la difficulté aussi. La réalité immédiatement perceptible est toute entière sur le même plan, elle est aussi parfaitement continue, n’ayant ni commencement, ni fin. Mais nous ne pouvons l’embrasser qu’en la découpant en morceaux, et chacun d’eux pris séparément a une fin et un commencement. D’où la nécessité des plans qui n’ont d’autre fonction que de justifier ces limites, ils sont supposés par elles ; ils ne sont donc plus de pure expérience, mais déjà d’abstraction ; abstraction sentimentale, si je puis dire, ou raisonnable, c’est selon : mais de toute façon c’est mon être qui intervient et qui fait choix parmi cette réalité, en retient certaines parties qu’il estime essentielles, en dédaigne d’autres ; grossit celle-ci, réduit celle-là ; et le fait de l’œil est de voir plus gros ce qui est devant : voilà les plans. C’est ici qu’intervient la conjonction ; c’est elle qui dans la phrase fait reculer ou avancer les groupes de faits ou d’idées ; elle est au centre du discours. Je n’ai perçu que peu à peu son rôle : l’expérience seule m’a finalement amené à en voir toute l’importance. Et elle seule m’intéresse ; et quand je la manierai à mon gré, je sens que tout le reste me sera donné par-dessus. (Ramuz, Journal, 15.06.1910 ; mes italiques)

73Faut-il égaler « abstraction sentimentale » à ce que j’ai appelé aspectualisation ? À noter que l’alternance des plans permet « un choix parmi cette réalité », réalité qu’elle remodèle, et de « voir plus gros » par le moyen d’un effet de zoom qu’illustrent les extraits (21) et (22)16 :

Un bateau à vapeur venait de passer au large, trois triples rangées de vagues arrivèrent et l’énorme coque, bien qu’amarrée solidement, fut soulevée. Un grincement se fit entendre, un craquement. Et, drôlement, les hommes furent balancés sur leur planche à croire qu’ils allaient être précipités dans l’eau […] (Ramuz, La Guérison des maladies)

En effet, le second des deux bateaux était le bateau des Pidou, comme on le distinguait maintenant sans peine à sa peinture, n’étant pas à plus de cent mètres.
Et tous s’avancèrent sur le bord du quai, s’abritant les yeux de la main. (Ramuz, La Guérison des maladies)

74Dans (21), un plan large (un bateau) est suivi après Et d’un plan resserré (ses occupants). Dans (22), c’est l’inverse, un plan resserré avec l’IMP pour signifier un procès statique, suivi d’un plan large avec un procès dynamique au PS. À noter, avant Et le prédicat de perception (distinguait), le pronom on et le déictique de l’observateur maintenant. Le connecteur en effet pourrait également être assumé par le personnage observateur. On peut rappeler encore ici que Proust parlait de « division d’un tableau » à propos de l’usage de ce Et chez Flaubert – métaphore qui s’applique bien ici.

75Encore une fois, la pertinence fonctionnelle de ce Et est manifeste.

4 | Et initial de période, un procédé privilégié en français parlé ?

4.1. Contrefaçons littéraires de l’oralité et français parlé

76Ramuz a été vu comme un précurseur (avec L.-F. Céline… et par Céline lui-même) dans la manière de représenter certains aspects de l’oralité, de les transposer dans une langue fictive. Ramuz lui-même le revendique dans Deux Lettres (1929) : « J’ai écrit (j’ai essayé d’écrire) une langue parlée ». Les effets d’oral représenté dans la narration ramuzienne ont été documentés à de nombreuses reprises (Durrer 1996, Rouayrenc 2000, Meizoz 2001, Mahrer 2006b, Béguelin 2013). Il s’agit bien d’une représentation de l’oral – par définition factice, produit de l’expérimentation stylistique ; mais (si la représentation « marche ») elle est instructive quant à l’image de l’oral qui est renvoyée. Si une représentation peut entretenir un rapport très lâche avec le phénomène contrefait, ces contrefaçons littéraires de l’oralité renvoient une image du français parlé – une représentation délibérément approximative, gauchie ou convenue.

77On pourrait toutefois voir une forme de paradoxe dans le fait qu’un Et outil organisationnel (on a parfois parlé d’un « rôle architectural ») – auxiliaire par exemple chez Ramuz d’une narration très construite – passe pour représentatif du français parlé. Et s’il passe pour tel, c’est sans doute qu’il est tenu pour non standard. Si ce Et initial est associé – à tort, selon moi – à l’oral, cela expliquerait la stigmatisation dont il fait l’objet (sections 1.1 et 5.2).

78J’ai décrit Et (supra, section 3.3) comme un contrepoint au brouillage des frontières énonciatives (qui parle ? qui ressent ? qui voit ?), autrement dit comme un indice pour la construction de la cohérence du texte – puisque tout en légalisant ces frontières, il est l’indice d’un changement de plan.

79Et initial relève-t-il pour autant de la représentation de l’oralité ? A la section 4.2, je formulerai une hypothèse différente. De mon point de vue, Et ne participe pas à l’effet de proximité communicative feinte que produit la narration ramuzienne.

4.2. Oral et distance communicative

80Voyons ce qu’il en est du connecteur Et initial de période, en français parlé. Si on cherche des Et au début de périodes intonatives17, avec un rôle d’alternance des plans, il n’est pas évident d’isoler des extraits qui se rapprochent de ce qui est observable dans l’écrit publié. Le fragment (23) – que j’emprunte à Lacheret (2003) – est le plus insigne que j’ai pu trouver :

[je suis né à Alger en 1943 donc euh j’ai connu l’Algérie heureuse je suis né le 1er novembre donc euh mon anniversaire coïncide avec le début de l’insurrection algérienne #]P1
[Et j’ai été d’une famille euh très unie très aisée # euh mon père était un autodidacte venant d’un milieu très pauvre ayant fait aucune étude mais ayant une passion de la littérature et du savoir et ayant accumulé un énorme savoir d’autodidacte #]P2
[Et j’ai vécu avec mon frère jumeau et ma sœur dans dans une ambiance où le livre était sacré #]P3
[Et où euh le travail était la moindre des choses #]P4
[nous sommes venus en France euh en 1956 j’avais 12 ans #]P5
[Et je suis entré au- j’ai fait mes études au- à Janson de Sailly à Paris #]P6
[Et avec une ambition qui commençait à se cristalliser déjà autour de l’idée d’écrire et de # chercher #]P7
(oral radiophonique, cité par Lacheret 2003, 129-130)18

81Dans (23), Lacheret distingue sept périodes intonatives (cf. les indices P1 à P7). Il est notable que cinq d’entre elles soient introduites par un Et trans-périodique !

82Cet extrait est issu d’une interview de Jacques Attali. Les Et ini|tiaux n’y embraient pas une perception, ou une divergence énonciative, mais endossent toutefois un rôle architectural. On peut séparer l’extrait en deux parties. La partie I (P1-P4) concerne la transmission du savoir par le père autodidacte, la partie II (P5-P7) l’acquisition du savoir par les études. La période P5 introduit une rupture notamment par le fait qu’elle ne commence pas par Et.

83Par ailleurs, on passe du je (P1) au nous (P5, mais de manière implicite déjà en P2-P3 : famille – mon frère et ma sœur), puis on revient au je en P6. De ce point de vue, P2-P3 (je – mon père – mon frère – ma sœur) font écho à P5-P6 (nous – je). Certaines périodes entretiennent des parallélismes. Ainsi, les deux seules périodes non indexées par Et, P1 et P5 présentent une structure proche (P1 : je – à Alger – en 1943 ; P5 : nous – en France – en 1956). Les périodes P2-P3 (littérature / savoir / livre) et P6-P7 (études / écrire / chercher) présentent un même réseau isotopique.

84Voici schématiquement la « division du tableau » que réalisent les Et initiaux :

    I

  • P1 : je – à Alger – en 1943
  • P2 : Et… famille – mon père – passion de la littérature et du savoir
  • P3 : Et… mon frère – ma sœur – ambiance où le livre était sacré
    [P2-P3 = formation phase 1.]
  • P4 : Et… le travail était la moindre des choses
    [autre plan : P3 : le livre est sacré vs P4 : le travail est la moindre des choses]

    II

  • P5 : nous – en France – en 1956
    [rupture, mais même schéma que dans P1 : sans Et]
  • P6 : Et… je – mes études
    [P6 = formation phase 2.]
  • P7 : Et… ambition d’écrire et de chercher

85Ce fragment est un monologue, radiodiffusé – avec par conséquent un dispositif médiatique, des destinataires multiples, non identifiés et physiquement absents. J. Attali est par ailleurs un professionnel de la parole. Certes le locuteur produit un récit personnel empreint d’émotion, mais il s’agit bien ici d’une pratique située du côté de la distance communicative (Koch & Oesterreicher 2001, 2007, 2012).

86Cet extrait de parole professionnelle montre que, sans être une caractéristique statistiquement éprouvée de l’oral (quelle variété d’oral d’ailleurs ?), Et connecteur est attesté en début de période (Groupe de Fribourg 2012) et – surtout – est sans doute apte à remplir des fonctions du même ordre que dans l’écrit littéraire publié, comme opérateur de changement de plan. Cependant, cet emploi de Et initial de période n’est pas particulièrement représenté en français parlé spontané19.

87Je ferai l’hypothèse que les combinaisons {ponctuation forte + Et} et {indicateurs prosodiques de fin de période intonative + Et} sont des indices de distance communicative – plus précisément que ces combinaisons font partie de l’assemblage d’indices qui permettent de conclure à une distance communicative (plan conceptionnel, chez Koch & Oesterreicher). Il existe en effet des points communs dans l’usage de Et entre ces deux pratiques de la distance communicative que sont la parole professionnelle et l’écrit littéraire publié. La fonction d’opérateur de changement de plan est ainsi plutôt observable dans les types de discours (écrits ou oraux) qui relèvent de la distance communicative. Je postulerai que Et initial est – pour parler comme Koch & Oesterreicher – pan-médial, mais qu’il n’est pas naturellement pan-conceptionnel.

88Selon Mahrer (2006a, 65), ce Et « connote le parler populaire ; en régime narratif, on l’associe aux récits de traditions orales ». Si on entend par « récits de traditions orales » les contes, mythes, proverbes, histoires héroïques, poésie orale et autres verbal arts, nous faisons lui et moi la même hypothèse. S’il « connote le français populaire », ce n’est qu’en vertu d’une image stéréotypée de ce qu’est le français parlé : on ne saurait égaler français parlé et français populaire, même si pour beaucoup de contrefaçons littéraires de l’oralité « faire oral » revient à « faire populaire » (supra, section 4.1 et infra, section 5.3).

4.3. Corroborations

89Considérons deux cas de figure supplémentaires qui – à défaut de fournir des arguments incontestables en faveur de mon hypothèse – constituent néanmoins des pièces à verser au dossier.

90Biber & Conrad (2009, 65) soulignent la haute fréquence de And / But à l’initiale des énoncés dans un autre type de parole professionnelle, l’enseignement en cours magistral ; ce type de discours présente les propriétés de la distance communicative : adresse à un groupe d’allocutaires, planification au moins partielle, interaction qui ne se déroule pas d’égal à égal en raison de la relation hiérarchique, dimension directive latente, thématique imposée, etc. :

Clauses are relatively short in classroom teaching, and they have a looser syntactic structure. One measure of this is the high frequency of clause-initial and / but, often co-occurring with fillers such as uh and um. (ibid., 67)

91Les auteurs observent 4.5 occurrences de And / But initiaux par tranche de 100 mots.

92Biber & Conrad (ibid., 301-302) reproduisent également en annexe de leur ouvrage une transcription du discours d’un professeur (Text 10. Classroom teaching, American university first-year English composition class). Dans cette transcription, on observe 29 énoncés séparés par une ponctuation forte (. ?) : 8 d’entre eux commencent par And (27,5%) et 3 par But.

93La prudence s’impose quant aux conclusions à tirer de ces mesures, puisqu’il ne s’agit pas de la même langue et que la transcription mobilise les signes de ponctuation de l’écrit. De plus, on ne sait pas comment a été réalisée la segmentation, sur quels indicateurs prosodiques elle se fonde – l’enregistrement n’étant pas mis à disposition. Mais les observations de Biber & Conrad suggèrent une affinité entre présence de And initial et parole professionnelle.

94Le second exemple est tiré du débat présidentiel du 2 mai 2012 entre François Hollande et Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’une parole publique ressortissant également à la distance communicative.

95La première intervention de F. Hollande – dont on peut penser qu’elle a été préparée – dure 1’45’’. L’unité Et y apparaît 8 fois, dont 7 fois en début de période – c’est-à-dire une fois toutes les 15 secondes. Il n’y a donc qu’une seule occurrence (la cinquième) où et n’est pas en position initiale de période. Voici le contexte droit de ces occurrences :

[…]
Et donc je dois dire ce soir quel président je serai […]
Et donc je veux que la justice soit au cœur de toutes les décisions publiques […]
Et donc ce sera la justice fiscale, la justice sociale, […] qui inspireront mon action […]
Et donc je veux être le président qui redressera la production […]
ce sera un effort très long et qui appellera la mobilisation de tous […]
Et c’est pourquoi je veux être aussi le président du rassemblement […]
Et donc je veux les réunir […]
Et c’est ainsi que reviendra la confiance […]

96On notera que dans chacune de ses occurrences Et initial est suivi d’un connecteur conclusif (donc à cinq reprises, c’est pourquoi, c’est ainsi que) et que la combinaison et donc est accompagnée à trois reprises de je veux.

97L’hypothèse formulée aux sections 4.2 et 4.3 demande à être testée sur des données plus vastes et ressortissant à des types d’oral relevant de la distance communicative plus variés (conférence scientifique, journal radiophonique, entretien en visioconférence avec une personne inconnue, poésie orale, laudatio, nécrologie, discours officiel, assemblée ordinaire, etc.).

5 | Conclusions

5.1. Retour sur les écrits de « non experts »

98En 2014, Elalouf a resoumis une copie emblématique, la « copie de Cécile » (Halté 1982, 1989), à des enseignants de collège en formation et à des professeurs stagiaires (en France). Interrogeant ce « geste de métier » qui consiste à annoter les productions écrites des élèves, elle a étudié les annotations portées sur cette copie. Ses observations coïncident avec celles d’Halté il y a quatre décennies, et avec les constatations faites sur les copies d’élève en Suisse romande (supra, section 1.2) :

– les connecteurs qui semblent poser problème sont entourés ou barrés (« Et et Mais en tête de phrase sont jugés incorrects », cf. l’annotation « jamais mais en début de phrase »).
– ces interdits sont « formulés sans explication ». (Elalouf 2014, §14)

99Elalouf observe également une contradiction entre les objectifs déclarés des enseignants et les pratiques mises en œuvre – confirmant également ce qu’écrivait Halté (1989) : les enseignants « ne croient pas faire ce qu’ils font ».

100Dans la « copie de Cécile », Elalouf (2014, §20) note par ailleurs une corrélation entre présence de Et/Mais après ponctuation forte et « lexique psychologique » – ce qui n’est pas en désaccord avec l’aspectualisation observée dans les extraits de Ramuz (supra, section 3.2). Voici les exemples concernés (mes italiques) :

(a) Et c’est alors qu’il découvrit un amour plus fort que tout pour elle et sans hésiter, il la demanda en mariage.

(b) Mais bientôt son étonnement se transforma en un chagrin d’amour.

101Dans les annotations des enseignants observées ici et dans la section 1.2, il y a un déni de la réalité langagière : « […] il est plutôt inquiétant de voir enseigner impunément des contre-vérités empiriques, avec l’autorité du savoir et la caution de l’institution scolaire » (Berrendonner 2014, 286).

5.2. Autres méta-discours à propos de Et initial

102La pseudo-règle qui stigmatise l’emploi de Et à l’initiale d’une phrase graphique est très rarement explicite dans les grammaires. Le Bon Usage fait exception :

Des esprits logiciens considèrent comme une faute le fait de mettre une conjonction de coordination après un point. L’usage [...] ne tient aucun compte de cette interdiction, même après un alinéa. (Goosse-Grevisse 2016, §1084b ; mes italiques)

103Certes, la règle est jugée inappliquée, mais le seul fait de la mentionner contribue à la consolider, ou du moins à lui accorder un certain crédit.

104Ce jugement de valeur ambiant, qui infuse dans la communauté parlante sans doute depuis très longtemps, se transmet davantage par l’enseignement et les croyances collectives – et dieu sait s’il y a des idées reçues en matière de langue –, que par les ouvrages de référence.

105Les enseignants ne sont pas les seuls à stigmatiser cet emploi. Les méta-discours normatifs à propos de cet emploi – autres que les annotations des enseignants – sont sans surprise bien attestés sur le web :

(a) « Je vois régulièrement le mot de liaison “et” en début de phrase ­– Or, dans une de mes copies corrigées par un professeur qui a fait Sciences politiques – Il me barre systématiquement mon “et” en début de phrase. »

(b) « Je me demandais si la règle qui dit que nous ne pouvons pas mettre de “et” au début d’une phrase est vrai. » (sic)

(c) « Eh bien au primaire, les professeurs nous disais toujours de ne pas commencer nos phrase avec un “et” donc j’ai pris ça en considération. Mais venu le moment d’écrire des textes plus approfondis, j’ai commencer à avoir besoin de commencer mais phrase par “et” puisqu’avec certains autre mot, ça se disait mal. » (sic)

(d) « Moi aussi j’utilise le “Et” en début de phrase. D’ailleur, dans Germinal, j’ai vu que Zola l’utilise en début de paragraphe... et même une fois au tout début d’un chapitre ! » (sic)

106Les éléments mentionnés précédemment apparaissent dans ces extraits : contradiction entre réalité empirique et jugement normatif (26a), scripteurs non dupes (26b,c,d), réponse à un besoin que ne remplit pas son absence (26c), conflit de normes : Sciences PO contre Zola (26a,d).

107Flaubert et Ramuz se sont eux-mêmes autocensurés. A l’occasion de sa correction de Salammbô, Flaubert écrit : « Je m’occupe présentement à enlever les et trop fréquents » (cité par Thibaudet (1920=1939, 435). Le critique souligne que Flaubert le fait également d’une édition à l’autre de L’Éducation sentimentale, se reprochant à lui-même « un vieux tic biblique » (ibid., 1922 : 240). Dans les années 1939-40, Ramuz prépare ses œuvres complètes, révisant l’ensemble de sa production. Ses changements les plus systématiques concernent la ponctuation et la connexion (Mahrer 2006a). La tendance générale de l’auteur à l’occasion de cette réécriture consiste à renforcer les marques de ponctuation (augmente les signes de ponctuation et durcit la ponctuation) et à supprimer nombre de connecteurs – « estomp[ant] la logique perceptive » (ibid., 65)20.

5.3. Quelle explication à la disparate entre les faits empiriques et les méta-discours ?

108Pourquoi y a-t-il une telle discordance entre les faits empiriques et certaines interventions d’enseignants ou certains discours sur la langue ? Pourquoi le Et initial avec une fonction d’alternance de plan – indice de distance communicative – a-t-il paradoxalement mauvaise réputation ? Je formulerai deux hypothèses.

109Le premier volet de l’hypothèse I, exposée supra section 4.1, est que Et est associé à tort au français parlé non planifié. Si le diseur de norme tient ce procédé pour préférentiellement mobilisé à l’oral, cela peut expliquer la stigmatisation dont il fait l’objet. Le paralogisme mobilisé serait : oral donc non standard. Le second volet de l’hypothèse I est que ce procédé est stigmatisé depuis toujours (Antoine 1958, 944), associé aux formes dépréciées, parmi lesquelles figurent celles produites en français parlé. Le paralogisme mobilisé serait : non standard donc oral.

110L’hypothèse II stipule que la stigmatisation de cet emploi est une conséquence de l’idée reçue selon laquelle l’unité et a uniquement un emploi de « conjonction de coordination », et qu’à ce titre elle ne peut articuler que des constituants de bas rang (Berrendonner 2014, 285-286). Ce parti-pris normatif, arbitraire, résulterait ainsi de la non reconnaissance du statut catégoriel ambivalent de Et. Les commentaires suivants, recueillis sur le web, donnent du crédit à cette seconde hypothèse :

(a) « Bien sûr que ce n’est pas correct puisque Et est une conjonction de coordination et qu’en commençant une phrase ne peut RIEN coordonner. »

(b) « De même on ne commence pas une phrase par Car ou Mais, qui sont des conjonctions de coordination qui relient deux propositions. »

5.4. Retour sur l’opposition de médium

111Pour ce qui concerne les fonctions pragmatiques de ce Et initial, je dirai d’une part à la suite de Gadet, qui souscrit à la position de Koch & Oesterreicher, que le diaphasique l’emporte sur le diamésique :

C’est là un débat récurrent en sociolinguistique comme en linguistique générale, autour de l’existence, ou non, d’une dimension spécifique de « diamésie » (Berruto 1987, parmi d’autres), ou ordre de faits de langue qui serait gouverné par le médium, en particulier oral vs écrit, et compléterait le dispositif de diastratie et diaphasie. Pour nous, le diaphasique l’emporte sur le médium : oral et écrit ne sont pas des primitifs, mais des manifestations historiquement et anthropologiquement situées de l’opposition, quant à elle fondamentale dans les sociétés humaines, entre l’immédiat (proximité) et la distance. (Gadet 2017, 122)

112Dans mon optique, il ne s’agit pas de reléguer l’opposition de substance pour promouvoir la dimension conceptionnelle. L’opposition de médium garde au contraire toute sa pertinence21.

113D’autre part, Et étant pan-médial et remplissant des fonctions parfois du même ordre, je postulerai à la suite de Berrendonner (2004) que les différences d’opportunités pragmatiques associées à chaque médium ne remettent pas en question l’unité du système :

Ce qui différencie l’oral de l’écrit (ou plutôt, les genres oraux des genres écrits), ce n’est pas tant la nature des constructions attestées, que les rendements qui leur sont assignés. Les conditions de production de chaque genre discursif étant différentes, elles induisent des modes d’optimisation et de coopération différents, d’où des préférences, parfois statistiquement sensibles, en faveur de certaines structures. Mais ces différences d’opportunité mises à part, leur grammaire a tout l’air d’être la même. (Groupe de Fribourg 2012, 19n)

114Il existe des différences d’un médium à l’autre dans les fonctions pragmatiques et les modes d’optimisation d’un procédé linguistique donné.

    Notes

  • 1 L’auteur remercie Michèle Noailly et Rudolf Mahrer pour leur relecture attentive et stimulante d’une version antérieure de ce texte.
    J’évoquerai très ponctuellement le cas de Mais et de Car, dans la même position. Lorsque j’emploierai le terme de « phrase graphique », je l’entendrai au sens de segment entre deux ponctuations fortes. Je noterai par convention le Et initial avec une majuscule, même s’il est issu d’un corpus oral ou s’il suit un point-virgule. Je prends ici le parti d’inclure le point-virgule dans les « ponctuations fortes », parce que le fonctionnement du Et initial après un point ou un point-virgule, en particulier chez Ramuz, semble du même ordre.
  • 2 Le Et en début de parenthèse n’a pas pu être pris en compte pour des raisons techniques, la base ne permettant pas d’extraire les parenthèses. De même, le Et de début de chapitre ou d’ouvrage (Et enchaînant sur un blanc typographique), ne peut pas être comptabilisé de manière automatique. Autre écueil : un Et comme celui de la question Et l’océan ? (infra, 8b) va être comptabilisé, alors qu’on peut se demander s’il fonctionne de la même manière que dans (1)-(3). Ces comptages sont donc faits « à la louche ».
  • 3 Mahrer & Tuomarla (2009, 151) écrivent que 11,4% des phrases graphiques du Village dans la Montagne (1908) commencent par Et précédé d’un point, et dans 14,2% des phrases Et est précédé du point-virgule ; ainsi, plus d’un quart des phrases graphiques – au sens où « phrase graphique » est défini ici (v. note 1) – commence par Et !
  • 4 Même si tous les écrivains n’exploitent pas ce procédé de manière aussi récurrente que les auteurs cités.
  • 5 Les extraits ci-dessous sont restitués avec leur orthographe d’origine ; les éléments en exposant / soulignés / barrés ou cerclés (ex. 7) sont les corrections de l’enseignant. Le « CO » est le « cycle d’orientation » en Suisse romande, qui correspond aux trois dernières années d’école obligatoire.
  • 6 L’auteur (2005, 25) définit dramatisation ainsi : « toute réalisation construite par un phénomène stylistique […] visant à valoriser la dimension active de l’énonciation, soit sa capacité à mobiliser fortement la sensibilité de représentation des sujets actants de la communication ».
  • 7 Du moins aussi longtemps qu’on ne découvre pas le prequel de la Genèse
  • 8 On pourrait également évoquer un changement dans la direction du regard d’Hamilcar, entre ce qui précède et ce qui suit Et.
  • 9 De manière convergente, Bres (2003, §2.1, §4) souligne que « Todorov, lorsqu’il veut analyser les différents types de perceptions à travers lesquels sont vus les événements du récit parle… d’aspects (1968, 141) ».
  • 10 J’emprunte le terme de médiateur à Apothéloz (2016, 45) qu’il définit (à la suite de Desclés & Guencheva 2000) comme « un sujet de conscience qui s’interpose entre l’énonciateur et l’énonciataire (l’énonciataire étant ici le lecteur) ».
  • 11 D’autres manifestations de cette alternance des plans sont observables : une transition rythmique (Bordas 2005), un changement de thème (Ruppli 1991), une reprise de la narration après un discours rapporté, etc. Pour Mahrer (2006a), la combinaison « Et initial + passé simple » chez Ramuz est au service d’une « poétique du tragique ».
  • 12 Dans les exemples cités, issus de Aimé Pache, peintre vaudois (1911) et de La Guérison des maladies (1917), les italiques sont miens.
  • 13 Dans (11), il y a une première rupture avec Brusquement, il faisait plus frais qui fait office de pivot entre la narration et l’irruption du point de vue du médiateur à la suite de Et.
  • 14 Le concept de ception de Talmy (2000), qui conjoint dans un domaine cognitif unique la perception et la conception, cible mieux encore de quoi il retourne :
    [...] ception would include the processing of sensory stimulation, mental imagery, and currently experienced thought and affect. An individual currently manifesting such processing with respect to some entity can now be said to “ceive” that entity. (Talmy 2000, 139-140)
    Apothéloz (2015, 124) introduit le concept comme suit :
    […] la perception dont il est question ici n’est pas séparable de la catégorisation. Autrement dit elle comporte toujours une dimension cognitive. Il serait donc plus juste de parler de phénomène, au sens philosophique de ‘ce qui se manifeste à un sujet de conscience’. Talmy (2000) a habilement résolu ce problème terminologique en forgeant, en anglais, le néologisme de « ception » (hyperonyme de « perception » et « conception »). (Apothéloz 2015, 124)
  • 15 Voir également cet autre extrait cité par Béguelin (2016, 15) : « Volontiers on descend le dimanche du haut pays et des villages qui sont sur le mont ou en arrière : des jeunes gens, garçons et filles ; et c’est quand cette belle eau se met à briller d’en bas entre vos échalas et vous appelle par-dessus vos petits murs. Volontiers ils venaient et louaient à Perrin un de ses bateaux pour une heure ou deux. » (Ramuz, La Beauté sur la terre)
  • 16 Verselle (2011) et Kila (2013, 185-299) soulignent le caractère cinématographique de l’écriture ramuzienne : l’extrait du Journal cité supra en fournit une illustration. Ramuz lui-même a très tôt été intéressé par le cinéma. Les romans de Ramuz ont au demeurant fait l’objet d’une vingtaine d’adaptations, par exemple : Jean-Luc persécuté (Goretta 1966), La Beauté sur la terre (Cardinal 1968), Derborence (Reusser 1985), Si le soleil ne revenait pas (Goretta 1987), La Guerre dans le Haut-Pays (Reusser 1999).
  • 17 Si nombre de chercheurs s’accordent sur l’existence d’une unité linguistique démarquée par la prosodie, l’extension du concept de période est fluctuante. Ainsi, la définition de la période n’est pas strictement identique chez le Groupe de Fribourg (2012), Lacheret (2003) ou encore Hazaël-Massieux (1995) ; suivant les cadres de modélisation, elle dépend de la nature des intonèmes, de la détermination des seuils dans la force des proéminences, de la durée des pauses ou de l’amplitude du saut entre deux valeurs de F0.
  • 18 P = période intonative (découpée par le logiciel Analor). # = pause
  • 19 Où on observe surtout des [epi], [pi] qui marquent l’enchaînement d’un énoncé à la suite d’un autre. L’emploi de changement de plan est un procédé différent.
  • 20 Mahrer & Tuomarla (2009, 153) présentent par exemple un extrait du Village dans la montagne dans lequel la version princeps compte six phrases graphiques qui commencent par Et (sur onze phrases graphiques en tout). Dans la version corrigée, il n’en reste que deux.
  • 21 On peut ainsi par exemple se demander si Et initial de phrase graphique et Et initial de période intonative sont des procédés commensurables, sachant qu’il n’existe pas de correspondance régulière entre période de l’oral et phrase graphique. Faut-il considérer que Et initial a un comportement fondamentalement différent à l’oral et à l’écrit, à l’instar de phénomènes comme les parenthèses, les répétitions ou les énumérations ?

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Published in:

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DOI: 10.19079/lde.2022.s3.2

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