1 | Introduction
1Le présent travail se propose d’étudier le rapport entre les formes verbales synthétiques (en l’occurrence le futur morphologique ou synthétique et le passé simple) et leurs formes verbales analytiques ‘correspondantes’ (à savoir le futur analytique et le passé composé à valeur aoristique) dont la distribution et la valeur sémantico-fonctionnelle varient considérablement dans les médiums écrit et parlé en français moderne. Il apparaît que les formes analytiques et synthétiques sont grosso modo réservées à leur propre médium de réalisation. En d’autres termes, les formes analytiques ont tendance à être réservées aux genres textuels proches de l’oralité, ou de l’oral représenté (Marchello-Nizia 2012, Guillot et al. 2015), alors que les formes synthétiques se trouvent en particulier dans les genres textuels proches de l’écrit (Jeanjean 1988, Hansen & Strudsholm 2006, Lindschouw 2011, 2013, Lindschouw & Schøsler 2016).
2Nous partons de l’hypothèse selon laquelle il est impossible de séparer l’opposition entre l’oral et l’écrit du reste du diasystème, en particulier de la variation diaphasique (ou situationnelle) (Gadet 2007 [2003], Jeppesen Kragh & Lindschouw 2015, XIII-XIV). Plutôt que de constituer une dichotomie entre formalité et informalité, l’écrit et l’oral représentent un continuum entre des traits (extra-)linguistiques typiques pour une communication écrite ‘formelle’ et des traits (extra-)linguistiques typiques pour une communication orale ‘informelle’ (Koch & Oesterreicher 2001, Givón 1979).
3À partir d’une analyse sur des corpus écrits et oraux (Frantext, CFPP2000) des formes verbales synthétiques et analytiques dans le domaine du futur et du passé, nous allons étudier la distribution et les valeurs sémantico-fonctionnelles de ces formes en français contemporain pour étudier si nous avons affaire à une distribution identique ou différente entre ces deux domaines temporaux.
4Cet article est organisé comme suit : d’abord, nous présenterons les valeurs sémantico-fonctionnelles reliées aux formes verbales étudiées ici, suivies d’une présentation de la variation dia|systématique et des médias de réalisation différents d’une langue qui constituent des paramètres pertinents pour l’étude des formes analytiques et synthétiques en français. Ensuite, nous présenterons les choix méthodologiques pour cette étude avant d’exposer et de discuter les résultats de l’analyse. Enfin, nous conclurons.
2 | Théorie
5Dans cette section, nous allons cerner les valeurs sémantico-fonctionnelles que les formes du futur et du passé traduisent en français contemporain.
2.1. Valeurs des formes du futur
6A l’exception des approches dites non-sémantiques qui considèrent les deux formes du futur comme des variantes stylistiques (Vet 1993, 80-83) ou soumises à la neutralisation sémantique (Helland 1995, Poplack & Dion 2009, 574), la plupart des approches admettent que le futur synthétique et le futur analytique véhiculent différentes valeurs sémantico-fonctionnelles.
7On trouve dans les travaux scientifiques de multiples définitions du futur analytique (va parler), qui se recouvrent partiellement. Cette forme verbale désigne une action immédiate ou proche, l’intentionnalité ou le commencement d’une action, (Confais 2002 [1990]). Elle peut également exprimer l’imminence (Reid 1955, 37, Fleischman 1982, 87, Confais 2002 [1990]) ou un certain engagement du locuteur dans l’action future (Fleischman 1982). Elle désigne aussi une action future préparée dans le présent (Vet 1993) ou en contact avec le présent (Togeby 1982, 396), un conditionnement actuel pour l’action future (Schrott 1997, 26-40, 2001, 160) ou un aspect prospectif (Fleischman 1982, Jeanjean 1988, Blanche-Benveniste et al. 1990).
8La littérature scientifique témoigne également de toute une série de valeurs sémantico-fonctionnelles attribuées au futur synthétique (parlera). A titre d’exemple, cette forme désigne une action psychologiquement détachée du moment de l’énonciation (Fleischman 1982, 87 ; Confais 2002 [1990]), non préparée au moment de l’énonciation (Vet 1993) ou sans contact direct avec le présent (Togeby 1982, 396). Elle peut en outre véhiculer une action future virtuelle (Schrott 1997, 26-40 et 2001, 160) ou une rupture avec le présent (Imbs 1968 [1960]).
9En dépit de la grande variation dans les termes pour définir les valeurs des deux formes du futur, ils se laissent tous résumer grosso modo à l’opposition suivante : le futur synthétique traduit une action future coupée du présent ou du moment de l’énonciation (1), alors que le futur analytique exprime une action future intimement liée à ce point (2) :
Paul arrivera demain.
Tu as appris la nouvelle ? : Céline va avoir un enfant.
10C’est cette opposition sémantico-fonctionnelle qui va diriger l’analyse des formes du futur dans ce travail.
11Dans la discussion scientifique, on se demande également si en français moderne le futur synthétique est en train de céder la place au futur analytique, notamment à l’oral. Les partisans de cette approche comptent notamment Fleischman (1982, 99), Emirkanian & Sankoff (1985, 189), Poplack & Turpin (1999, 134), Poplack & Dion (2009, 577) et en partie Togeby (1982, 396).
2.2. Valeurs des formes du passé
12Pour ce qui est de la concurrence entre les formes du passé synthétiques et analytiques, en l’occurrence l’alternance entre le passé simple et le passé composé, on retrouve également une vaste gamme de dénominations différentes pour caractériser leurs valeurs respectives.
13Dans la littérature scientifique, le passé simple est considéré comme une forme qui exprime une valeur de perfectum historicum (Schøsler 1973, 2012), de passé perfectif (Vetters 2010, 282-287) ou d’aoriste (Caudal & Vetters 2007, 122-124). Cette forme fonctionne en outre comme un temps d’époque passé (Caron & Liu 1999, 39) ou constitue les moments forts d’un récit (Judge 2007, 157).
14En revanche, le passé composé fonctionne comme un perfectum praesens (Schøsler 1973, 2012) ou un passé d’antérieur (Vetters 2010, 282-287). Il peut également assumer une valeur résultative (Caudal & Vetters 2007, 122-124) ou immédiate (Judge 2007, 157) ou fonctionner comme un temps d’époque présent (Caron & Liu 1999, 39).
15Bien qu’il y ait un peu de variation dans la terminologie, on peut, comme pour les formes du futur, résumer ces valeurs en des valeurs générales : le passé simple exprime une valeur de passé coupée du présent ou du moment de l’énonciation du locuteur (3), alors que le passé composé indique une valeur de passé motivée par le présent (4) :
François Mitterrand vécut de 1916 à 1996.
On va faire la cuisine maintenant ? J’ai déjà fait les courses.
16Comme une conséquence directe de ces valeurs temporelles, on peut également proposer une analyse stylistique des deux formes du passé. Selon Judge (2007), l’opposition entre le passé simple et le passé composé est déterminée par des facteurs diaphasique et diamésique. Ainsi le passé composé dénote un élément de discours (et par conséquent d’informalité), contrairement au passé simple qui relève plutôt du médium écrit (le récit) et du registre formel, voire soutenu (op. cit., 165). L’idée que ces deux formes sont déterminées par des éléments stylistiques est plus explicitement articulée par Weinrich (1973), qui s’inspire de Benveniste (1966). D’après Weinrich, les deux formes verbales sont conditionnées par leur appartenance à des genres textuels spécifiques. Ainsi le passé simple appartient au monde raconté ou au monde du récit, alors que le passé composé relève du monde commenté ou de discours.
17En dépit de cette dichotomie fonctionnelle il importe de souligner que le système du passé a subi des changements considérables au cours du temps, ce qui a eu pour conséquence que le passé composé peut à l’état actuel de la langue être utilisé dans un contexte de passé coupé du présent, donc comme un aoriste, domaine réservé autrefois au passé simple (5) :
François Mitterrand a vécu de 1916 à 1996.
18Dans la discussion scientifique, on a cherché à quel moment ce changement s’est produit. Il y a une certaine unanimité pour considérer le XVIIIe siècle comme la phase transitoire où le passé composé commence à l’emporter sur le passé simple pour exprimer une valeur de passé coupé du moment de l’énonciation (Caron & Liu 1999, 43, Caudal & Vetters 2007, 132-134, Vetters 2010, 289, Schøsler 2012, Lindschouw 2013).
19Dans le présent travail, c’est l’alternance entre le passé simple et le passé composé à valeur aoristique qui est étudiée, puisque celle-ci semble dépendre du médium de réalisation dans lequel les deux formes apparaissent.
2.3. Variation diasystématique
20Comme il s’avère que l’alternance entre les formes synthétiques et analytiques est due, du moins partiellement, à des facteurs variationnels, nous nous référons au diasystème comme cadre théorique de cette étude.
21Cette approche est ancrée dans la variation linguistique, inspirée notamment par les travaux de Söll & Hausmann (1985 [1974]) et de Koch & Oesterreicher (2001), puis reprise par Gadet (2007 [2003]). D’après ces chercheurs, la variation linguistique peut être considérée du point de vue de l’usager (variation diachronique, diatopique et diastratique) et du point de vue de l’usage (variation diaphasique et diamésique).
Ancrage variationnel | Type variationnel | Niveau diasystématique | |
Variation selon l’usager | Temps | Changement | Diachronie |
Espace | Géographique, régional, local | Diatopie | |
Société, communauté | Social | Diastratie | |
Variation selon l’usage | Styles, niveaux, registres | Situationnel, stylistique, fonctionnel | Diaphasie |
Canal (médium) | Oral/écrit | Diamésie |
22Ce sont notamment les deux dernières dimensions qui sont pertinentes pour notre propos, dans la mesure où l’usage et la distribution des formes analytiques et synthétiques en question semblent dépendre du degré de formalité de l’interaction et du médium de réalisation.
23On discute si la diamésie doit être comprise dans la diaphasie ou si elles constituent deux domaines à part (Gadet 2007 [2003], 10). Nous adhérons à l’idée de les séparer, parce que l’oral et l’écrit ne représentent pas nécessairement deux degrés de formalité différents. Il est vrai que souvent l’écrit est associé à une communication formelle et l’oral à une communication informelle, à tel point que l’on peut même les regarder comme une diglossie en français moderne où l’écrit représente la variété haute et prestigieuse et l’oral la variété basse et non prestigieuse (Lodge 1989). Toutefois, le dia|phasique et le diamésique se croisent à bien des égards ; il suffit de penser à l’influence considérable des médiaux sociaux et des textos sur la structuration de l’écrit (Stark 2015).
2.4. Continuum communicatif
24Pour cette raison, notre analyse est également fondée sur le continu|um communicatif proposé par Koch & Oesterreicher (2001) qui distinguent entre un pôle de l’immédiat et un pôle de la distance.
Pôle de l’immédiat | Pôle de la distance |
communication privée | communication publique |
interlocuteur intime | interlocuteur inconnu |
émotionnalité forte | émotionnalité faible |
ancrage actionnel et situationnel | détachement actionnel et situationnel |
ancrage réferentiel dans la situation | détachement référentiel de la situation |
co-présence spatio-temporelle | séparation spatio-temporelle |
coopération communicative intense | coopération communicative minime |
dialogue | monologue |
communication spontanée | communication préparée |
liberté thématique | fixation thématique |
25Le pôle de l’immédiat se caractérise par une communication privée et spontanée avec un interlocuteur intime, une émotionnalité forte, un ancrage référentiel dans la communication, une co|opération communicative intense, etc., alors que le pôle de la distance se caractérise par une communication publique et préparée avec un interlocuteur inconnu, une émotionnalité faible, un détachement référentiel de la situation, une coopération communicative minime, etc.
26Ces pôles sont certes liés aux oppositions diasystémiques, dans la mesure où le pôle de l’immédiat correspond au langage informel et familier, tandis que le pôle de la distance correspond au langage formel et soutenu, mais il est important de souligner que l’opposition entre l’immédiat et la distance transcende celle entre l’oral et l’écrit, parce que tant l’immédiat que la distance peuvent se manifester comme une communication orale et écrite.
3 | Méthode
27Afin d’étudier la distribution des formes du futur et du passé à travers les dimensions diaphasique et diamésique en français moderne, nous avons tenu compte d’un vaste éventail de genres textuels dans la collecte des données. Les données sont tirées de deux corpus électroniques, Frantext, qui comprend des données écrites, et CFPP2000, qui contient des données orales transcrites. Les données couvrent la période contemporaine, à savoir les XXe et XXIe siècles. CFPP2000 ne couvre toutefois, comme son nom l’indique, que le XXIe siècle.
28Nous avons fait appel à trois genres textuels majeurs pour assurer un corpus balancé et une certaine représentativité des données :
- Textes écrits formels qui comprennent notamment des essais, des mémoires, des textes historiques et académiques, des passages narratifs de romans, de la poésie, etc.
- Textes oraux représentés : des dialogues dans des textes de fiction, des textes de théâtre.
- Textes oraux ‘spontanés’ : des entretiens oraux transcrits.
29Pour relever des occurrences pertinentes, nous avons lancé la plupart de nos recherches à partir d’adverbiaux situant l’action verbale dans l’avenir ou dans le passé. Les adverbiaux du futur sont du type plus tard, demain, un jour, l’année prochaine, dans + expression temporelle (dans trois jours) et bientôt, tandis que les adverbiaux du passé sont du type hier, la veille, le lendemain et le/ce + unité de temps + (là) (ce jour-là). S’ajoutent aux adverbiaux du passé ceux qui indiquent les jours de la semaine (lundi, mardi, etc.) et ceux qui marquent un point de repère ponctuel (ensuite, puis, alors, après, etc.).
4 | Résultats
30Les résultats pour les formes du futur seront d’abord exposés et ensuite ceux pour les formes du passé.
4.1. Formes du futur
31Deux échantillons pour les formes du futur ont été réalisés : un échantillon plus général où nous avons collecté 420 occurrences de chaque forme du futur pour le médium écrit et pour le médium oral ; un échantillon plus restreint où l’emploi des formes du futur est étudié en combinaison avec des adverbiaux temporaux. Ce dernier échantillon est effectué par Lyngbæk (2016).
32Le premier échantillon révèle que le futur synthétique est de loin employé pour indiquer une valeur de futur sans rapport avec l’énonciation dans le médium écrit (6) et que le futur analytique est largement employé avec une valeur de futur reliée à ce point de repère (7), mais que ce dernier peut dans une certaine mesure également traduire la valeur « canonique » du futur synthétique, à savoir une valeur de futur détachée du moment de l’énonciation.
Forme verbale | Futur synthétique | Futur analytique | |
Valeur | |||
Valeur générale | Valeur spécifique | ||
Temporelle | Sans rapport avec l’énonciation | 135 (61,4 %) | 42 (19,1 %) |
Rapport avec l’énonciation | 38 (17,3 %) | 129 (58,6 %) | |
Contexte historique | 9 (4,1 %) | 1 (0,5 %) | |
Modale | Épistémique | 2 (0,9 %) | 0 (0,0 %) |
Déontique | 3 (1,4 %) | 7 (3,2 %) | |
Atténuation | 4 (1,8 %) | 0 (0,0 %) | |
Temporello-modale | Sans rapport avec l’énonciation + nuance épistémique | 25 (11,4 %) | 7 (3,2 %) |
Rapport avec l’énonciation + nuance épistémique | 4 (1,8 %) | 34 (15,5 %) | |
Inclassable | Inclassable | 0 (0,0 %) | 0 (0,0 %) |
Total : 440 occurrences | 220 | 220 |
33Ce propos se laisse illustrer à l’aide d’exemples. En (6), le futur synthétique traduit une valeur de futur détachée du moment de l’énonciation, puisque nous avons affaire à un énoncé générique ou à une règle générale. Donc, le futur synthétique, pourra, désigne une action futurale abstraite. En (7), en revanche, l’adverbe du présent, maintenant, rapproche clairement l’action verbale, va se pavaner, du moment de l’énonciation :
Revenons maintenant à la carte géologique sur laquelle nous nous sommes penchés au début de ce chapitre. Dans les tons rouges le profane pourra repérer en général tous les terrains à structure cristalline : […] (COMBALUZIER, Introduction à la géologie, 67, Id 86, XXe siècle, 1961, cit. Frantext).
Patrick dit du bien de l’Hôtel della Scala, sur la place du théâtre. Je me dis : maintenant Locus Solus va se pavaner. (MATHEWS, Ma vie dans la CIA : une chronique de l’année 1973, 99, Id 37, XXIe siècle, 2005, cit. Frantext).
34Cette tendance est encore plus prononcée dans le médium parlé : Si la valeur majoritaire du futur analytique est d’exprimer une action de futur en rapport avec l’énonciation (46,5 % des cas observés) (8), il traduit néanmoins une valeur de futur détachée du moment de l’énonciation dans 40,5 % des cas observés (9). L’exemple (8) est tiré d’un contexte où il est question du mariage imminent de la fille, alors que l’exemple (9) présente un énoncé générique.
"un logement pour ma fille qui va s’marier" + et y a un monsieur qui lui a dit "bah écoutez j’ai été en voir un + + + il est très bien mais il est trop cher pour moi + + alors si vous l’voulez vous allez à tel endroit" § (11-02_mathilde, Id 2749, XXIe siècle, 2008, cit. CFPP2000).
[…] c’est toujours pareil dans une école hein va y avoir un peu euh : les racailles § (07-02_lucie, Id 2722, XXIe siècle, cit. CFPP2000).
Forme verbale | Futur synthétique | Futur analytique | |
Valeur | |||
Valeur générale | Valeur spécifique | ||
Temporelle | Sans rapport avec l’énonciation | 126 (63,0 %) | 66 (33,0 %) |
Rapport avec l’énonciation | 23 (11,5 %) | 92 (46,0 %) | |
Contexte historique | 0 (0,0 %) | 0 (0,0 %) | |
Modale | Épistémique | 2 (1,0 %) | 0 (0,0 %) |
Déontique | 5 (2,5 %) | 4 (2,0 %) | |
Atténuation | 13 (6,5 %) | 10 (5,0 %) | |
Temporello-modale | Sans rapport avec l’énonciation + nuance épistémique | 27 (13,5 %) | 15 (7,5 %) |
Rapport avec l’énonciation + nuance épistémique | 4 (2,0 %) | 13 (6,5 %) | |
Inclassable | Inclassable | 0 (0,0 %) | 0 (0,0 %) |
Total : 400 occurrences | 200 | 200 |
35Cela pourrait indiquer que le futur analytique est en train de s’étendre au domaine du futur synthétique dans le médium parlé, ce qui pourrait annoncer un changement linguistique, dans la mesure où la plupart des changements linguistiques commencent par se manifester dans les genres textuels informels, y compris l’oral, avant de se propager aux genres textuels formels. Cette question est néanmoins hors de la portée du présent travail, mais examinée en profondeur par Lindschouw (2011).
36Considérons ensuite les données triées à partir d’adverbiaux temporels. Comme ces derniers constituent le point de départ pour les recherches effectuées dans les corpus, nous nous sommes vu contraint de prendre en considération tous les concurrents verbaux potentiels du futur synthétique et du futur analytique qui apparaissent en combinaison avec une locution adverbiale temporelle pour traduire un contenu de futur. Comme il ressort des tableaux suivants, le présent peut également exprimer une telle valeur, ce qui rejoint les observations de plusieurs études (Vet 1993, 75-76, Poplack & Turpin 1999, 138, Hansen & Struds|holm 2006).
37On observe plusieurs aspects intéressants lorsqu’on compare la distribution des trois formes du futur à travers les trois genres ou médiums différents évoqués en section 3 (écrit formel, oral représenté et oral spontané) :
- On constate dans un premier temps que l’écrit formel et l’oral représenté ne diffèrent pas de façon considérable entre eux pour ce qui est de la distribution des formes qui traduisent un contenu de futur : le futur synthétique est utilisé dans un peu plus de la moitié des cas, le futur analytique dans environ 10 % des cas et le présent entre 35 et 36 %. Cette similarité entre les deux genres textuels est fort probablement due à l’influence de l’écrit qui est très forte en France (Gadet 2007 [2003], Lodge 1989). On peut donc présumer que la norme pour l’écrit formel, où le futur synthétique est considéré comme la forme correcte ou neutre pour exprimer le futur, détermine aussi l’usage des formes verbales dans les genres appartenant à l’oral représenté, puisqu’il est conçu dans le médium écrit.
- Il est curieux d’observer que la fréquence du futur analytique reste limitée autour de 10 % dans les deux genres écrits et autour de 20 % dans l’oral spontané, ce qui diffère considérablement de l’échantillon général (tableaux 3 et 4), où le futur analytique avait une certaine importance. En revanche, le présent futural est beaucoup plus fréquent que le futur analytique dans les trois genres textuels et c’est le présent futural qui augmente considérablement en fréquence lorsqu’on passe des genres écrits au genre oral. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’il est redondant d’employer une forme morphologiquement marquée pour le futur, puisque l’adverbe temporel situe clairement l’action dans l’avenir.
- Comme prévu, la fréquence du futur synthétique se réduit considérablement en passant des genres écrits (56,7 % + 50,7 %) à l’oral spontané (28 %), ce qui suggère que cette forme est avant tout un marqueur stylistique du ‘bon usage’ fondé sur l’écrit.
Adverbiaux du futur | Futur synthétique | Futur analytique | Présent futural | Total |
Plus tard | 13 | 0 | 7 | 20 |
Demain | 13 | 1 | 6 | 20 |
Un jour | 11 | 1 | 12 | 24 |
L’année prochaine | 8 | 1 | 2 | 11 |
Dans + expression temporelle | 17 | 1 | 7 | 25 |
Bientôt | 23 | 8 | 19 | 50 |
Total | 85 | 12 | 53 | 150 |
Total (%) | 56,7 % | 8 % | 35,3 % | 100 % |
Adverbiaux du futur | Futur synthétique | Futur analytique | Présent futural | Total |
Plus tard | 9 | 1 | 10 | 20 |
Demain | 12 | 1 | 7 | 20 |
Un jour | 12 | 4 | 3 | 19 |
L’année prochaine | 13 | 1 | 4 | 18 |
Dans + expression temporelle | 13 | 2 | 8 | 23 |
Bientôt | 17 | 10 | 23 | 50 |
Total | 76 | 19 | 55 | 150 |
Total (%) | 50,7 % | 12,6 % | 36,7 % | 100 % |
Adverbiaux du futur | Futur synthétique | Futur analytique | Présent futural | Total |
Plus tard | 15 | 5 | 16 | 36 |
Demain | 3 | 3 | 11 | 17 |
Un jour | 6 | 2 | 16 | 24 |
L’année prochaine | 3 | 3 | 1 | 7 |
Dans + expression temporelle | 4 | 2 | 10 | 16 |
Bientôt | 4 | 12 | 9 | 25 |
Total | 35 | 27 | 63 | 125 |
Total (%) | 28 % | 21,6 % | 50,4 % | 100 % |
4.2. Formes du passé
38Pour ce qui est de l’échantillon des formes du passé, il importe de souligner que nous n’avons tenu compte que des genres textuels représentant des genres écrits formels et l’oral représenté. Nous avons omis des données provenant de l’oral spontané, puisqu’il est bien connu que le remplacement du passé simple par le passé composé à valeur aoristique s’est déjà opéré dans ce genre textuel, ce que confirme un petit échantillon de données réalisé auparavant.
39Nous avons effectué notre recherche à partir d’adverbiaux du passé et du présent dans le but de vérifier s’ils sont suivis du passé simple ou du passé composé. Comme le révèle le tableau 8, le passé composé est de loin la forme préférée tous genres textuels confondus représentant 78 % des occurrences observées, alors que le passé simple n’est choisi que dans 22 % des cas et presque exclusivement en combinaison avec une expression adverbiale du passé, ce qui ne peut guère surprendre.
40Il est vrai que le choix d’expression adverbiale joue un rôle pour le choix des deux formes. Ainsi hier préfère univoquement le passé composé, tandis qu’une expression telle que la veille ou le lendemain n’a pas de préférence pour l’une ou l’autre forme verbale, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que ces derniers situent clairement l’action verbale au passé et appartiennent au monde du récit plutôt qu’au monde du discours (Weinrich 1973).
Adverbial général | Adverbial spécifique | Passé simple | Passé composé |
Adverbiaux du passé | Hier | 0 (0 %) | 30 (15 %) |
La veille/le lendemain | 16 (8 %) | 14 (7 %) | |
Jour de la semaine | 8 (4 %) | 22 (11 %) | |
Le/ce + unité de temps + (-là) | 9 (4,5 %) | 21 (10,5 %) | |
Ponctuel | 9 (4,5 %) | 21 (10,5 %) | |
Adverbiaux du présent | Présent pur | 1 (0,5 %) | 15 (7,5 %) |
Duratif | 0 (0 %) | 17 (8,5 %) | |
Ce + unité de temps | 1 (0,5 %) | 16 (8 %) | |
Total : 200 occurrences (100 %) | 44 (22 %) | 156 (78 %) |
41Cependant, en considérant de plus près la distribution des deux formes verbales à travers les genres textuels (tableau 9), on se rend compte de différences considérables. Dans tous les genres textuels, le passé composé est globalement la forme préférée après les adverbiaux du passé, mais dans les genres écrits plutôt formels (argumentatif + littéraire), la fréquence du passé simple est plus importante. Toutefois, pour l’oral représenté (le discours direct), le passé composé à valeur aoristique est quasiment omniprésent après ces adverbiaux. Donc, cela tend à suggérer que dans les genres oraux, mêmes issus de l’écrit, la forme analytique a une très forte dominance, alors que la forme synthétique est presque inexistante, résultats qui font écho à ceux que nous avons obtenus pour le système du futur.
Adverbial | Genre textuel | Passé simple | Passé composé |
Adverbiaux du passé | Argumentatif | 21 (10,5 %) | 29 (14,5 %) |
Littéraire | 18 (9 %) | 32 (16 %) | |
Discours direct | 3 (1,5 %) | 47 (23,5 %) | |
Adverbiaux du présent | Argumentatif | 1 (0,5 %) | 15 (7,5 %) |
Littéraire | 0 (0 %) | 17 (8,5 %) | |
Discours direct | 1 (0,5 %) | 16 (8 %) | |
Total : 200 occurrences (200) | 44 (22 %) | 156 (78 %) |
4.3. Statut de marquage
42Après avoir examiné la distribution des formes analytiques et synthétiques à travers l’oral et l’écrit, il convient maintenant de s’interroger sur la place qu’elles doivent occuper dans les modèles linguistiques. Pour ce faire, nous allons étudier leur statut de marquage à l’intérieur du système verbal.
43Comme il est bien connu, il existe trois types de marquage différents (Givón 1990, 947) :
- Le marquage morphologique qui réfère à la longueur des formes : la forme la plus longue (qui contient un morphème supplémentaire) est marquée par rapport à la forme courte.
- Le marquage sémantique : la valeur sémantique de la forme marquée est comprise dans celles de la forme non marquée.
- Le marquage textuel ou fréquentiel : la forme la plus fréquente à travers une vaste gamme de genres textuels est la forme non marquée.
44Dans la discussion suivante, nous ne tiendrons compte que du marquage sémantique et textuel. Il est difficile d’établir une opposition de marquage issue de la morphologie entre les formes analytiques et synthétiques, puisqu’elles ont le même niveau de complexité structurelle, la forme synthétique contenant un morphème soudé à la forme verbale (je parlerai ; je parlai) et la forme analytique un morphème libre situé avant le verbe principal (je vais parler ; j’ai parlé).
45Pour le système du futur, les résultats ne sont aucunement univoques.
46En tenant compte du marquage sémantique, qui selon Andersen (2001) est le plus décisif des trois types de marquage en question, on peut considérer le futur analytique comme la forme non marquée et le futur synthétique comme la forme marquée, dans la mesure où la valeur de ce dernier (un futur sans rapport avec l’énonciation) est comprise dans le domaine d’usage du futur analytique, qui traduit et une valeur en rapport avec l’énonciation et une valeur sans rapport avec celle-ci. On peut donc conclure que le futur analytique constitue un système à valeurs bipartites et le futur synthétique un système à valeur unitaire. C’est surtout le cas pour le médium parlé (tableau 4), alors que la tendance est moins prononcée pour le médium écrit où la spécialisation sémantique du futur synthétique est moins claire (tableau 3).
47La situation se présente un peu différemment, lorsqu’on prend en considération le marquage textuel ou fréquentiel que l’on peut étudier à partir de la combinaison entre les expressions adverbiales du futur et les formes verbales qu’elles déclenchent. Comme nous l’avons déjà fait observer, le présent futural entre également en jeu ici.
48Selon ce type de marquage, le rôle du médium de réalisation semble être décisif pour l’emploi des formes verbales. Dans le médium parlé (oral spontané), il n’y a aucun doute que le présent futural reste la forme dominante, non seulement par rapport au futur synthétique, ce qui ne peut guère surprendre, mais aussi par rapport au futur analytique, ce qui est plus remarquable. Si l’on passe aux genres écrits (l’écrit formel et l’oral représenté), c’est la tendance opposée qui se présente. Tant à l’écrit formel qu’à l’oral représenté, le futur synthétique reste la forme la plus fréquente pour traduire une valeur de futur sans rapport avec l’énonciation, alors que le futur analytique connaît un emploi plutôt marginal et le présent futural un rôle intermédiaire. Il est surprenant que le futur analytique soit tellement marginalisé dans les contextes où apparaît un adverbial du futur, et surtout à l’oral, puisque, selon plusieurs études, ce médium de réalisation semble favoriser cette forme (Emirkanian & Sankoff 1985, 189, Poplack & Turpin 1999, 134, Poplack & Dion 2009, 577). C’est probablement dû à la concurrence forte du présent qui est structurellement plus simple que le futur analytique et à la présence d’un adverbial temporel qui situe clairement l’action verbal dans l’avenir.
49Toutefois, si l’on admet que les changements linguistiques débutent dans les genres textuels informels tels que l’oral spontané pour se propager plus tardivement aux genres textuels formels écrits, il n’est pas exclu de penser que la tendance que l’on voit actuellement dans l’oral spontané va se répandre à plus long terme aux genres écrits, ce qui signifiera que le présent futural finira peut-être par s’imposer comme la forme non marquée pour l’expression du futur tous genres textuels confondus, du moins dans les contextes où apparaît une expression adverbiale du futur.
50Pour le système du passé, il est beaucoup plus net d’établir une opposition de marquage entre les formes permettant d’exprimer une valeur d’aoriste, d’abord parce qu’il n’y a que deux formes capables d’exprimer cette valeur et ensuite parce que le changement linguistique en faveur du passé composé pour véhiculer cette valeur s’est déjà achevée pour le médium parlé. Si l’on se réfère au tableau 9, il n’y a aucun doute que le passé composé est la forme non marquée tous genres textuels confondus, quoiqu’il soit vrai que cette tendance est surtout prononcée à l’oral (représenté) et un peu moins dans les genres écrits ‘canoniques’. Pour ce qui est du marquage sémantique, force est également de constater que le passé composé reste la forme non marquée, puisqu’il constitue un système à valeurs bipartites (aoriste + parfait), tandis que le passé simple forme un système à valeur unitaire (aoriste).
51Cela nous permet de conclure que dans l’ensemble les formes analytiques peuvent être considérées comme les formes non marquées et les formes synthétiques comme les formes marquées, mais que l’influence du médium de réalisation joue un rôle décisif pour la distribution des formes.
52Il faut donc encore accorder de la place aux formes synthétiques et analytiques dans les modèles linguistiques, lorsque l’on veut présenter l’inventaire des paradigmes verbaux. Peut-être faut-il mentionner que le rôle de la forme analytique pour l’expression du futur est moins important qu’on n’aurait tendance à le croire et que le présent futural assure en fait les fonctions que le futur analytique est censé remplir.
53On peut finalement s’interroger sur les implications didactiques de ces résultats, du moins pour le français comme langue étrangère.
54Nous proposons de privilégier dans l’enseignement les formes non marquées (le présent futural et le passé composé), parce qu’elles sont fréquentes à l’oral, surtout au cours des premières années de l’apprentissage du français (A1 et A2 du Cadre européen commun de référence pour les langues) souvent centré sur la communication orale et que l’on repousse à des niveaux plus avancés (à partir de B1) l’introduction des formes marquées (le futur synthétique, le passé simple et éventuellement le futur analytique) accompagnée du travail de plus en plus systématique sur l’écrit qui favorise l’emploi de ces formes.
5 | Conclusions
55Cette étude a porté sur la distribution des formes synthétiques et analytiques dans le système du passé et du futur considérée à travers le continuum communicatif de Koch & Oesterreicher (2001) qui distingue entre un pôle de proximité (souvent associé à l’oral) et de distance (souvent associé à l’écrit). A travers une analyse sur corpus, nous avons montré que les formes synthétiques constituent le domaine marqué alors que les formes analytiques et le présent dit futural représentent le domaine non marqué tant d’un point de vue sémantique que textuel/fréquentiel. Leur représentation diffère toutefois à travers les genres textuels oraux et écrits, dans la mesure où les formes analytiques et le présent futural ont une préférence pour l’oral (spontané) et les formes synthétiques pour l’écrit (les textes argumentatifs ainsi que l’oral représenté) quoique certaines différences puissent être dégagées entre le système du passé et du futur.
56Sur cette base, on peut conclure que les modèles linguistiques doivent à la fois tenir compte des formes analytiques et synthétiques tout en soulignant que leur emploi dépend largement du médium de réalisation, mais il faudra aussi accorder une place importante au présent futural dont l’emploi semble plus étendu que le futur analytique, surtout à l’oral spontané.
57D’un point de vue didactique, il faut penser à mettre en avant les formes analytiques de même que le présent futural, dans l’enseignement du français en tant que langue étrangère, surtout à des niveaux débutants, et introduire les formes synthétiques ultérieurement avec le travail systématique sur l’écrit.