1On voudra bien m’autoriser pour commencer une parenthèse qui, bien que de façon oblique, concerne aussi les manières d’écrire pour [ne pas] parler. Après avoir lu les textes qui composent ce numéro, j’ai commencé cette apostille par la phrase « Il est bien difficile de prendre la parole… ». Mais « parole » était inapproprié, puisqu’il ne s’agissait pas d’écrire en vue d’une performance orale. Il a donc fait place à « plume ». Mais l’impropriété n’était pas moindre. Comment dire désormais qu’on commence à écrire ? « Prendre le clavier » ? Mais on ne « prend » rien : on place « seulement » ses mains au-dessus du clavier et on commence à frapper les touches avec l’extrémité des doigts. L’apparition du traitement de texte a bouleversé les manières d’écrire d’une manière trop rapide pour que la langue ait eu le temps d’inventer une expression spécifique adaptée au nouvel outil et à son usage : elle reste attachée aux technologies d’écriture traditionnelles. J’ai fini par opter pour le verbe intervenir, qui ne renvoie directement ni à l’oralité, ni à l’écriture manuscrite.
2Je referme cette parenthèse et je reviens à mon propos initial. Il est bien difficile d’intervenir à la suite de ce remarquable ensemble d’études de cas particulièrement fouillées et bien informées. Ne disposant pas moi-même d’un corpus sur l’analyse duquel appuyer mon discours, j’ai donc choisi de présenter quelques observations qui m’ont été suggérées par ma lecture.
Un éminent « effecteur et maître du dire » : écrire pour se préparer à parler
3La pratique des « écrits de préparation »1 en vue d’une performance orale est à n’en pas douter très ancienne. Pour indiquer quelle est la meilleure formation de l’orateur à la plaidoirie qu’il prononcera au forum, Cicéron fait dire à Crassus que « le point principal est […] d’écrire le plus possible. La plume est le meilleur et le plus éminent des artisans et maîtres du bien dire »2. De même, Quintilien recommande aux orateurs de se former « par une pratique longue et consciencieuse de la composition écrite, […] si bien que d’avoir écrit en abondance nous amène aussi à parler avec abondance »3. Toutefois, ce jugement doit être immédiatement relativisé : plutôt que sur un écrit anticipant directement une performance orale particulière, ces conseils aux orateurs portent sur un écrire préparatoire conçu comme une gymnastique mentale. Il s’agit de développer l’agilité de l’esprit et de stimuler la capacité à mobiliser les ressources verbales de manière quasi instantanée. La pratique correspondante n’a pas forcément disparu de nos jours, par exemple dans les performances des hommes politiques lorsqu’ils tiennent une conférence de presse ou, plus généralement, lorsqu’ils parlent sans prompteur : comme l’écrivait déjà Quintilien, il faut ne pas s’emmêler dans les arguments et leur agencement, et être en même temps capable de faire face à l’imprévu en improvisant sans se mettre en contradiction avec le déjà dit. Et puisque j’ai mentionné le prompteur, qui est une aide à la profération orale sans que le texte écrit à l’avance soit visible pour l’auditoire, il y aurait aussi des études à mener sur cette forme récente et nouvelle d’écrits préparatoires. On est aux antipodes de la parole spontanée de l’orateur romain, mais on est loin aussi de la parole préparée des professeurs : du point de vue de l’oralisation, le prompteur permet à l’orateur de faire croire qu’il sait son texte par cœur, ou qu’il est le plus brillant des improvisateurs, alors que c’est un dispositif technique complexe qui lui permet de lire sans quitter des yeux l’auditoire ou la caméra, tout en donnant l’impression d’une parole spontanée. Il faut en outre un opérateur entraîné pour régler le défilement du texte de manière qu’il respecte le débit du parleur – les dispositifs récents permettent à l’orateur de gérer la vitesse de défilement lui-même. C’est une chaîne unidimensionnelle que le prompteur donne à lire à l’orateur, alors qu’avec ses notes, un Barthes dispose d’une page entière dont il peut embrasser d’un coup d’œil le contenu et la structuration sophistiquée. Ajoutons la présence fréquente d’une retranscription écrite à la volée (riche en disfluences de toutes sortes) en bas de l’écran et d’une traduction en langue des signes à droite du parleur. Les va-et-vient entre l’écrit et la parole sont-ils de même nature que ceux qui ont été décrits dans ce numéro ? Et quelle place les gestes et les mimiques de la langue des signes occupent-ils dans ce dispositif général polymédial ?
Optimus scribendi effector ac magister : écrire pour préparer un écrit à venir
4Comme l’écrit Mahrer (2014, 44), « un brouillon d’oral exploitant l’espace de la page pour la découverte et l’ordonnancement se distingue faiblement d’un brouillon d’écrit. Il est certes, in fine, un écrit pour parler, mais dans le processus d’élaboration, considérée de plus près, il est d’abord un écrit préparant un autre écrit ». Je relève d’ailleurs que la même remarque figure dans le texte de Monney, mais dans une parenthèse (« les écrits préparatoires (d’oral ou d’écrit d’ailleurs) » qui introduit une légère contradiction avec ce qui la précède, où l’auteur insiste sur le fait que les notes « se projettent dans leur oralisation publique, qu’elles sont censées préparer et servir »4 et sur leur « dépendance envers leur oralisation » (§ 12). Ces remarques suggèrent d’expliciter le « d’ailleurs » de Monney en comparant sur ce point les deux types de textes préparatoires, non seulement pour ce qui concerne l’espace de la page, comme le suggère Mahrer, mais aussi pour les structures textuelles. Ainsi, lorsque Jorge décrit la présence dans les cours de F. Brunot de « phrases non verbales, constituées le plus souvent de syntagmes nominaux » (§ 40), comment ne pas penser par exemple à certaines caractéristiques des scénarios de Flaubert ? Nous avions analysé, Almuth Grésillon et moi, les premières lignes de ce qui deviendra l’incipit d’Herodias. Du point de vue textuel, le mélange d’énoncés complètement verbalisés et de ce que nous avions appelé des notes en style « télégraphique » est commun aux deux corpus. Il en va d’ailleurs de même de la fréquence du présent dans les scénarios, qui n’est remplacé définitivement par des temps du passé que dans la phase dite « rédactionnelle ». Je reprends pour mémoire l’exemple que nous avions donné de trois phases successives d’écriture dans le processus de composition chez Flaubert (Grésillon, Lebrave & Fuchs 1991, 37) :
scénarique :
Machaerous. – Citadelle – château. ville : l’horizon (f° 720)
rédactionnel textualisant :
Machaerous, au temps de l’Empereur Tibère, était la place de guerre la plus forte de la Judée. – au-delà du Jourdain sur la cote orientale de la mer morte – bâtie sur un cône aplati – entre quatre vallées profondes – à x d’élévation au dessus de la mer morte –« (f° 732 v°, premier jet)
rédactionnel final :
La citadelle de Machaerous se dressait à l’orient de la Mer Morte, sur un pic de basalte, ayant la forme d’un cône […] Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d’un mur […] (f° 538 v°)
5Cette esquisse d’une mise en correspondance entre certaines notes préparatoires « pour écrire » et les notes préparatoires « pour parler » soulève d’intéressantes questions sur ce qui, depuis ses débuts linguistiques, constitue le socle de base énonciatif de la critique génétique. Où placer la frontière entre les deux ? Peut-on par exemple parler d’un déplacement du caractère privé attribué depuis toujours au processus d’écriture ? Dans le cas des notes « pour parler », c’est le hic et nunc de la profération orale qui constitue une frontière au-delà de laquelle le texte produit sera public. Ce n’est pas le bon à tirer qui, s’il ne met pas forcément fin à la genèse du texte, en autorise la publication, c’est-à-dire, d’une manière littérale, le rend public. Ou encore, en reprenant la catégorisation proposée par Monney, les deux types de notes préparatoires partagent le fait d’être « produites “pour soi“ ». Mais si le fait qu’elles n’aient « pas leur fin “en soi“ » tient effectivement dans les deux cas à ce que les notes préparatoires visent un « à venir », ce futur est dans un cas une oralisation publique, et dans l’autre un texte plus développé non encore écrit. On s’attendrait en tout cas à ce que ces deux anticipations se traduisent dans des propriétés textuelles différentes, ce que le bref sondage que je viens d’effectuer ne semble pas forcément confirmer totalement.
Dramatisation
6Les auteurs de ce numéro insistent sur la dramatisation qui caractérise l’oralisation d’un texte écrit préparé. Ainsi pour Merminod et Lancien, l’oralisation est, dans la production du style journalistique, « en tension entre information et dramatisation ». Cette dernière est obtenue par exemple en assemblant « le point de vue configurant du journaliste » et l’« évocation de l’intériorité » de celui-ci et en créant une « tension narrative ». De même, Colau parle, bien sûr, de « performance scénique » et de « dispositif scénique » pour le slam (§ 2). Et à propos de Barthes, Monney parle de « scénographie ». Même s’il désigne ainsi « l’image que le discours donne de sa situation, de son énonciateur et de ses énonciataires » (§ 7), je tendrais à élargir la notion jusqu’à renvoyer, en tout cas pour ce qui concerne Barthes, à une forme de mise en scène du discours lors de l’oralisation des notes préparatoires écrites. Barthes introduit d’ailleurs lui-même le cours prononcé du 18 mars 1978 sur le Neutre en affirmant que « si on dépasse un auditoire de quinze personnes, c’est introduire dans le cours une pratique théâtrale ». J’en donnerai un seul exemple. Dans ce même cours, on rencontre la séquence suivante :
Notes manuscrites | Cours prononcé |
c’est là un stade purement historique | c’est là – quinte de toux – c’est là un stade purement historique |
[Pause] ah ça c’est très très gentil – un cadeau une bouteille de neutre merci je n’avais pas encore bu merci d’y avoir pensé [pause pendant laquelle il boit] | |
On aurait au fond l’ébauche de tableau (simple départ d’hypothèse) | alors si vous voulez je vais faire, je vais rappeler tout ceci dans un tableau qui est de simple départ d’hypothèse ça ne va pas très loin |
7À l’instant où Barthes prononce « une bouteille de neutre », l’assistance répond par des éclats de rire. Barthes quitte ensuite le support des notes préparatoires et improvise la remarque suivante : « Alors là j’sais pas s’il y a des personnes dans d’autres salles. Il faut bien qu’elles nous excusent puisque je vais être […] au tableau pendant cinq minutes. » Après une courte pause, il enchaîne avec « ça c’est un tableau simplement qui n’apprend rien mais qui place », et il est alors interrompu par plusieurs salves d’éclats de rire prolongés.
8On ne dispose malheureusement pas des images correspondantes, mais on peut supposer que ceux-ci sont provoqués par un jeu d’acteur de Barthes, qui met en scène l’écriture au tableau… du tableau.
9Dans la suite du discours oral, on comprend que Barthes décrit la manière dont il reproduit le tableau devant ses auditeurs. Il fait en particulier référence aux cases qu’il est en train de remplir : « je fais donc un tableau avec ici le vêtement des hommes et ici le vêtement des femmes », « et ici je fais deux sous-colonnes » (souligné par moi), etc. D’une part, il est évident que la seule manière d’oraliser un tableau lorsqu’on dispose d’un tableau noir est de le reproduire en commentant au fur et à mesure sa (re)création. Mais surtout, on voit sur cet exemple comment Barthes théâtralise sa performance en la jouant, pour le plus grand bonheur de son auditoire. La dramatisation peut d’ailleurs finir par se rapprocher du cabotinage. Il en va ainsi par exemple lorsque dans la séance du 11 mars 1978, à l’intérieur de la remarque sur l’affirmation, Barthes déclare, à la grande satisfaction rieuse du public, que « Télérama est une de [ses] rares lectures ». Et comme pour faire mine de s’excuser de lire la presse, il poursuit : « J’achète Télérama pour une raison très simple, c’est que dans Télérama il y a le programme détaillé de France Musique. »
10J’en terminerai avec la dramatisation liée à l’oralisation en évoquant Derrida. Pour Temmar (2014, 88), « les avant-dire des séminaires de Derrida […] prennent acte de leur devenir oral ». Elle affirme de même que « dès l’avant-dire, Derrida prévoit […] sa posture » et elle pose que « le séminaire de Derrida présente […] la particularité d’être extrêmement “pré-oralisé“ » (Temmar 2014, 90).
11De fait, on sait que dans ses séminaires, Derrida lisait sans rien y changer un texte préalablement écrit jusque dans le détail, mais le cas échéant réécrit quelques instants avant d’être prononcé5. Il se rapproche par là de certains professeurs du XIXe siècle, qui, comme le rappelle Jorge, dictaient leur cours6 (elle cite par exemple le cas de Darmesteter qui « pratiquait […] le cours dicté sans se priver ni d’improviser ni, surtout, de développer sa pensée savante pendant le cours »). En voici chez Derrida un exemple, dans lequel on voit comment, dès l’écrit préparatoire, il indique par des didascalies la manière dont le texte doit être lu. Dans la séance du 8 décembre 1999 du séminaire sur la peine de mort, il écrit dans le texte préparatoire (2012, 23)7 :
Que répondre à quelqu’un qui viendrait vous dire, à l’aube : “Vous savez, la peine de mort est le propre de l’homme.” ?
(Long silence)
Moi, je serais d’abord tenté de lui répondre— trop vite: oui, vous avez raison. A moins que ce ne soit le propre de Dieu— ou que cela ne revienne au même. Puis, résistant à la tentation par la vertu d’une autre tentation — ou en vertu d’une contre-tentation, je serais alors tenté, à la réflexion, de ne pas répondre trop vite et de le laisser attendre — des jours et des nuits. Jusqu’à l’aube.
(Long silence)
C’est l’aube, maintenant, nous sommes à l’aube. Dans la première lumière de l’aube. Dans la blancheur de l’aube (alba ). Avant de commencer, commençons. Nous commencerions.
Nous commencerions par faire semblant de commencer avant le commencement.8
Conclusion : une génétique des textes élargie
12La lecture des textes présentés dans ce numéro suggère qu’il conviendrait de poser l’existence d’un continuum dont les bornes extrêmes seraient l’écrire comme effecteur du dire (un exercice d’écriture, dont le résultat lui-même est secondaire, mais qui rend l’énonciateur plus efficace) et l’écrire débouchant sur le texte qui sera mis en circulation – par lecture, copie ou dictée à un auditoire passif (mais écrivant !). À l’intérieur de ce continuum prendraient place – certainement avec des modulations différentes, qui seraient à scruter en détail – aussi bien les notes préparant un oral à venir que celles qui préparent un écrit en gestation. Il subsistera toutefois une différence fondamentale entre les deux types de préparation. Dans l’un, l’énonciation s’achève avec la performance orale. Dans l’autre, le texte visé reste, en tant qu’il est écrit, en attente d’une lecture. Quoi qu’il en soit, telle qu’elle est suggérée à mes yeux par ce volume, la confrontation tripartite entre le préparé pour parler, sa réalisation ou son achèvement oral, et le préparé pour écrire s’avère extrêmement fructueuse et riche de promesses pour une génétique des textes élargie.
- 1 Je reprends l’expression de Muriel Jorge, qui l’emprunte elle-même à Mahrer & Nicolier-Saraillon (2015)
- 2 Cicéron, De l’orateur, I, 150. Caput autem est, […], quam plurimum scribere. Stilus optimus et praestantissimus dicendi effector ac magister. Dans sa concision, le texte latin est tellement expressif qu’on est tenté d’en importer directement le calque en français : l’écriture est un éminent « effecteur et maître du dire »…
- 3 Quintilien, Institution oratoire, livre X, 7, 7. Multo ac fideli stilo sic formetur oratio ut […], cum multa scripserimus, etiam multa dicamus.
- 4 On est ici bien proche du vocabulaire de Cicéron évoqué plus haut.
- 5 Derrida voit dans cette liberté de réécriture un des atouts de l’écriture numérique par rapport à l’écriture manuscrite. Par exemple : « quand j’enseigne, puisque je prépare mes cours à l’ordinateur, il m’est beaucoup plus facile, grâce au dispositif “couper-coller“, de recomposer la séance au dernier moment, en quelques secondes » (2001, 159).
- 6 « On distingue alors [à la fin du XIXe siècle] le cours parlé – qu’on qualifierait aujourd’hui de dialogué –, […] et le cours dicté. L’allemand Vorlesung conserve d’ailleurs la mémoire de cette lecture.
- 7 Comme l’écrivent les concepteurs du site Idixa : « C'est la formule par laquelle Jacques Derrida commence, un peu théâtralement, en la soulignant par un double silence, son séminaire 1999-2000 sur la peine de mort. » (https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1211250936.html).
- 8 Les éditeurs précisent dans leur note liminaire qu’ils ont « travaillé à partir des différentes versions imprimées, désignées sous le terme “tapuscrit“, ainsi que des fichiers informatiques disponibles » (2012, 17). Ils n’indiquent pas de quels fichiers informatiques il s’agit. Ils ont aussi pris en compte les enregistrements audio du cours. Ils ajoutent : « nous avons respecté au plus près cette écriture caractérisée par sa destination orale, et donc, entre autres choses, par un rythme et par une temporalité dont les modalités stylistiques se répercutent sur la syntaxe de la phrase et le mouvement du paragraphe. Il arrive néanmoins qu’une retouche minime au niveau de la ponctuation ait été jugée indispensable. Soucieux de préserver l’oralité de cette écriture, nous reproduisons également toutes les didascalies qui figurent dans le manuscrit, ainsi que les rappels qu’il s’adressait à lui-même, comme ces « Lire et commenter » qui annoncent une citation et souvent un développement improvisé en séance : nous avons intégré ces ajouts en note à partir des enregistrements audio chaque fois que ceux-ci apportaient une précision utile au développement en cours ». Ce caractère a priori composite de l’édition ne permet pas d’évaluer les distorsions éventuelles entre le texte préparatoire et le texte prononcé.