Deutsche Gesellschaft
für phänomenologische Forschung

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Sur la piste de Kaamelott

intermédialité des traces

Éric Méchoulan (CRIalt, Université de Montréal)

pp. 133-153

Il est bon de penser aussi par fable. […] Des événements suscitent l’attention, une attention qui autrement ne serait pas telle. Ou plutôt : une attention déjà présente prend de petits événements pour traces et pour exemples. Ernst BlochTraces

Perceval : “Sire, faut pas prendre ce qu’on dit au sérieux. Vous savez bien qu’on est des cons, nous”. Alexandre AstierKaamelott, Livre V

1Le concept de « trace » a laissé beaucoup de traces visibles dans la longue histoire des manières de penser les événements du monde, avant d’occuper une place de plus en plus éminente dans les sciences humaines et sociales. Ainsi, depuis le XIXe siècle il semble définir notre rapport aux faits passés ou aux signes possibles : on parle, de manière de plus en plus évidente, de l’histoire comme une « connaissance par traces1 ». Bien sûr, avec les notions voisines d’empreinte ou d’indice, la trace participe d’un plus long héritage encore de la réflexion sur les signes et sur la mémoire2. Il est cependant frappant de la voir exploitée explicitement depuis quelques décennies comme une instance centrale du rapport des hommes au monde, au langage ou au temps, sans que ses utilisateurs thématisent toujours clairement ce qu’est une trace et comment elle opère.

2Jacques Derrida est un de ceux qui l’a le plus élevée au rang d’instance prépondérante (sans doute stratégiquement pour mieux déconstruire les prétentions de l’ontologie classique et ramener l’Être à de minuscules inscriptions). Il y a consacré de nombreuses pages dès ses premiers ouvrages3. De son côté, Carlo Ginzburg y a trouvé à la fois les ressources d’une épistémologie du discours historique et un objet d’histoire avec l’émergence d’un « paradigme indiciaire » dans la seconde moitié du XIXe siècle (Ginzburg 1980). Paul Ricœur, dans sa réflexion sur la mémoire et l’histoire s’attache à déployer la trace comme empreinte affective, mnésique et documentaire avant de l’ouvrir aussi à la vertu du témoignage (Ricœur 2000) ; Bernard Stiegler, conjoignant la logique du gramme derridien et le processus d’hominisation par la technique décrit par le paléontologue André Leroi-Gourhan, voit la logique des traces agir « depuis l’inscription génétique et les courtes chaînes programmatiques réglant le comportement de l’amibe ou de l’annélide jusqu’au passage au-delà de l’écriture alphabétique aux ordres du logos et d’un certain homo sapiens » (Stiegler 1994, 148). Enfin, du côté des sciences de la communication, Béatrice Galinon-Ménélec en fait un paradigme de l’humain4 et notre univers numérique semble en avoir encore accru l’évidence5.

3Pour un objet qui touche à l’infime et à l’imperceptible, voilà qui semble plutôt envahissant. Exploitée dans la longue histoire des réflexions sur le langage, elle apparaît à la fois omniprésente et marginale (ne serait-ce que par les effets de synonymie avec l’empreinte, l’indice, le signe qui parfois en recouvrent les opérations singulières et les différences significatives6).

4Du côté des linguistes et des sémioticiens, la « théorie des traces » chez Chomsky ou les analyses des opérations énonciatives chez Culioli constituent sans doute les exploitations les plus marquantes de la notion de trace (cf. Polock 1976, 77-110 ; Culioli 1999). Cependant, même si l’empreinte et l’indice ont été souvent invoqués, la notion de trace elle-même n’est pas aussi fréquemment réfléchie qu’on pourrait le croire, comme l’a remarqué et comme a proposé récemment d’y remédier Claire Badiou-Monferrand7. C’est peut-être que la trace semble désigner une banale opération matérielle en-deçà de la production des signes ou des opérations d’indication, un simple tremplin pour mieux sauter dans les hauteurs de la signification. Sibylle Krämer voit d’ailleurs dans la séduction récente de la notion de trace une façon de résister à la fluctuation insouciante ou trop codée des signes (Krämer 2007, 11-27). Il semble donc important de mieux évaluer les fonctionnements possibles de ce qu’on appelle « trace », voire d’en traquer au moins certains usages.

5Un pistage ne se faisant jamais dans l’abstrait, ce sont bien des singularités sensibles qui sont notées et ordonnées afin de constituer une piste. Alors, partons en quête des « traces » en réfléchissant aux manières de faire des pisteurs. Et fions-nous au rire comme un bon signal que quelque chose de révélateur se passe grâce au décalage incisif des attentes provoqué par le comique d’une scène. Le rire peut servir ici de ressource épistémologique, comme une sorte de raisonnement par l’absurde.

6Je propose donc simplement ici de faire une lecture soigneuse d’un minuscule cas, en essayant de faire confiance aux ressources de la fiction (la fable dont parlait Ernst Bloch cité en exergue) pour montrer les usages d’une trace. Peut-être que ce caractère minuscule peut à la fois nous montrer certaines opérations singulières et nous éviter les universalisations rapides des grands systèmes philosophiques ou anthropologiques qui ont souvent l’air d’exploiter le concept de trace pour sa valeur stratégique plus que pour ses opérations singulières. C’est dire les modestes limites de mon propos : loin de refaire ici l’histoire du concept de trace ou d’en étudier les ressources phénoménales, je voudrais simplement voir si les délires d’un pistage dans un banal épisode d’une série télévisée grand public pourraient nous donner justement des pistes pour lire et penser de manière pragmatique les opérations de ce qu’on désigne du nom de trace.

7Dans la série Kaamelott diffusée entre 2005 et 2009 sur M6, un épisode intitulé « les pisteurs » (livre IV, épisode 7, Astier 2006), me fait personnellement beaucoup rire chaque fois que je le visionne. Suivons cette piste. Prenant la suite sur M6 de la série à succès Caméra café, qui avait imposé un format court de sketchs à base surtout de comique verbal de situation et de personnages caricaturaux du monde de l’entreprise, Kaamelott (au moins dans ses premières années) a conservé le même format bref de trois minutes avec un découpage rituel en trois parties, scandées par un jingle à trompette comme pour des chevaliers en tournoi, la dernière partie permettant de passer le générique en même temps que la conclusion de l’épisode.

8La série Kaamelott est une parodie des chevaliers de la Table ronde et du monde arthurien où la quête héroïque, voire mystique du Graal, est ramenée à une assemblée de chevaliers brutaux, incompétents, ignorants, idiots ou gloutons, bien éloignés de l’idéal chevaleresque et chrétien des romanciers médiévaux. Le titre même l’indique puisque la cité où le roi Arthur réunissait ses chevaliers, Camelot, est ostensiblement archaïsée ou au moins rendue étrangère et lointaine dans ses lettres mais rendue signifiante par sa possible performance orale : camelote. La légende arthurienne ainsi parodiée exalte les jeux temporels, par ses faux archaïsmes ou ses modernisations anachroniques, en même temps qu’elle ne cesse d’énoncer sa mince valeur marchande. Même si son succès dit, au contraire, l’intérêt de la marchandise proposée et le plaisir présent pour les téléspectateurs du début du XXIe siècle à toutes ces allées et venues entre l’autrefois et l’actuel, entre le légendaire et le quotidien, entre la grandeur de la quête spirituelle et la trivialité des plaisirs matérialistes.

9Sans prendre trop au sérieux cet épisode des « pisteurs » (afin de ne pas ruiner son comique), fions-nous à lui pour nous indiquer ce qui fait trace. Cet épisode 6 du livre IV réunit le roi Arthur, son beau-père Léodagan, roi de la Carmélide, qui encadrent deux des chevaliers de la Table ronde, Karadoc et Perceval.

10Le comique de cet épisode vient de l’apparente absurdité des interprétations d’une trace proposées par Perceval et Karadoc (ils sont, dans la série, donnés pour naïfs et stupides : comme le dit d’ailleurs Perceval lui-même dans un autre épisode du livre V – en montrant quand même, au passage, son étonnante lucidité –, « on est des cons »). Alors que Léodagan et Arthur, en pisteurs aguerris, sont capables d’apprécier quand la trace a été faite et de comprendre ainsi que les fuyards qu’ils poursuivent n’ont pas encore franchi la frontière du royaume, Perceval et Karadoc ne comprennent même pas, au début, qu’il faut examiner une trace, puis se lancent dans des interprétations de plus en plus délirantes sur l’origine de la trace en question. Les propos de Perceval et Karadoc sont si renversants qu’Arthur à la fin en est littéralement renversé et tombe en arrière.

11Or, peut-être faudrait-il renverser le point de vue apparemment évident qui juge complètement absurdes les discours de Perceval et Karadoc. Le rire suscité par leur délire interprétatif laisse soupçonner qu’il y a des décalages par rapport à nos conceptions ordinaires, voire par rapport aux conceptualisations savantes des traces et du pistage, qui sont peut-être intéressants à analyser. Autrement dit, partons nous-mêmes sur les traces de cette étude de trace.

12Les quatre chevaliers sont assis en arc de cercle au milieu d’une forêt, sous une voûte de feuillages, avec juste une petite ouverture de lumière vers le ciel en hauteur et en plein centre du cadre, dans un plan moyen, bien serré sur les pisteurs. Ils n’échapperont pas à la caméra, pas plus que la trace à leur investigation.

Léodagan : Bon, alors voilà, dit-il en désignant de la main un endroit à terre (mais hors champ).
Perceval : Ah ! J’aime bien quand on fait ça.
Arthur : Vous aimez bien quand on fait quoi ?
Perceval : Ben, quand on se baisse comme ça pour faire le point, ça fait hyper pro.
Léodagan : Mais on fait pas le point, là, on examine la trace.
Karadoc : Eh ! C’est classe cette expression : On examine la trace ! (rires de Karadoc et de Perceval).

13La première chose à noter est l’opposition entre, d’un côté, le caractère indexical et ostensif de la trace pour Léodagan, impliquant tout un dispositif intellectuel qui semble engagé d’emblée pour la reconnaître et l’analyser, et de l’autre côté, le caractère affectif (« j’aime bien quand on fait ça »), attentif à l’action en cours, collectif (c’est un « nous » qui immédiatement apparaît engagé dans l’action) et même socialement classant (« hyper pro » et « classe » sont les qualificatifs apposés à ces actions par Perceval puis Karadoc). D’un côté la rencontre individuelle d’un homme et d’une trace ; de l’autre, un ensemble de gestes cérémoniels8 qui tracent, avant même que l’on puisse légitimement s’occuper de la trace, un certain ordre social. Même si Perceval se trompe au début sur le cérémoniel (il croit que c’est pour « faire le point »), il n’en demeure pas moins qu’une fois remis sur la bonne piste par Léodagan : « on examine la trace », Karadoc souligne, en la répétant même de manière emphatique, qu’il s’agit là avant tout d’une « expression », donc d’un discours qui témoigne d’emblée de sa valeur sociale.

14Par expression, il faut entendre aussi bien l’énoncé linguistique que la manière de faire : l’accroupissement collectif (« on se baisse comme ça », dit Perceval) est une expression aussi indispensable au rituel que son explicitation (« on examine la trace »). Alors que, pour Léodagan, l’impression d’une botte sur un sol devrait faire impression par elle-même et suffire à attirer l’attention des bons pisteurs, pour Perceval et Karadoc, il faut un ensemble d’expressions sociales pour servir de supports (y compris matériels) aux interprétations et être prêts à entrer dans le jeu. Car c’est bien un jeu pour eux que cette sorte d’« herméneutique du support » (je reviens plus loin sur cette expression).

15Alors que Léodagan et Arthur, en pisteurs aguerris, évaluent le moment où la trace a été laissée (trois jours, quatre jours ?), Karadoc et Perceval pensent qu’il faut simplement énoncer des nombres de jour. Là encore, même s’ils se trompent de jeu au début : dans la durée qu’il faut allouer à la trace – car une trace n’est pas seulement une empreinte d’un instant, mais sa conservation dans le temps, d’où la nécessité du calcul de sa durée –, ils perçoivent bien dans le rituel social qu’on pourrait appeler « examen d’une trace » un jeu avec ses règles spécifiques (comme on découvre, dans d’autres épisodes de la série, des jeux dont les règles, pour nous profanes et ignorants, apparaissent absurdes et incompréhensibles, mais qui permettent au passage de saisir qu’une règle de jeu est aussi arbitraire et potentiellement jouissive qu’un signifiant associé à un signifié dans la linguistique saussurienne9).

16Pour se faire comprendre des deux chevaliers, Léodagan ne peut que recourir à l’insistance ostensive du geste et du déictique : « la trace, là », puis à la description et à la nomination de la cause de la trace : une empreinte de « semelle de botte ». Or, Perceval et Karadoc soulignent que c’est aller trop vite « en besogne » (en fait, Perceval ne trouve pas les mots justes et Arthur doit compléter sa phrase : c’est une caractéristique de Perceval et de Karadoc que d’hésiter ou de se tromper dans l’emploi de certains mots et de certaines expressions, peut-être est-ce cela même qui les rend plus attentifs qu’à l’ordinaire aux expressions les plus ordinaires ; le roi corrigeant ou offrant à chaque fois avec compétence et patience la « bonne manière » de s’exprimer, mais ne semblant jamais s’interroger sur ces opérations expressives qui paraissent parfois si problématiques). Pourquoi Karadoc pense-t-il que parler d’une « trace de semelle de botte » est conclure trop vite ? Parce que non seulement Léodagan fait remonter l’empreinte visible présente à une cause invisible puisqu’absente, mais aussi il a manifestement déjà décidé qu’il s’agissait là d’une trace. Or, selon sa simple apparence, cela pourrait tout aussi bien être un amas de plantes ou une tranche de viande, comme l’avaient cru au premier abord Perceval et Karadoc.

17Ils soulignent ainsi qu’une trace n’existe jamais par elle-même. Elle est l’effet de deux instances : celle qui l’a laissée et celle qui la perçoit. Une trace est toujours une mise en relation, d’abord entre le corps qui l’a produite et le support qui a été susceptible de recevoir et de conserver cette inscription, ensuite entre cette inscription et un « lecteur » ou une « lectrice » qui la traduit dans son lexique des formes connues comme empreinte. En fait, n’importe quoi peut devenir trace pour autant qu’elle soit intégrable dans un répertoire de figures, ou au moins comparable avec une figure qui sera déjà perçue comme trace. Une trace n’est trace qu’à être mise en relation avec une autre trace. A commencer, bien sûr, par la relation à son support matériel aussi bien qu’immatériel (d’où l’enjeu intermédial sur lequel je reviendrai en conclusion).

18À la différence d’un vestige ou d’une relique, une trace est extérieure à l’objet qui l’a produite, donc une trace n’est pas seulement un reste contrairement aux opérations synonymiques proposées par Jacques Derrida : elle est d’abord présence d’un support matériel, assez meuble pour accueillir l’objet en subissant son impression et assez ferme pour la conserver ou plus précisément en conserver l’expressivité, ensuite il faut que cette impression fasse impression sur une personne au point d’être perçue comme trace d’un événement dans un ensemble d’événements plus ou moins institué (supports immatériels cette fois) qui en organise la reconnaissance. Loin de confondre la trace et l’empreinte ou l’inscription, lire une trace suppose que l’on a déjà fait de l’empreinte ou de l’inscription (reste involontaire, non intentionnel) un signe de quelque chose qui était présent et qui l’a produit. Autrement dit, lire une trace commence par le fait de lire quelque chose comme trace. La lecture ne consiste pas à lire immédiatement une trace, mais à métamorphoser un état de chose, une empreinte, en signe, qu’ensuite on va essayer de déchiffrer.

19Le « difficile » ici, comme le remarque Karadoc, est le fait qu’il n’y a qu’une trace. Tous les bons pisteurs savent qu’une trace ne commence à être signifiante et fiable qu’à réapparaître dans d’autres traces plus loin, comme il faut une assonance à la fin du second vers pour qu’un premier vers ait une rime. Une seule trace, même pour un « pro » n’est pas assez. Comme le dit un pisteur du Grand Nord amérindien à une anthropologue qui l’accompagnait face à ce qui ressemblait à une empreinte d’animal : « C’est un loup… Ou autre chose… Ou pas… Peut-être » (cité par Morizot (2018, 152). Tant que d’autres éléments analogues n’apparaissent pas là où on présume pouvoir les trouver, la trace n’est pas encore vraiment une trace, ou tout au moins pas une trace déchiffrable avec assurance dans une série reconnue.

20Or, c’est justement l’efficacité du rituel d’examen que de faire apparaître certains événements sensibles comme traces, puis comme traces de ceci plutôt que de cela. Il ne faut pas brûler les étapes et faire comme si la trace avait gentiment patienté jusqu’au moment où elle avait pu attirer le regard du pisteur. Perceval incarne un personnage censé être naïf. Mais ici, c’est bien Léodagan qui fait preuve de naïveté en oubliant les processus d’apprentissages sociaux et de ritualisation des manières qui permettent au monde d’entrer dans le régime des indices et des significations.

21Il n’existe pas de traces immédiates, toujours déjà là, attendant leur découvreur, mais un ensemble de médiations qui configurent certains phénomènes comme traces présentes d’autres phénomènes absents ou comme indices actuels de faits du passé, et supportent ainsi leur possible lecture. Même l’indication, qui semble lier immédiatement un objet à son signe par l’acte de désignation, suppose la fabrique médiale de son geste et de sa réception comme document10.

22L’avantage de cette scène des pisteurs pour éclairer les fonctionnements d’une trace tient déjà à ce qu’elle est une scène. Les investissements des dernières décennies sur la notion de trace tendent parfois à la fétichiser ou à l’isoler en en faisant une fondation des expériences ou au moins un élément fondamental pour tout être vivant. En fait, une trace n’est rien sans l’environnement matériel et immatériel qui la fait apparaître ; elle n’est rien sans ses supports. Une empreinte de botte aurait beau avoir été laissée dans une forêt, elle n’apparaît que dans une scène de pistage avec tout son rituel institué et ses modes de fonctionnement intellectuel.

23Yves Jeanneret souligne très justement cet ensemble : « la plasticité de l’idée de trace et son potentiel figuratif, concentrant en une image unique le geste, le signe et l’opération. Cela en fait une catégorie à la fois riche et ambiguë, associant un mode de pensée et une scène visuelle (l’empreinte) » (Jeanneret 2013, 44.).

24Un des sens du mot « trace », dès le XIIIe siècle, est celui de trait infime, comme une égratignure. Il est donc nécessaire d’organiser son repérage pour que cet infime devienne trace mnésique. La trace est une affaire de détail : elle suppose alors un régime d’attention tout particulier qui s’attarde sur ce quasi-imperceptible et en examine les éléments. On comprend le soigneux rituel d’accroupissement autour de la trace : mise en scène de la quête des détails. Une fois cela entendu, en prenant le temps des hypothèses successives, lentement élaborées, il devient possible d’entrer dans le jeu des interprétations, car c’est bien un jeu. Ce qu’on appelle couramment d’ailleurs un « jeu de piste ».

25Le point de départ, pour Karadoc, consiste aussitôt, non à examiner de plus près la trace elle-même en une fétichisation de l’empreinte, mais à proposer un élément de comparaison extrait de ses gestes ordinaires : « par exemple », dit-il. Or, une trace, au moins depuis le XVIe siècle, n’est pas seulement une manière d’agir ou une marque infime, mais aussi un exemple : quelqu’un dont il faudrait « suivre les traces », en particulier d’un point de vue moral comme si on glissait de l’empreinte matérielle à l’impression éthique. Autrement dit, il est tout à fait judicieux de la part de Karadoc de commencer par un exemple qui puisse servir pour recomposer les gestes qui ont conduit à cette trace. Non pas un objet comme le pense Léodagan, en escamotant là encore le support des médiations qui ont pu conduire cet objet à former telle empreinte de son passage, mais bien des gestes marqués par des habitudes qui ont pu ainsi marquer le sol, en l’occurrence d’une empreinte de botte. Donc il s’agit moins de chercher une origine ou un référent, que d’inscrire l’empreinte repérée dans toute une série d’expressions sociales qui seraient comparables.

26Cependant, pour mieux saisir l’intérêt qu’il y a de souligner cette dimension exemplaire de l’examen des traces, il faut s’attarder un peu sur ce qu’est un exemple. Comme l’affirme Aristote, un exemple va toujours d’une partie à une autre partie, sans a priori une généralité acquise d’office ou connue d’avance (Cf. Aristote 1967, I 1357 b 26). L’exemple est un événement quelconque que l’on a arrêté dans le flux contingent des événements pour le donner comme particulièrement marquant et, du coup, le faire servir comme marqueur et l’exploiter pour y comparer d’autres événements11. De même que les pisteurs regroupés se sont arrêtés et accroupis pour qu’apparaisse mieux la trace comme trace, certains événements sont bloqués comme dans un système d’inertie pour que les autres événements circulent et deviennent repérables, compréhensibles, réitérables. L’exemple est un générateur de comparaisons.

27Ainsi Karadoc et Perceval peuvent-ils élaborer leurs hypothèses à partir d’exemples choisis dans leur propre quotidien :

Karadoc : par exemple, moi quand je vais dormir, j’enlève mes bottes […] donc si ça se trouve, ça c’est la trace d’un mec qui est allé se coucher et qui a enlevé ses bottes pour les mettre là.
Perceval : Et après ce qu’il faut chercher c’est la trace des pieds du lit.
Karadoc : L’autre truc qui est difficile, c’est qu’il y a qu’une trace. Là où le mec, il a brouillé les pistes, c’est qu’il a sûrement qu’une jambe.
Perceval : Ou il a sautillé à cloche-pied pour brouiller. […] Après, là où c’est chaud c’est l’orientation. […] Si la botte était comme ça, ça veut dire que le lit était forcément à peu près là.
Karadoc : Et là il faut chercher la trace de la savate de sa femme qui devait dormir de l’autre côté du lit.
Perceval : Sauf qu’il y a pas d’autre trace !
Karadoc : Ouais, eh ben, on est tombé sur des sacrés « pro »
Perceval : Chapeau !

28L’admiration pour ces brouilleurs professionnels n’a d’égale que la nôtre pour ces interprétations pour le moins imaginatives. On peut, cependant, remarquer que, de nouveau, Perceval et Karadoc « pensent » la complexité potentielle de la trace : non un renvoi référentiel immédiat à des objets (de l’empreinte à la botte, de la botte au pied, du pied au fuyard), mais la figuration de gestes habituels et même d’une possible dissimulation, d’un trucage des traces. Ils cherchent dans la trace des médiations et des jeux de pouvoir, non des reflets directs et évidents d’objets du monde. Il s’agit bien de ne pas escamoter le « difficile » de l’affaire, comme l’a dit Karadoc. L’empreinte est laissée ; la trace est produite. Ce n’est pas un donné, mais une fabrication. Fabriquée aussi bien par la personne unijambiste ou sautillante que par les pisteurs regroupés cérémonieusement autour d’elle.

29Comment interpréter la trace ? Non par un renvoi à un sujet producteur, mais par un récit fondé sur des habitudes. Les animaux que traquent les pisteurs habitent des territoires, et leur manière de les habiter passe par des habitudes, par des manières de faire12. Une trace ne désigne pas simplement un sujet et l’endroit vers où il va ; elle renvoie à toute une série d’habitudes qui peuvent s’y trouver encryptées13. Or, c’est bien ce que reconstruit Karadoc. L’effet délirant qu’il produit vient simplement qu’en personnage centré sur lui-même, il part de ses petites habitudes au lieu de tâcher de se mettre dans le crâne même du traceur, d’adopter sa perspective afin de savoir ce qu’il fait et comment il le fait. Cependant, le principe est le bon. Lire des traces, c’est comparer des gestes, élaborer un récit, non se contenter d’une référence14. On pourrait se dire qu’une trace, par définition muette, ne se met à parler qu’à partir de ses échos. D’où cette histoire exubérante de lit, d’épouse et de savates.

30On dirait même que la trace, qui est souvent de l’ordre de l’infime, appelle nécessairement une amplification, que Karadoc et Perceval, avec leur bêtise innée, ne parviennent plus à contrôler :

Karadoc : Y’a un point qu’on n’arrive pas à résoudre.
Perceval : Voilà, c’est comment il fait le mec pour trimbaler sa bonne femme sans qu’elle sorte de son lit ?
Karadoc : Tout ça, à cloche-pied ?
[…] Ou alors, attendez ! […] En fait, c’est sa femme qui efface les traces de roues au fur et à mesure qu’ils avancent.
Perceval : Mais oui, bien sûr, qu’est-ce qu’on est cons !
Karadoc : Et elle doit même en profiter pour effacer les traces d’un des deux pieds de son mari. […] Voilà, donc, un petit point…
Perceval : Il faut se mettre en chasse d’un type qui traîne une charrette avec un lit dedans et sa femme dans son lit.
Karadoc : La femme, elle a un petit râteau. Sans sortir de son lit, elle frotte par terre pour effacer les traces des roues et effacer la trace d’un des deux pieds de son mari.

31Je rappelle que « trace » vient de trahere, tirer, comme une charrette qu’on tire, et que, depuis le XVe siècle, la trace désigne aussi le trait qui rature, donc à la fois laisse et efface, comme le râteau ici rature, trace d’autres traces pour annuler les traces précédentes. Le récit de Karadoc semble pousser la lecture de la trace jusqu’au dé-lire. Mais c’est plutôt comme si son récit remontait l’histoire du mot « trace » plus encore que le sujet qui avait laissé cette empreinte – l’essentiel tenant à la production du récit comme projection imaginaire. Car la lecture d’une trace est toujours affaire de savoir, certes, mais aussi d’imagination : c’est ce qu’on appelle le « pistage spéculatif » chez les spécialistes (à partir des habitudes connues d’un animal, on va supposer un certain déplacement et on cherchera alors de nouvelles traces sur le trajet imaginé). Aristote soulignait que la philosophie pouvait servir à élaborer les comparaisons possibles en rendant attentif à ce qui se ressemble15 : Karadoc est ici plus philosophe et meilleur pisteur qu’on ne le croirait.

32Le récit ainsi produit est typique de la lecture des traces et a pu aussi bien constituer les ressources des mythes que de l’historiographie ou de paradigmes spéculatifs basés sur le déchiffrement d’éléments infimes pris comme symptômes (je renvoie ici aux travaux de Carlo Ginzburg). Or, on peut aussi se perdre dans un récit, égarer ses propres traces. Il faut donc que le récit revienne sur lui-même, qu’on refasse le point, qu’on résume ce qu’il faut chercher. Car une trace n’engage pas seulement une lecture de son individualité, mais une recherche des autres traces que, spéculativement, le récit a construites. C’est exactement ce que font Perceval et Karadoc. La trace n’est pas tournée seulement vers le passé, dans sa factualité, mais aussi vers l’avenir, dans sa virtualité, dans ce qu’il faudrait en faire. La trace témoigne certes d’une action antérieure, mais elle intègre aussi cette action dans une série passée en même temps qu’elle l’ouvre à une série nouvelle. L’inscription ne se limite pas à la trace mnésique : elle oriente vers de l’inédit.

33Dans la série télévisée, les personnages de Karadoc et de Perceval se font régulièrement rabroués par les autres personnages et, en particulier, Arthur. Or, dans cet épisode, malgré un « vous pouvez la fermer ? » de Léodagan, qui laisse Karadoc et Perceval indifférents, leur délire interprétatif se déploie sans interruption, ouvrant sur un nouveau toujours plus inattendu. Sur les bords du cadre, pourtant, Léodagan s’ennuie ostensiblement et se concentre sur la pomme qu’il mange, tandis que le roi Arthur semble être tantôt endormi tantôt interloqué par les discours des deux chevaliers, avant de tomber finalement à la renverse comme assommé par le délire de ces redoutables pisteurs. Leur faible présence permet à la surenchère interprétative entre Perceval et Karadoc de tourner à l’autovalorisation finale : « Ils ont pas de bol quand même hein ? Mettre au point un truc pareil et tomber sur des cerveaux comme nous ». En focalisant sur l’appareil cérébral, Perceval souligne pour terminer que la trace est avant tout une affaire spéculative.

34On peut enfin noter la clôture visuelle élégante de l’épisode avec la courbe de droite à gauche du corps d’Arthur qui tombe et la courbe en sens inverse du trognon de pomme jeté par Léodagan, comme autant de traçages gestuels d’un rideau qui tombe sur la scène et du caractère renversant de l’interprétation. Alors que les effets cinématographiques ont été réduits au minimum, ce mouvement de fin accentue l’impression de théâtre filmé. Car il faut aussi sortir de l’analyse de contenu, aussi instructive soit-elle, pour voir le dispositif d’énonciation et ses enjeux intermédiaux entre théâtre et télévision, entre manuscrits médiévaux et oralité des sketchs, entre institution du pistage et pistes sonores des interprétations, entre culte des traces et culture de mondes imaginaires.

35En effet, comme série télévisée produite et diffusée sur la chaîne M6, Kaamelott reprend un format court comique, très populaire dans ce début des années 2000, même si ses sketchs jouent avec une saga médiévale, qui a, elle, un riche héritage de longue durée : l’immense cycle arthurien qui s’étend du XIIe au XVe siècle. Une partie du plaisir de la série consiste à jouer, de manière sciemment anachronique, sur les traces mémorielles et imaginaires du médiévalisme en leur accolant un lexique, des références ou des problèmes contemporains. Les anachronismes délibérés et les truculences parodiques constituent, eux aussi, des renversements temporels et idéologiques qui rendent ces traces de mémoire problématiques, ou même qui font apparaître ces présences mémorielles comme des traces et non comme des évidences implicites.

36Or, ces effets de l’après-coup, du décalage temporel, « le monde arthurien » en est lui-même issu : l’époque d’Arthur et de Camelot, la ville royale, est celle de la fin de l’empire romain au Ve-VIe siècle, une période qui, justement, n’a pas laissé beaucoup de traces et, par ailleurs, l’époque qui la rêve est celle que les historiens appellent la Renaissance des XIIe-XIIIe siècle, où domine une structure féodale avec tout un imaginaire de la chevalerie bien éloigné des formes sociales existantes dans les îles britanniques sous influence romaine. Dans cet imaginaire, les quêtes des chevaliers errants en mal d’aventures et surtout la quête du Graal figurent autant de jeux de piste symboliques et matériels où l’attention aux traces est, par définition, surdéterminée. D’autant que le Graal recherché est lui-même un objet mystérieux qui opère comme trace du divin.

37On se souvient dans Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, de l’exemple fameux des gouttes de sang sur la neige qui amènent Perceval à ignorer les chevaliers successifs qui viennent le voir : Perceval est, par excellence, le chevalier fasciné par la trace. Et qui reste muet. Tout le jeu du renversement parodique de Kaamelott est de le faire, au contraire, bavarder intarissablement sur la trace. Comme dans les épisodes, où apparaissent non des chevaliers héroïques, mais des nuls ne comprenant rien à la quête du Graal, ou un enchanteur Merlin incapable de faire de la magie, voici que Perceval le muet déblatère allègrement sur la trace qu’il a sous les yeux. Qu’il a sous les yeux, mais que la spectatrice et le spectateur ne voient jamais. Quelle meilleure façon de faire apparaître qu’une trace ne consiste pas seulement dans sa donnée matérielle que de ne pas la faire apparaître à l’écran ?

38En tant que série télévisée réalisée à la va-vite, Kaamelott en subit les contraintes financières. Avant que le succès ne permette à Alexandre Astier de proposer des prises plus élaborées et d’aller même vers une complexification narrative et une cinématisation qui culmine avec un long métrage qui a été réalisé en 2021, on voit bien la pauvreté du dispositif. Avec ses caméras fixes et ses talking heads, c’est un théâtre filmé jouant essentiellement sur les dialogues qui est réalisé. Michel Chion parle de la télévision, dès ses origines, comme d’une « radio illustrée » (Chion 1990), c’est bien ce que ces épisodes de Kaamelott continuent à produire (au moins dans les quatre premières années de la série). Mais cette cinématisation minimale permet en fait de mettre en valeur le cérémonial de l’accroupissement et des dialogues qui font parler une trace qui n’est à juste titre et ironiquement jamais montrée. C’est en définitive une manière de mettre en évidence le fait qu’une trace suppose tout un rituel d’attention, une série de gestes, un scénario. Et c’est bien là ce que la pauvreté même du dispositif révèle. Il ne montre pas la trace dans sa matérialité d’empreinte, mais les supports sociaux, imaginaires, discursifs, gestuels qui la projettent dans une présence signifiante et une absence visible. Là où une trace est d’ordinaire la face encore visible d’un geste absent, dans cet épisode de Kaamelott, elle devient la figuration invisible des gestes qui l’interprètent. Loin de nous projeter dans une origine disparue, Perceval et Karadoc performent les délires possibles de l’origine.

39On peut alors souligner que le monde arthurien est lui-même articulé au phantasme des origines d’une souveraineté nationale, et même si ces contes d’origine galloise transitent par le territoire français, pour mieux réinvestir les débuts du royaume de Bretagne ou Grande Bretagne, avant d’essaimer dans toute l’Europe, ils forment facilement les traces imaginaires des origines de nos États-Nations. D’autant plus que ces traces imaginaires sont aussi adossées aux traces multiples et renversantes de ce qu’on a appelé les « invasions barbares », autrement dit ces peuples apparemment sans manières et sans haute culture (Pictes, Vandales ou Wisigoths), semblant stupides et primaires, faute de savoir déchiffrer les traces de cette haute culture censée reprendre l’héritage de l’empire romain. Or, la série multiplie les références à ces invasions (la trace laissée par les fuyards, peut-être des espions16, dans cet épisode est une trace de ces invasions menaçantes) et on peut se demander si Perceval et Karadoc ne font pas déjà partie de ces barbares primaires (comme la femme de Léodagan vient du monde des Pictes). Leur allouer une finesse inattendue sur le fonctionnement des traces remet en question cette construction imaginaire de la souveraineté occidentale aux références identitaires mises à mal par ces « invasions barbares17. Comme les historiens le font, d’ailleurs, au même moment (cf. Coumert et Duméziel 2018).

40Cette finesse du rapport aux traces permet aussi de se distancier avec ironie des effets de mémoire collective et de patrimonialisation qui ont eu tant de succès dans les années 1990-200018, en soulignant justement les figures construites collectivement des traces et des pistages nécessaires pour comprendre l’élection de certains moments ou de certains événements comme traces à suivre ou à révérer. L’exemple de la trace vient embrouiller et complexifier les références identitaires mythifiées. De même que la série télévisée joue des anachronismes ironiques, les traces de la mémoire collective (des invasions barbares ou du monde chevaleresque) sont déplacées par leurs brutales réactualisations.

41Enfin, cet univers arthurien revisité de manière parodique s’inscrit, « marche sur les traces », non seulement des auteurs médiévaux et des historiens actuels, mais surtout de la culture geek issue de la fantasy à la Tolkien. Le mot geek provient du vieil anglais geke qui était utilisé dans le sens de « fou » ou « sot » au XVe siècle – tout à fait adéquat pour les personnages de Perceval et de Karadoc. On appelle au XXe siècle, geek, sur les campus américains, les étudiants qui sont obsessionnellement fixés sur leur domaine ou leur jeu favori et à partir de là, le terme désigne aussi bien les amateurs forcenés des nouvelles technologies que des mondes imaginaires dont Le Seigneur des anneaux fournit un modèle (cf. Peyron 2013) – autrement dit, la recréation imaginaire de tout un monde avec ses règles du jeu où se déchiffrent à la fois un univers actuel et un univers de fantaisie composé de bribes, voire de traces de passé. Or, la culture geek joue justement de ces infimes détails qui composent ces mondes inventés et les adeptes en suivent avec enthousiasme les traces d’épisode en épisode.

42Cette subtile mise en scène de la surface sociale de la trace ne vient donc pas par chance dans cette série. Elle tient à la finesse du scénariste, bien sûr, mais aussi au monde même dans lequel il essaye de nous baigner. Si une trace en effet ouvre sur tout un monde, que l’on va pouvoir raconter, dans ses gestes, ses rituels et ses manières de faire, elle n’existe en fait que par le monde qui la construit comme trace. Plutôt que l’immédiate désignation de l’empreinte comme trace d’une botte, d’un pied, d’un barbare, les délires de Karadoc et Perceval nous engagent à saisir les rituels singuliers, les registres expressifs et les types de récit qui permettent à la trace d’entrer dans le champ des investigations. Si l’on entend par support la seule surface matérielle sur laquelle une inscription a pu être faite, on rate tous ces autres supports médiaux qui font de la trace une source possible pour les pisteurs.

43C’est pourquoi l’investigation même de cet épisode ne pouvait se forclore à une analyse de discours (même si la richesse de l’écriture, jusque dans sa pauvreté exploitée, nous fait saisir les opérations de cet étrange jeu qu’est « l’examen d’une trace »), mais devait déjà pister cette trace dans sa création intermédiale, jusqu’à rejaillir sur des questions de méthode touchant justement l’intermédialité19. Face à la séduction récente de la notion de trace, le rire provoqué par cet épisode permet à la fois de mieux apprécier les complexités de l’examen d’une trace et de se tenir à distance de la fascination pour les traces. Si on l’entend comme une « herméneutique des supports20 », la méthode intermédiale ne peut faire l’économie de la notion de trace, à condition de repositionner les traces non comme des points de départ intrinsèques qui se suffiraient à eux-mêmes pour jouer leur rôle fondamental, mais comme des saillances instituées socialement dans l’analyse multidimensionnelle des supports matériels et immatériels propre à l’intermédialité.

    Notes

  • 1 Depuis Seignobos, l’expression est couramment utilisée, et même chez un historien aux aguets de nouvelles manières de faire de l’histoire, comme Paul Veyne, les traces reçoivent encore un statut éminent : « en aucun cas ce que les historiens appellent un événement n’est saisi directement et entièrement : il l’est toujours incomplètement et latéralement à travers des documents ou des témoignages, disons à travers des tekmeria, des traces. » (Veyne 1978, 47-48). Pour une histoire du concept de trace et une critique du paradigme des traces pour la discipline historique, cf. Morsel (2016, 813-868).
  • 2 Cf. encore récemment Parret (2017).
  • 3 Derrida (1967) en particulier p. 95 : « La différence inouïe entre l’apparaissant et l’apparaître (entre le “monde” et le “vécu”) est la condition de toutes les autres différences, de toutes les autres traces et elle est déjà une trace. […] La trace est en effet l’origine absolue du sens en général. Ce qui revient à dire, encore une fois, qu’il n’y a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différance qui ouvre l’apparaître et la signification […], elle n’est pas plus idéale que réelle, pas plus intelligible que sensible, pas plus une signification transparente qu’une énergie opaque et aucun concept de la métaphysique ne peut la décrire. » La trace ouvre par la différance (le temps) non à l’espace mais à un espacement qui est celui de l’extériorité : « Si la trace, archi-phénomène de la “mémoire”, qu’il faut penser avant l’opposition entre nature et culture, animalité et humanité, etc., appartient au mouvement même de la signification, celle-ci est a priori écrite, qu’on l’inscrive ou non, sous une forme ou sous une autre, dans un élément “sensible” et “spatial”, qu’on appelle “extérieur” […], cette trace est l’ouverture de la première extériorité en général, l’énigmatique rapport du vivant à son autre et d’un dedans à un dehors » p. 103.
  • 4 « Ainsi, indispensable lien entre hier et aujourd’hui, la trace humaine se retrouve depuis l’origine de la présence de l’Homme sur terre. Incontournable, inhérente au temps qui passe, la trace de l’homme que ce soit à l’intérieur de lui (usure des organes, empreinte dans la mémoire consciente ou inconsciente, etc.) ou dans son environnement est partout. Car dans la mesure où il a une action sur son environnement – non humain comme humain, l’Homme le modifie peu ou prou, et en modifiant l’environnement interagit sur lui-même. » (Galinon-Mélénec 2011, 32)
  • 5 En introduction au numéro spécial dévolu à la « traçabilité », Michel Arnaud et Louise Merzeau notent que « créer, communiquer, consommer, voyager : toutes nos activités ont désormais une composante informationnelle qui transite par des réseaux numériques. Qu'on le veuille ou non, nous déposons des traces » (2009, 9).
  • 6 Ainsi, même si Jacques Derrida a fait de la trace le lieu même de toute expérience, lui octroyant alors une position cruciale dans la pensée philosophique, il la recouvre aussi par une série quasi-synonymique pour finir par l’enfouir sous les cendres… : « les mots que j’avais un peu privilégiés jusqu’ici comme : trace, écriture, gramme... en fait, se trouvaient mieux surnommés par “cendre” pour la raison suivante [...] “cendre” dit mieux ce que je voulais dire sous le nom de trace, à savoir quelque chose qui reste sans rester. » (Derrida 1992, 222).
  • 7 « La pensée de la “trace” ne semble guère avoir retenu l’attention des linguistes, et encore moins des linguistes diachroniciens », Claire Badiou-Monferrand, argumentaire des journées d’étude des 23-24 septembre 2021 du CLESTHIA, http://www.univ-paris3.fr/des-traces-linguistiques-et-discursives-en-sciences-du-langage-702353.kjsp
  • 8 Gestes cérémoniels courants que performent tous les pisteurs : « Nous passons de longues minutes accroupis au-dessus de la trace, en un cercle, qui de l’extérieur doit ressembler à une étrange forme de recueillement. » (Morizot 2018, 53)
  • 9 Un excellent exemple se situe au livre I, dans l’épisode 57, « Perceval relance de quinze », il y a par exemple ce merveilleux jeu de la grelottine du Pays de Galles : « On peut jouer soit avec des lentilles, soit avec des haricots. Le premier qui annonce la mise, il dit, mettons : “lance de seize” ou “lance de trente-deux” ou une quadruplée comme on appelle c’est une “lance de soixante-quatre”. Parce qu’on annonce toujours de seize en seize, sauf pour les demi-coups. Là, celui qui est à sa gauche, soit il monte au moins de quatre, soit il passe et il dit “passe-grelot”, soit il parie qu’il va monter de six ou de sept et il peut tenter une grelottine. A ce compte-là, il joue pas, il attend le tour d’après, et si le total des mises des deux autres suffit pas à combler l’écart, il gagne sa grelottine et on recommence le tour avec des mises de dix-sept en dix-sept… Donc, mettons le suivant, il annonce une quadruplée, donc là elle vaut soixante-huit. Il peut contrer ou il se lève et il tape sur ses haricots en criant “grelotte, ça picote” et il tente la relance jusqu’au tour d’après. »
  • 10 Dans une réflexion sur l’utopie, Louis Marin avait attiré l’attention sur la complexité du geste d’indication : « Il faudrait alors se demander si le “geste” d’indiquer lui-même est aussi simple, aussi immédiat qu’on veut bien le dire : car indiquer, n’est-ce pas tracer une direction vers… une ligne possible, idéelle dans l’espace devant moi vers l’objet, possible idéalité qui est la marque de la distance non franchie de moi à l’objet et qui, en tant que marque de distance, est la trace du geste de possession, d’appropriation, de saisie, qui n’est point accompli, qui reste potentiel ? Mais ce geste lui-même est-il encore un geste ? Un comportement signifiant, symbolique ? Il ne le semble pas. » (Marin 1973, 122).
  • 11 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Pour une histoire esthétique de la littérature (Méchoulan 2004, 238-239).
  • 12 Pour Baptiste Morizot, suivre la piste d’un loup, c’est  : « recomposer une trajectoire, extrapoler un parcours, une allure, un faisceau d’intentions qui disent une manière d’habiter un lieu. L’émotion vient de ce qu’on voit par ses yeux ; on est obligé, pour suivre sa piste, de se déplacer dans son crâne pour comprendre ses intentions, de marcher avec ses pattes pour comprendre son déplacement ». « Ce n’est pas notre esprit qui emprunte le corps d’un autre animal, mais notre corps qui emprunte leur perspective, qui est leur corps lui-même. » (Morizot 2018, 118 et 133).
  • 13 En ce sens, une trace mnésique (ce concept si prisé depuis Freud) n’est pas une empreinte contingente conservée par une mémoire individuelle, mais l’expression d’une mémoire collective inscrite dans des gestes.
  • 14 « Le chasseur aurait été le premier à raconter une histoire parce que lui seul était en mesure de lire une série d’événements cohérente dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par les proies. “Déchiffrer” ou “lire” les traces des animaux sont des métaphores. On est cependant tenté de les prendre à la lettre, comme la condensation verbale d’un processus historique qui a conduit, dans un laps de temps peut-être très long, à l’invention de l’Écriture. » (Ginzburg 1980, 10)
  • 15 Aristote insiste sur cette faculté de voir le semblable (« to homoion oran »), (1394, a 5).
  • 16 Je rappelle que le titre de l’article de Carlo Ginzburg traduit sous le titre « Signes, traces, pistes » est en italien, non pas traccia mais spie, autre terme pour les traces, ou pour les espions… qui sont, eux aussi des experts en traces et qui laissent des traces, parfois même à dessein.
  • 17 Ces invasions brutales de hordes barbares se sont en fait étalées sur plusieurs siècles avec des effets peu lisibles. Par contre, on voit bien l’insistance sur les invasions barbares dès la Renaissance comme figures de légitimations étatiques et nationales » (cf. Dumézil 2017, 243-254)
  • 18 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage La culture de la mémoire, ou Comment se débarrasser du passé ? (Méchoulan 2008).
  • 19 Pour faire le point sur les traces épistémologiques de la méthode intermédiale, voir le récent double numéro de la revue Communication & langages, printemps-été 2021, n°208-209.
  • 20 Pour les constituants d’une herméneutique des supports qui ne sont pas seulement matériels, mais aussi techniques, institutionnels, effets de jeux de pouvoir autant que de savoir, je me permets de renvoyer à mon texte qui en détaille les différents plans d’analyse possibles : « Intermédialité, ou comment penser les transmissions », 2017, https://www.fabula.org/colloques/document4278.php

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Publication details

Published in:

Cormier Agathe, De Angelis Rossana (2023) Rôle des supports dans l'interprétation des inscriptions graphiques. Linguistique de l’écrit Special Issue 4.

Seiten: 133-153

Referenz:

Méchoulan Éric (2023) „Sur la piste de Kaamelott: intermédialité des traces“. Linguistique de l’écrit 4, 133–153.