1Dans l’univers de l’écrit, qu’est-ce que le « blanc » ? Coloration du papier « [e]xtrêmement désagréable pour les yeux et crime envers la santé publique » pour reprendre les propos d’un typographe (voir Tschichold 1994 : 227) ? Trace d’une absence, comme l’a perçu la civilisation occidentale de l’alphabet (voir Christin 2000) ? Élément partie prenant de l’« espace graphique du texte », comme ont pu le concevoir des linguistes de l’écrit (Anis et al. 1988 : 174) ? C’est en partant de ce dernier point de vue, linguistique, que nous invitions à travailler la question des blancs de l’écrit imprimé et des blancs de l’écriture à l’occasion d’une journée d’études Conscila 1 lors de laquelle les éléments de typologie suivants étaient mis à la discussion.
2Dans le domaine de l’écrit imprimé, il est possible de tracer une frontière entre, d’une part, des blancs « de mise en texte » liés à l’apport de signes écrits et comptabilisables, en lien notamment avec le signe « espace » (« barre d’espace » sur le clavier d’un ordinateur), et, d’autre part, des blancs « de mise en page » liés au support de l’écrit et au choix des « bons rapports ou proportions » (Tschichold 1994 : 11) dévolu au typographe. Les blancs de mise en texte, relevant de la linéarité, sont de deux types, selon qu’ils sont verticaux — dans le cas de la division d’un texte en colonnes —, ou horizontaux. Dans ce cas, on peut distinguer blancs « intralinéaires » — « blancs inter-mots » qui servent à diviser la chaîne en mots et équivalent, selon l’usage typographique, à une espace, mais qui peuvent aussi occuper un espace plus large, par exemple dans les textes poétiques —, et blancs « interlinéaires », qui divisent le texte en parts (en chapitres, ou en sections par exemple). Les blancs de mise en page, liés au support, tels les blancs formant les marges, ne s’inscrivent en revanche pas dans la linéarité du texte — la lecture ne les saisit pas dans la continuité des signes graphiques, contrairement aux premiers.
3Le cas des écrits qui témoignent d’une étape dans un processus d’écriture — brouillons dans le cadre de l’écriture manuscrite, enregistrements dans le cadre de l’écriture sur traitement de texte — complique cette typologie en chargeant les blancs d’une dimension temporelle. Le blanc de la page est alors un lieu de virtualité énonciative, l’espace d’un possible à dire et à écrire. Parmi les blancs qui structurent le déjà écrit, certains sont l’indice d’une interruption de l’écriture. Si l’on admet que l’interruption est une opération constitutive du processus d’écriture d’un texte élaboré (Lebrave 1986), ces « blancs d’interruption » qui fragmentent les énoncés (coupant parfois un syntagme ou une unité lexicale) sont, de fait, des organisateurs textuels du texte en train de s’écrire. D’autres blancs intralinéaires observables dans les manuscrits semblent au contraire liés à la concomitance d’une non-interruption de l’écriture et d’une non-sélection sur l’axe paradigmatique. Ces deux types de blancs, dont la distinction est à interroger, ont en commun de soulever d’importants problèmes de cohérence syntaxique et textuelle.
4À partir d’études de corpus d’écrits imprimés ou de brouillons, engageant des genres discursifs écrits variés, ces propositions sont éprouvées et questionnées dans les contributions rassemblées dans le présent numéro, fruit des échanges collectifs suscités par cette journée d’études initiale. Nous avons choisi de structurer cet ensemble en trois temps, les deux premiers portant sur les blancs de l’écrit, et le troisième sur les blancs de l’écriture.
5Le premier moment regroupe deux réflexions portant sur l’interaction entre signes noirs et blancs et sur la possibilité d’un statut sémiotique du blanc. La première se situe dans la perspective d’une sémiolinguistique qui prendrait en compte la dimension « topographique » de l’écrit imprimé ; la seconde part d’une réflexion sur le système ponctuationnel pour montrer les incidences d’une intégration à ce système de la « ponctuation blanche ».
6Adoptant le point de la réception pour décrire la manière dont le blanc intègre le système des signes qui informe et donne sens à la textualité écrite, Julie Lefebvre et Rudolf Mahrer fondent leur approche sur la distinction opérée entre deux modes d’appréhension du texte — comme objet manufacturé et comme objet architecturé — qui amènent l’œil du lecteur à faire la différence entre « blancs typographiques », relevant de l’art de faire des livres, et « blancs topographiques » relevant du système de la langue écrite. Les propriétés de ces deux types de blancs, de même que les modalités de leur coexistence, sont présentées et exemplifiées par l’analyse des blancs de deux livres — Les Signes parmi nous de C. F. Ramuz (éditions des Cahiers vaudois, 1919) et La Main coupée de B. Cendrars (Denoël, 1946) — considérés comme représentatifs du système qui règle l’espace graphique des écrits imprimés occidentaux aux XIXe et XXe siècles. Une attention particulière est portée aux « blancs topographiques » conçus dans le cadre d’une « topographie textuelle ».
7Michel Favriaud a mené dans ses travaux une entreprise de refonte du système ponctuationnel tel que l’ont pensé les précurseurs J. Damourette et N. Catach. Cette reconfiguration a été guidée notamment par l’introduction de la « ponctuation blanche » dans ce système qui peut dès lors apparaître comme un « plurisystème ponctuationnel » (Favriaud 2014). Dans sa contribution au présent volume, Michel Favriaud éprouve cette proposition théorique, élaborée sur la base de l’analyse de poèmes contemporains, en observant les propriétés et les effets de la ponctuation blanche dans des textes non poétiques — un texte fonctionnel et informatif (un menu de restaurant) ; un texte d’Y. Bonnefoy relevant du genre dialogal et conversationnel. Enfin, à partir de l’analyse des blancs dans deux textes d’A. Du Bouchet, il montre comment, dans le cas d’une « maîtrise auctoriale de la ligne », la ponctuation blanche est à l’origine de nouvelles unités syntaxiques, discursives, et de nouveaux parcours de lecture qui, non linéaires, éclairent la textualité d’un jour nouveau.
8C’est cet horizon, textuel, qu’adoptent les contributions rassemblées dans le deuxième moment de ce volume, qui interrogent le blanc en tant qu’il est un révélateur d’enjeux liés à l’énonciation, au discours et au texte.
9Se situant dans la lignée des travaux de R. Laufer sur la « textologie » et des approches de « l’énonciation éditoriale » d’E. Souchier et de M. Arabyan, Rossana de Angelis considère l’écrit non pas seulement comme une ligne, mais comme une inscription qui, à ce titre, se déploie sur un support aux caractéristiques tridimensionnelles. Analysant les choix typographiques à l’œuvre dans La dissémination, La double séance, Tympan (1972) et Glas (1974) de J. Derrida, elle montre comment, dans ces essais, le travail sur le blanc, blanc des marges notamment, met en évidence le rôle fondamental de « l’énonciation éditoriale » dans l’advenue du « Texte », point de superposition entre les notions de « texte » et d’« écriture ». La rupture de la ligne d’écriture résultant de la distillation singulière des espaces blancs et des morceaux de texte sur la page oblige à interroger les relations entre le texte inscrit et son support. La prise en compte des possibles d’écriture ainsi ouverts invite à repenser la « condition textuelle » et la place centrale qu’y occupe l’« espace graphique ».
10L’analyse de différents usages du blanc dans la prose littéraire contemporaine de langue française et la mise en évidence de « deux gestes énonciatifs » consistant pour l’un à blanchir et pour l’autre à ne pas noircir, permettent à Stéphane Bikialo et à Julien Rault de penser le rapport de l’énonciation à la spatialisation, autrement dit d’appréhender l’espace graphique comme un espace d’énonciation au sens propre du terme. Après avoir recensé plusieurs niveaux de blanc (blanc d’œuvre, de marge, de page, interlinéaire, intralinéaire et intralexical) les auteurs considèrent que le blanc se définit moins par opposition que par complémentarité entre la ponctuation blanche et la ponctuation noire. Ils dégagent différents effets de sens liés à ces manifestations matérielles de gestes énonciatifs qui de « non-perçu » font passer le blanc au premier plan dans certaines productions littéraires contemporaines. Est ainsi déplié l’éventail des liens privilégiés que le blanc entretient avec les dimensions générique, iconique, dialogique ou emphatique des œuvres abordées (notamment B. Noël, M. Butor, L. Kaplan, C. Simon, G. Wacjman, N. Quintane, P. Bouvet, F. Léal).
11C’est également à la description de différentes fonctions sémantiques du blanc que se livre Elisa Tonani dans la perspective ouverte d’une part par H. Meschonnic qui soutient que le blanc peut être une ponctuation sans être un signe écrit, d’autre part par les travaux de B. Mortara Garavelli sur la dimension d’implicite à l’œuvre dans la ponctuation et dans la mise en page. Il s’agit ainsi d’illustrer différentes fonctions sémantiques assurées par le blanc dans la prose narrative et la poésie italiennes des XIXe et XXe siècles (A. Manzoni, N. Tommaseo, G. Verga, A. Fogazzaro, G. D’Annunzio, C. Pavese, F. Biamonti, G. Caproni) : fonction illustrative lorsque le blanc accueille une image qui fait écho au discours tenu ; fonction mimétique lorsque la disposition des blancs permet de reproduire la mise en page d’un texte autre cité ; fonction narrative quand le blanc souligne les articulations entre blocs textuels ; fonction suspensive lorsque le blanc, seul ou associé à des points, introduit une suspension dans la linéarité textuelle ; fonction allusive enfin lorsque le blanc permet au vide de se faire pluralité de sens.
12Si les blancs des écrits imprimés (et le plus souvent édités) ont pu faire et font — ainsi qu’en témoignent les contributions que nous venons d’évoquer — l’objet de différentes approches, rien de tel en revanche concernant les blancs des écrits manuscrits à l’époque contemporaine, qui ont pour caractéristique de s’inscrire dans un texte en cours d’élaboration. C’est à ce champ d’investigation, considérant le blanc en tant qu’il est à l’œuvre dans le processus d’écriture, que se rattachent les contributions rassemblées dans le troisième temps de ce recueil.
13Pierre-Yves Testenoire propose ainsi de caractériser les blancs dans la perspective du processus d’écriture, portant à l’analyse des manuscrits de création d’écrivains (Stendhal, G. Flaubert, M. Proust, R. Queneau, F. Ponge) ou de savants (F. de Saussure, J. Vendryes) des XIXe et XXe siècles. Dans un premier temps sont décrites les spécificités des blancs des écrits manuscrits qui, à l’inverse des blancs des écrits imprimés, apparaissent comme absence de trace de l’activité d’écriture sur une portion de l’espace graphique de la page, et dont certaines variétés — ainsi de la distinction entre blancs de mise en texte et blancs de mise en page — sont neutralisées du fait de la liberté prise avec les normes relatives à l’espace graphique dans les écrits manuscrits. Dans un second temps, l’auteur, distingue deux types de blancs intralinéaires, les « blancs d’interruption » et les « blancs d’attente » qui, de façon différente dans leur comportement syntaxique, énonciatif, sémantique, comme dans leur rapport à la ponctuation, font surgir dans l’écrit la dimension temporelle propre à l’activité d’écriture.
14Si, dans l’univers scolaire, le blanc (de la feuille ou encore du tableau) apparaît comme espace « à noircir », Claire Doquet montre qu’il est tout autant espace dialogique dont les élèves s’emparent dans l’exercice de l’écriture. Une première série de versions successives d’écrits d’élèves de cours élémentaire première année met ainsi en évidence le rôle du blanc dont l’enseignant se sert pour aménager évolutivement l’espace du support afin de guider l’élève dans son apprentissage de l’écriture. Le découpage de l’espace graphique par des blancs permet, par exemple, de distinguer les différents temps et acteurs du récit, alors que le retour à un espace graphique non segmenté autorise un travail sur la cohérence du texte. Une deuxième série d’écrits scolaires (brouillons et copies finales) de niveau lycée, donne à voir l’intense activité métadiscursive qui se joue dans les marges du brouillon. L’espace blanc des marges devient ainsi le lieu d’une interlocution entre l’auteur-scripteur et l’auteur-lecteur où sont formulées des « auto-consignes » liées à ses choix scripturaux. La répartition spatiale entre texte et commentaire dans les brouillons préfigure ainsi la répartition élève-enseignant observée dans les copies corrigées.
15Tout travail portant sur les blancs de l’écriture manuscrite implique une transcription préalable qui n’est pas sans incidence sur la possibilité même d’un travail sur les blancs. À ce titre, une réflexion sur la transcription des textes s’impose ; c’est ce à quoi s’emploie Marc Arabyan en présentant une méthode originale de transcription — la transcription « sémio-diplomatique » — appliquée pour l’édition des textes manuscrits. Cette méthode, qui prend en compte le changement intersémiotique dû au passage de l’écriture manuscrite à la typographie, s’efforce de rapprocher le rendu de l’imprimé de la mise en pages du manuscrit original en suivant un principe selon lequel « à chaque écart significatif du manuscrit » doit correspondre « un écart analogue dans la composition typographique ». En s’appuyant sur des éditions de manuscrits de sciences du langage (Benveniste, Saussure), l’auteur donne des exemples de ces « écarts » auxquels est confronté l’éditeur, au nombre desquels la « ponctuation textuelle » — et les blancs qu’elle engage, ainsi de la hiérarchisation des blancs d’alinéa — occupe une place centrale.
16Avec ce numéro consacré à un composant essentiel de l’écrit et de l’écriture, nous souhaitons donner un exemple de la diversité et de la complémentarité des points de vue d’analyse convoqués dans le champ de la « linguistique de l’écrit ». Nous espérons également montrer comment les voies de réflexion ainsi ouvertes contribuent à la compréhension de la langue, du discours et du texte. D’autres perspectives, non représentées dans ce numéro, seraient fécondes pour enrichir cette première approche : les problèmes posés par les blancs gagneraient à être aussi envisagés du point de vue de la « littératie », des pratiques liées à l’écrit et à l’écriture ainsi qu’à leurs acteurs. On ne peut que souhaiter que cette première production collective initiera d’autres recherches sur ce composant sémiolinguistique de l’écrit.