Deutsche Gesellschaft
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Entre typographie et topographie

Le blanc dans le livre imprimé occidental (XIXe-XXe siècles)

Julie Lefebvre(UMR MoDyCo, Université Paris Nanterre)Rudolf Mahrer(Université de Lausanne)

Abstrakt

Comment le blanc intègre-t-il le système des signes qui informe la textualité écrite et lui donne sens ? Les auteurs proposent de répondre à cette question en prenant acte de deux modes d'appréhension possible du texte par le lecteur, comme objet matériel manufacturé — le livre tel que tenu en mains — ou comme objet langagier architecturé — le discours comme édifice signifiant. Sur cette base sont distingués deux types de blanc : les blancs typographiques, qui relèvent de l'art de faire des livres, et les blancs topographiques, qui relèvent du système de la langue écrite. Les fonctions de ces blancs dans le livre imprimé occidental des XIXème et XXème siècles sont illustrées par deux romans, Les Signes parmi nous de C. F. Ramuz (Éditions des Cahiers vaudois, 1919) et La Main coupée de Blaise Cendrars (Denoël, 1946). Sont enfin évoquées les modalités de coexistence des blancs typographiques et topographiques.

Introduction

1Considérons un écrit imprimé moderne, ainsi de ces deux pages de La Main coupée de Blaise Cendrars (1946 : 260-261) (fig. 1), que voyons-nous ? Assurément, des tracés noirs et du « non noir » (fig. 2). Pour autant, ce « non noir », que par tradition nous qualifierons de « blanc », n’est pas identifié comme homogène, le lecteur distinguant différentes qualités de blanc :

Une page écrite peut être vue comme un essaimage de « blancs ». Le blanc peut préciser un contour, définir des bordures : c’est la marge. Il sépare les lettres et trace la frontière des mots. Il encadre des sections du discours qui s’appellent chapitres, titres, chants, strophes, paragraphes, alinéas. Tous ces blancs diffèrent par l’étendue, la forme, la fonction, et aussi la quantité et la qualité d’invention qu’ils peuvent supporter (Sandras 1972 : 105).

2C’est l’hétérogénéité de ce blanc, depuis longtemps repérée par le lecteur, que nous interrogerons ici car, si « [t]ous ces blancs diffèrent », certains cependant remplissent une même fonction et doivent être rapprochés, alors que d’autres jouent un rôle tout à fait différent. Lesquels, du blanc interlettre, du blanc intermot, du blanc alinéaire ou encore du blanc de page — pour ne citer que les plus connus — doivent-ils être regroupés, ou, à l’inverse, dissociés ? Telle est la question à laquelle nous souhaitons répondre ici, envisageant les pages en linguistes de l’écrit. Nous suivrons pour cela l’hypothèse de Favriaud (2014 : 46) selon qui la « ponctuation blanche […] entre en interaction avec la ponctuation noire et fait système avec elle dans les textes ». Nous serons plus particulièrement guidés par les questions suivantes : Comment opère cette interaction ? Quel rôle éventuellement spécifique y joue le blanc ? À quelle(s) fonction(s) répond ce système où interagissent signes noirs et blancs ?

3Nous appuierons nos propositions sur l’observation des blancs de deux romans : Les Signes parmi nous de C. F. Ramuz (éditions des Cahiers vaudois, 1919) et, quoique dans une moindre mesure, La Main coupée de Blaise Cendrars (Denoël, 1946). Ces deux livres ont été choisis parce que leur espace graphique nous semble représentatif de l’usage du blanc dans son pouvoir structurant. Si ces deux romans sont de langue écrite française, nous n’avons pas trouvé de raison de penser que nos observations concernant la fonction sémiotique du blanc dans le système de la langue écrite ne seraient pas également valides pour l’ensemble des écrits actualisant des langues écrites alphabétiques dans l’aire occidentale. En revanche, considérant que les systèmes écrits varient en fonction des technologies langagières et des supports, il importe de borner nos propositions. L’industrialisation de l’imprimerie d’un côté, la part croissante de la communication écrite numérique de l’autre sont des phases de mutation pour les systèmes linguistiques scripturaux. Entre ces deux bornes, l’ère industrielle de l’imprimerie constitue une période de relative stabilité. Le système qui règle l’espace graphique des écrits imprimés et au sein duquel joue le blanc, nous allons le décrire dans l’état qui est le sien aux XIXe et XXe siècles pour le support que constitue le livre.

4Précisons enfin que, selon nous, lorsqu’on prétend décrire le système de la langue écrite, il faut adopter le point de vue de la réception plutôt que celui de la production. Dans les conditions ordinaires de la communication écrite, ce sont les traces de l’énonciation, statiques et organisées dans l’espace, qui font sens pour le lecteur — et non le processus de leur émission (Mahrer 2017a). Autrement dit, apprendre à lire, c’est apprendre à donner une forme signifiante aux graphismes laissées par un instrument d’écriture — et non à interpréter, comme à l’oral, la performance des signes. Par conséquent, nous décrivons une situation d’interprétation (la lecture ordinaire) pour laquelle la répartition des tâches entre les coproducteurs de l’imprimé (scripteur, correcteur, typographe, imprimeur…) n’est pas une donnée. Ce qui intéresse en l’occurrence la linguistique de l’écrit, c’est la manière dont le blanc intègre le système des signes qui informe et donne sens à la textualité écrite.

5 Afin de décrire cette intégration, nous opèrerons une distinction première entre deux modes d’appréhension du texte — comme objet manufacturé ou comme objet architecturé (Lefebvre 2018) — ou, dit autrement, entre ce qui relève de l’art de faire des livres et ce qui relève du système de la langue écrite. L’œil du lecteur est ainsi amené à distinguer « blancs typographiques », que nous présenterons brièvement d’abord, et « blancs topographiques » que nous décrirons ensuite dans le cadre de ce que nous qualifierons de « topographie textuelle ». Dans un troisième temps, l’analyse des blancs topographiques des éditions de 1919 et de 1931 des Signes parmi nous de C. F. Ramuz nous permettra d’illustrer la fonction topographique du blanc dans un texte, et d’ouvrir quelques pistes concernant les modalités de la coexistence entre blancs typographiques et blancs topographiques.

1. Blancs typographiques : le texte, objet manufacturé

6La typographie est l’art et la technique visant à conférer à l’écrit imprimé la meilleure lisibilité possible :

Une lisibilité aisée est le principe directeur de toute typographie. (…) Se laisser déchiffrer ou offrir une lisibilité idéale sont deux qualités opposées. Une bonne lisibilité dépend du juste choix des caractères et de l’adéquation de la composition (Tschichold 1994 [1948] : 12)1.

7La typographie relève du domaine de l’ergonomie, dont l’enjeu est la fabrication d’objets disposant au mieux à leur utilisation. Pour optimiser la lisibilité, elle gère, selon des codes et des esthétiques qui ont leur histoire et leur société, la répartition de l’apport (encre) sur le support (papier). Le blanc y joue donc un rôle capital — au point que Roger Laufer fasse de la typographie un « art du vide » (1984).

8Dans cette perspective, où le texte se tient d’abord comme un objet manufacturé, le blanc dans ses différentes réalisations — blanc des marges, blanc d’intertitre, blanc d’interligne, blanc d’interlettre — apparaît comme une zone non inscrite. Une analyse plus générale du blanc typographique considèrerait les raisons (ergonomiques, technologiques, esthétiques) de ces différents blancs. À titre d’exemple2, mentionnons des raisons de technique de production — difficulté d’imprimer proche des bords, composition en cahier, pli de la reliure, pour le blanc des marges ; somme de l’approche3 droite d’un caractère et de l’approche gauche du caractère suivant pour le blanc d’interlettre… —, ou de technique de réception  — tenir la page par un bout non imprimé, ménager de la place pour lire-écrire, découper le texte en unités facilitant l’activité visuelle et cognitive de lecture ou encore découper le texte en unités « matérielles » (la découpe ne répondant pas à l’ordre du contenu du texte mais à l’ordre de l’objet, le livre en l’occurrence), unités comptables, permettant une meilleure manipulation de l’objet, ainsi par exemple de la pagination, ou encore, pour un autre type d’unités, de la numérotation des lignes du texte.

9L’application du savoir-faire typographique dépend des propriétés sémiotiques du document dont il s’agit de faire livre et des propriétés physiques à la fois du support et de l’apport de l’imprimé à fabriquer. Considérons la page comme ensemble de signes noirs que présente sur une face l’unité matérielle qu’est la feuille de papier. Le blanc des marges, qui dessine le miroir des pages d’un livre, est fonction de la taille de celui-ci, de l’ergonomie recherchée (optimal de confort, optimal de quantité d’information…) et des choix appliqués par l’imprimeur parmi ceux qu’offre l’histoire des pratiques typographiques. L’incidence de la page est forte sur la saisie perceptive et le traitement cognitif du texte ; par ailleurs, le blanc des marges n’est pas dépourvu de forme et de sens : le lecteur peut reconnaître dans la géométrie d’une page l’indice d’un genre de discours, d’une époque, d’un type d’édition, autant d’éléments qui figurent parmi les « conditions de possibilité du discours écrit » (Laufer 1989 : 583), soit parmi les dimensions « constitutives » (Authier-Revuz 1982) — qu’il ne peut pas ne pas prendre en compte — du discours écrit, discours écrit imprimé en l’occurrence.

10Pour autant le blanc paginal, et le blanc typographique en général, n’est pas un signe de l’organisation textuelle. Il a une signifiance propre qui n’appartient pas au système linguistique qui structure le texte écrit4 ; il n’interfère ni sur le plan de la morphosyntaxe, ni sur celui de la pragmasyntaxe, qui régule l’enchaînement des unités linguistiques jusqu’à l’organisation textuelle globale. Ce blanc-là relève au contraire de l’art typographique et, en l’occurrence, bibliographique : art de la fabrication du livre à partir d’un autre support de texte.5

11Le lecteur expert sait d’ailleurs bien que la pagination (la division du texte en pages) est rendue caduque par la réédition (sauf cas de « reprint »), ce qui complique le référencement au texte par-delà ses différentes éditions (fig. 3 et 4). Une solution à ce problème, pratiquée du verset biblique aux publications web (qui, n’étant pas imprimées, ne connaissent pas la page au sens jusque-là évoqué de portion de texte encadré de blanc) consiste à repérer une portion de texte à l’aide d’unités également détourées par du blanc, mais reconnues comme unités textuelles proprement dites6, c’est-à-dire comme unités appartenant à l’organisation signifiante du texte (le verset ou le paragraphe numérotés, par exemple) ; celles-ci présentent la commodité de ne pas, théoriquement, se trouver affectées par la réédition.

12Or si la page, la ligne, le paragraphe, le vers ou encore le verset sont toutes des parties de texte circonscrites par du blanc, elles ont des statuts différents : la page ou la ligne sont des unités typographiques, alors que le verset, le paragraphe ou le vers sont des unités de la structuration linguistique du texte ; ils appartiennent à ce que nous proposons d’appeler la topographie textuelle. Les premières sont déterminées avant tout par le support et l’utilisation optimale à laquelle on destine l’objet imprimé en tant qu’il est notamment destiné à être « tenu en main » ; elles déterminent des rythmes de traitement ; situant un imprimé dans l’histoire des pratiques typographiques, elles peuvent également fonctionner comme facteur d’intertextualité. Quant aux vers, versets ou paragraphes, ou encore aux chapitres et sections, ce sont des unités scripturales linguistiques : elles participent à la structuration interne de l’énonciation écrite, c’est-à-dire à l’organisation de sa dynamique signifiante interne — nous allons voir comment. C’est sur le blanc topographique, celui que la réédition s’attache à conserver, en tant qu’il relève de la structuration textuelle de l’imprimé, que nous allons nous concentrer.

2. Blancs topographiques : le texte, objet architecturé

Ranger ses pierres le long de la route, une par une, ne mène à rien : il faut bâtir la maison. La division qu’on fait du tout en ses parties, se complète par la subordination de ces parties entre elles ; il faut en régler la distribution et le rapport selon le plan général de l’œuvre. Elles se commandent les unes aux autres, s’étagent et se soutiennent (Lanson 1890 : 136).

13Interpréter un signal7 comme énonciation consiste, à l’oral comme à l’écrit, à « dépasser » la successivité des unités (à l’oral) ou leur juxtaposition spatiale (à l’écrit), pour reconnaître des sous-ensembles solidaires, identifier les relations entre ces sous-ensembles et situer ceux-ci dans la structure hiérarchisée globale qu’est un texte. Une architecture — pour reprendre l’imparable comparaison de Lanson dans ses Conseils sur l’art d’écrire dans un chapitre intitulé « Subordination et proportion des parties. Choix et succession des idées » — dans laquelle le blanc joue le rôle de mur porteur.

14 La rhétorique traditionnelle envisageait cette structuration textuelle par la notion de composition ; la linguistique textuelle, qui en fait un objet privilégié, parle de plan de texte (Adam 2011). Adam relève le rôle clé que joue, dans le repérage de cette structure textuelle, la prosodie à l’oral et la « ponctuation » à l’écrit ; en dernière analyse, il l’identifie au jeu de deux opérations complémentaires — la segmentation (constituant les unités discursives qui composent le texte) et le liage :

Les unités textuelles subissent deux types d’opération de textualisation. D’une part, elles sont découpées par segmentation (typographique à l’écrit, pause, intonation et/ou mouvements des yeux et de la tête à l’oral). La discontinuité de la chaîne verbale va de la segmentation des mots permanente à l’écrit et plus faible à l’oral (liaisons, amalgames), à celle du marquage de paragraphes ou strophes et de subdivisions de parties d’un texte à l’écrit. D’autre part, les unités textuelles sont, sur la base des instructions données par les marques de segmentation et par divers marqueurs [...], reliées entre elles par des opérations de liage qui sont des constructions d’unités sémantiques et une fabrique du continu à laquelle se reconnaît un segment textuel. (Adam 2011 : 47 ; l’auteur souligne)

15Prolongeant l’hypothèse des deux « opérations de textualisation », nous proposons d’en préciser le fonctionnement à l’écrit en présentant tout d’abord ce que nous définirons comme la « topographie » de l’énonciation écrite. C’est dans le cadre ainsi défini que nous proposerons d’envisager le rôle non-typographique du blanc.

2. 1. Topographie de l’énonciation écrite : l’espace fait langue

16 Comme on l’a rappelé en abordant l’écrit sous l’angle typographique, celui des pratiques de sa meilleure lisibilité et donc de sa meilleure mise en espace possible, le « mode opératoire » (Benveniste 1976 [1969] : 51) des systèmes scripturaux8 consiste en traces graphiques statiques portées par un support ; apport et support ont l’un et l’autre des propriétés spatiales. Par sa nature graphique, le signal imprimé s’adresse à la vue : comme une image fixe, il se donne d’abord dans une saisie simultanée, partielle (une page de livre) ou globale (la première de couverture) selon le type de support et de texte. De son origine orale, le signal écrit alphabétique reçoit par ailleurs cette propriété de se développer d’abord comme une ligne — pendant graphique de la successivité du signal acoustique. Le système de la langue écrite, en se développant, a transposé l’héritage de la langue orale (la supposée « linéarité » du signifiant ») dans l’espace d’un support, tirant progressivement partie de cet espace en lui assignant des fonctions, suppléant également l’absence du sous-système prosodique qui, à l’oral, complète le plan verbal. Par le terme de topographie, nous désignons ces fonctions que la langue écrite a spécifiquement développées pour compléter le plan verbal et profiter de ses propriétés spatiales.

17 La connaissance de la morphologie de l’écrit permet au lecteur de reconnaître dans l’espace ligné des pages imprimées la succession d’unités linguistiques discontinues ; la connaissance de la syntaxe permet d’identifier les relations de connexité qui associent les mots en îlots autonomes, les clauses, qui sont les signifiants des actes énonciatifs unitaires9. Quant à elle, la topographie de l’énonciation écrite dirige l’activité interprétative de sorte que celle-ci permette de passer de la stricte succession linéaire des actes énonciatifs à leur empaquetage en sous-groupes, la mise en relation de ces sous-ensembles et leur organisation globale au sein du réseau textuel10. On l’a rappelé avec Lanson, le traitement interprétatif d’un texte (écrit ou oral d’ailleurs) n’est pas linéaire au sens où s’accumuleraient, sans hiérarchie, les signes linguistiques et les actes énonciatifs. Pour passer d’une suite linéaire de signes

18à la suite organisée que constitue un texte

19l’espace graphique dispose de ressources efficaces et variées. Dans le schéma ci-dessus, les instructions hiérarchiques auraient pu être données par des couleurs, un système de parenthèses ou encore, profitant de l’axe vertical, un arbre ou une autre forme de diagramme… L’utilisation de la notion même de « plan », pour penser des activités complexes et hiérarchisées comme le discours, atteste la force cognitive et organisatrice de l’espace, dans nos littératies au moins. Le fait que l’interprétation d’un texte, dès qu’il atteint une dizaine de phrases, nous semble passer par l’identification de son plan (on pense aux exercices scolaires) témoigne, plus encore que l’usage de la liste, de « the effects of writing on ‘modes of thought’ (or cognitive process) » (Goody 1977 : xiv) ou de l’« iconisation de notre pensée » (Benveniste 2012 [1969]) qu’a progressivement produit l’écriture.

20Ainsi définirons-nous la topographie comme la forme de l’espace graphique (Anis 1988)11, la partie de cet espace qui fait signe pour participer à l’organisation du discours écrit. Pour contribuer à la structuration du discours, le système topographique exploite les ressources propres à la nature graphique du signal qu’elle informe. La notion est donc proche de celle d’« image textuelle » que Neveu définit comme « une signalétique qui est au service du repérage physique de la structure du texte, et que sollicite la nature fondamentalement visuelle de l’écrit. » (Neveu 2000 : 202). « Cette iconicité, ajoute Neveu, échappe encore largement à la sémantique textuelle, et donc plus généralement à l’analyse linguistique. » C’est précisément ce déficit que cherche à combler notre analyse du blanc par une description qui tienne compte non seulement de ses propriétés physiques, mais aussi du sous-système linguistique au sein duquel il fonctionne.

2.2. Le blanc dans le système topographique

21Considéré sous l’angle de son système de notation, le système topographique comprend trois espèces de signes :

  1. les topogrammes libres12 sont constitués de signes segmentaux (« noirs ») : virgule, points, tiret, parenthèses, guillemets…
  2. les topogrammes liés dont l’existence est conditionnée par la réalisation d’alphagrammes auxquels ils se superposent. La majuscule, l’italique ou encore le gras sont des modulations codées en langue de la substance des alphagrammes.
  3. le blanc topographique, qui suppose également la réalisation de graphèmes, mais qui opère en délimitant des blocs écrits auxquels le lecteur reconnaît une pertinence dans l’interprétation du texte. Ce sont les délimitations ainsi obtenues qui dessinent ce qu’Ugo Dionne qualifie de « disposition » dans ses travaux sur le « dispositif » romanesque, soit sur le découpage du texte romanesque en unités qui ont pour noms « chapitre », « livre » ou encore « partie »13.

22Cette tripartition repose sur des propriétés du signifiant : signe autonome pour A, variation de signes autres pour B et signe « massif » pour C – C qu’on peut envisager soit comme le rôle structurant du blanc, soit comme la signification associée aux positions relatives des graphèmes dans l’espace graphique. Mais en dépit de ces importantes variations de fonctionnement (propriété des signifiants qui disposent les signes des groupes A, B et C à des efficacités différentes), sur le plan fonctionnel, les topogrammes de ces trois catégories – noirs, modulation de signes noirs ou disposition du noir dans la page –, remplissent la même fonction cardinale et définitoire de la topographie : baliser à l’écrit l’organisation du matériau verbal. Il s’agit, selon nous, de trois manières différentes de faire « la même chose ». Nous ne recevons pas les arguments des approches de l’écrit qui excluent parfois B, souvent C de la description de « la ponctuation », comme le fait récemment Dürrenmatt (2015), ou avant lui Catach (1994), qui situent la disposition dans la « mise en page », marges extensives de la ponctuation, ou Arrivé qui l’exclut tout bonnement : « on considérera qu’échappent au champ de la ponctuation les éléments d’agencement général de la page et du livre : justification — au sens typographique du terme —, marges, filets, disposition des titres de chapitres, ornements divers, etc. » (1988 : 104-105 ; voir la synthèse historique d’Anis 2004). Cette mise à l’écart résulte, à notre sens, d’un déficit de distinction entre typographie et topographie, que d’une description trop orientée par les qualités des signifiants (envisagés comme des répertoires préalables : les touches du clavier, chez Arrivé) et pas assez par leur fonction. Les descriptions comme celles que nous allons proposer au point suivant conduisent pourtant à adopter la position du pionnier Tournier (1980) en inscrivant le blanc de la disposition dans le sillage exact du noir de la ponctuation, au sein d’un système unique, au nom d’une fonction commune dans l’économie du texte écrit.

23Pour comprendre notre analyse de la fonction cardinale de la topographie et du rôle qu’y joue le blanc, il faut enfin évoquer au moins brièvement un aspect sémiologique pour nous essentiel. Philippe Martin, spécialiste de l’intonation, décrit la structure prosodique comme « a priori totalement indépendante de la structure syntaxique et de toute autre structure morphologique, sémantique, informationnelle, etc. » (Martin 2009, p. 85-86). Pour comprendre la contribution du système topographique à la pragmatique du texte écrit, il faut, de la même manière, envisager la topographie comme un système autonome. C’est cette autonomie qui rend le topographie susceptible d’interagir — c’est-à-dire de converger ou de diverger — avec les plans morphosyntaxique et pragmasyntaxique. Selon le niveau du texte auquel ils opèrent en effet, les topogrammes guident aussi bien

  • le repérage de relations microsyntaxiques, par exemple lorsque la virgule permet d’opposer fonctions épithètes, internes au GN et participant à sa référence (« le cycliste fatigué dormait dans le talus » et fonctions de prédication seconde, externes au groupe nominal (« le cycliste, fatigué, dormait dans le talus ») ;
  • que le repérage des relations pragmasyntaxiques, comme les deux-points qui articulent régulièrement deux clauses dans un mouvement textuel de « spécification » (Apothéloz 2012, Blanche-Benveniste 2010) : « Le cycliste était fatigué : il venait de franchir trois cols. »

24En somme, les topogrammes ne sont pas ancillaires de la microsyntaxe ou de la pragmasyntaxe, aucun topogramme n’est en langue et en lui-même syntaxique ou textuel : il a des usages, parfois très conventionnels, à incidences syntaxiques et des usages à incidences pragmasyntaxiques.

25Liée à cette autonomie, la topographie peut-être dite métalinguistique : elle opère, de manière autonome, sur les opérations effectuées par les signes verbaux. Elle est donc métasyntaxique, quand elle prend effet sur les relations de connexité, ou métatextuelle, lorsqu’elle oriente les relations entre blocs textuels syntaxiquement autonomes. Par exemple, les deux-points indiquent que la clause 1 va être spécifiée par la clause 2. La présomption de spécification va évidemment influer sur l’interprétation de la clause 2. Mais l’instruction topographique ne se substitue pas aux actes énonciatifs réalisés à l’aide des clauses ; elle n’est pas le mouvement de spécification lui-même : ce mouvement sémantique reste à reconnaître dans l’interprétation des actes énonciatifs segmentés et liés.14

26Autre exemple, la phrase est une unité topographique dont le signifiant, discontinu, est formé d’une majuscule et d’un point, et le signifié, une instruction paraphrasable ainsi : les unités regroupées, qu’elles soient syntaxiquement liées ou non, sont à traiter ensemble comme effectuant un programme commun. Mais il faut distinguer fermement d’un côté la phrase, unité topographique et instruction de cohésion, et d’un autre les propriétés sémantiques des unités verbales graphiquement regroupées par la phrase dont la cohésion peut être tout à fait déficitaire. Mutatis mutandis, on dira la même chose du paragraphe ou du chapitre.

27Il faut en conclure que la topographie d’un texte n’est pas la structure textuelle elle-même. Affirmer qu’elle consiste à « rendre explicite la structure du texte » est également insatisfaisant, même si dans bien des pratiques d’écriture, « caractérisées par la recherche de la clarté absolue », « elle est pensée pour montrer avec limpidité l’architecture du texte et s’opposer à tout risque d’ambiguïté » (Lala 2016 : 96 et 106). Comme l’illustre très simplement Letizia Lala dans cet article sur l’ambiguïté, on ne peut pas considérer que le texte aurait une organisation implicite que la topographie aurait pour rôle définitoire de révéler ou de redonder. L’hypothèse de l’autonomie de la topographie invite à considérer plutôt que le texte comporte, sur le plan verbal15, des propriétés syntaxiques, sémantiques, informatives… permettant de découper et d’associer ses parties en une composition (relations de connexité, chaînes anaphoriques, isotopies, temps verbaux, organisateurs divers, enchaînements routinisés…) et que la topographie ajoute un plan de structuration autre et autonome qui peut tendre à redonder/révéler l’architecture verbale, mais qui peut également la « tordre » ou la « dévier », en donnant des instructions de hiérarchie, de liage et de segmentation en tension avec elle.

28Nous décririons en définitive la topographie comme un système de signes, graphiques et non verbaux, qui, au sein de la langue écrite, est spécifiquement dévolu à l’organisation du texte (l’indication du rang des unités, de leurs limites et de leurs relations) et dont l’action sur les propriétés verbales produit la structure textuelle.

3. Autour des blancs topographiques dans Les Signes parmi nous de C. F. Ramuz

29 Dans ce dernier moment, qui repose sur l’analyse des blancs topographiques des éditions de 1919 (aux Cahiers vaudois) et de 1931 (chez Grasset) des Signes parmi nous de Charles Ferdinand Ramuz, nous souhaitons aborder deux points. Tout d’abord, nous souhaitons donner un exemple du rôle structurant du blanc topographique dans le livre imprimé, tel que nous l’avons présenté précédemment ; l’étude des variations affectant les blancs topographiques des deux éditions du texte que nous avons choisi nous y aidera. Ensuite, partant de commentaires qu’on qualifiera de « métaéditoriaux », nous voulons évoquer la question de la coexistence entre blancs typographiques et blancs topographiques afin d’évaluer l’incidence de cette coexistence sur leur définition.

3.1. Ramuz : auteur éditeur

30 Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), écrivain majeur de la Suisse francophone, prépare à l’été 1918, durant la seconde bataille de la Marne, un « roman » sur la Première guerre telle qu’elle est vécue d’un village du bord du lac Léman. L’histoire tient en une phrase et le récit en vingt-quatre heures : un gros orage se prépare tandis qu’un colporteur biblique annonce la fin du monde ; la pénombre s’épaissit, et on se demande s’il n’aurait pas raison. La panique s’installe mais, à la fin, tout le monde en est quitte pour une bonne frousse.

31 Dans les années 10, Ramuz fait figure de chef de file du renouveau littéraire en Suisse romande : il est revenu au pays nanti d’un relatif succès à Paris où il a publié huit romans et frôlé le Goncourt. Mais ce retour en terre natale coïncide avec un tournant esthétique : son écriture, jugée d’abord réaliste, se fait plus symboliste, voire mystique. Elle est en tous les cas expérimentale et peine à trouver son public.

32 Afin d’assumer les audaces de sa poétique sans subir pour autant les pressions d’un éditeur, Ramuz monte une société d’édition dont il est l’administrateur : l’édition des Cahiers vaudois. Il a les coudées franches et couvre l’investissement, engagé personnellement, en récoltant 80 souscriptions pour des exemplaires d’amateur à fort prix. Le roman paraît initialement en 1919 à Lausanne.

33 L’édition originale des Signes parmi nous est d’un format particulier, presque carré 

34elle présente une typographie originale dont Ramuz a réglé les moindres détails, jusqu’au nombre de lignes par pages et à la position du titre courant :

M. Portman, prote. Je vous renvoie vite l’essai ci-joint avant que vous mettiez en page. Il faut interlettrer le titre courant le rapprocher du texte de 2 mm. environ ; tel qu’il est il ressemble trop à un titre.
Le titre p. 9 ne me satisfait pas non plus. Essayer de tout mettre en capitales et de serrer le plus possible.
Enfin je vous rappelle que la justification d’après laquelle le devis a été fait comportait vingt et une lignes ; il n’y en a plus que vingt. (Ce qui donnerait près d’une feuille en plus.)
J’attends la suite des placards le plus tôt possible.
Brouillon d’une lettre de Ramuz daté du 14 mai 1919, adressée aux Imprimeries Réunies de Lausanne Ramuz 1919 460

35 Dans cette édition originale, le texte, plutôt bref (250 pages d’un format très aéré) et catégorisé comme « Tableau » (ainsi qu’on peut le lire sur la couverture), se compose de trente-cinq unités textuelles indexées chacune par un chiffre arabe. Elles répondent à un principe de découpe qui évoque des pratiques théâtrales ou cinématographiques : le récit, souvent au présent, épouse la subjectivité d’un narrateur témoin, parfois d’un personnage, souvent de Caille le colporteur. Dès lors qu’on change de point de vue, ou qu’on se transporte en un autre endroit du village, il y a changement de scène et donc de bloc de texte numéroté. Ces transitions font parfois écho aux heures qui s’égrainent au fil de la journée unique que couvre le récit, mais elles peuvent parfois aussi donner lieu à une scène simultanée « jouée » dans un autre décor.

36Une seconde édition du texte paraît chez Grasset douze ans plus tard, en 193116. Il s’agit du septième livre que Ramuz fait paraître chez Grasset (avec qui il est sous contrat depuis 1924). Fidèle à sa pratique, l’auteur ne se contente pas de rééditer son roman-tableau à l’identique, mais y opère de très régulières et parfois profondes réécritures.

37On retiendra de cette présentation Figuredes deux premières éditions des Signes parmi nous que les problèmes ordinaires que soulèvent les genèses post-éditoriales n’y sont pas posés, notamment l’épineuse question de la « reconnaissance de paternité » des variations — qui, de l’auteur ou de l’éditeur, en est l’instigateur ?17 Ainsi, dans le cas qui nous intéresse : a) Ramuz, pour l’édition originale, est maître de son livre et non seulement de son texte ; b) et pour sa réédition chez Grasset, c’est lui-même qui — sur le livre qu’il utilise comme manuscrit, puis sur l’un des dactylogrammes préparant l’édition Grasset — opère la réorganisation topographique de son texte.

3.2. Macrostructure et blancs topographiques (1919/1931)

38 Si, comme on peut le voir dans cette reproduction [fig 6] les signes « noirs » du texte de l’édition de 1919 font l’objet de nombreuses opérations de réécriture classiquement étudiées par la génétique textuelle. La part « blanche » du texte est elle aussi, en même temps, profondément revue, et ce de façon remarquable, les trente-cinq unités numérotées de l’édition de 1919 étant ramenées à quinze. Cette variation dans la « macrostructure » du texte paraît étroitement liée à un travail de remaniement de ce que nous avons défini plus haut comme « blancs topographiques ». En l’occurrence, il s’agit d’une ou de plusieurs lignes totalement blanchies (et non partiellement, car alors on aurait un alinéa constituant une unité graphique appelée paragraphe), parallèles aux lignes noircies, dont l’interposition, au fil du texte, a pour effet de constituer un regroupement de lignes noircies formant une unité textuelle de rang supérieur au paragraphe.

39 Dans l’édition de 1919, on distingue trois types de blancs topographiques :

40Ces trois types de blancs constituent le système des blancs topographiques de 1919, qui va justement faire l’objet d’un remaniement en profondeur lors de la réédition de 1931.

41 D’un système mettant en jeu trois types de blancs topographiques, on passe à un système reposant sur deux types de blancs seulement : des blancs intervenant au fil du texte, seuls (sans numérotation) ; et des blancs intervenant à la page (pages blanchies), associés à une numérotation en chiffres romains. Le type « blancs topographiques intervenant au fil du texte, couplés à une numérotation » est donc supprimé, et on observe un mouvement général que l’on peut caractériser de la façon suivante :

  • conservation d’une grande majorité (16 occurrences sur 23) des blancs topographiques intervenant à la page (pages blanchies) dans l’édition de 1919, désormais seuls à être associés à la nouvelle numérotation en chiffres romains qui indexe les quinze18 unités de l’édition de 1931 et constituant le plus haut niveau de segmentation blanche du livre,
  • conservation des trois blancs topographiques intervenant au fil du texte sans numérotation de l’édition de 1919 ; mais surtout, inclusion dans cette catégorie des douze blancs topographiques intervenant au fil du texte de l’édition de 1919, avec suppression du numéro, seul le statut non autonyme des segments découpés par ces blancs les distinguant alors des blancs reliés à des formes de discours direct, le tout au profit d’un second niveau de segmentation apparaissant comme égal.

42Le tableau suivant synthétise ces variations :

43Ce passage d’un système de trois à deux blancs topographiques affecte, on le voit, la qualité de la macrostructure dans sa totalité. Si l’alternance entre deux niveaux hiérarchiques de blancs est ainsi inchangée pour les unités 1 à 1819, la hiérarchisation — et, par suite, la structure (ou « disposition ») — des blancs de la séquence bornée par les unités 19 et 35 est en revanche profondément modifiée : les unités 20, 25, 26, 32, 33 et 35, blancs topographiques à la page sont transformés en blancs non couplés à une numérotation au fil du texte. Cette séquence, caractérisée par un enchaînement quasi ininterrompu20 de scènes dans l’édition de 1919 est ainsi recomposée pour former un ensemble moins haché, faisant intervenir plus régulièrement l’alternance entre les deux niveaux de blancs sur le modèle du découpage de la séquence formée par les unités 1 à 18. Enfin, indice d’un lien entre macrostructure et « genre » (voir Dionne 2008), on mettra en relation cette refonte de la « disposition » du texte avec la disparition, dans la réédition de 1931, du sous-titre « Tableau », associé au titre du livre dans l’édition de 1919, autre élément intégrant le rôle éminemment central joué par le blanc topographique dans la prise de sens du texte.

3.3. Blancs typographiques et blancs topographiques : des statuts construits dans l’espace d’un livre

44 À chacune des phases de préparation et de réédition du texte auxquelles nous avons pu avoir accès (manuscrit donné au prote pour fabrication du dactylogramme de l’édition de 1919, dactylogramme, révision de l’édition de 1919), Ramuz témoigne par le biais de commentaires « métaéditoriaux » d’une attention aiguë portée à ces blancs topographiques, dont la présence et la localisation sont signalées avec une insistance remarquable qui montre combien ils relèvent d’un aspect crucial de la poétique de l’auteur.

45 Ces commentaires, présents à chacun des moments d’édition ou de réédition, sont de nature variée : signe de typographie seul, comme dans l’édition de 1919 révisée avec le signe pointant la présence d’un espace (p. 48-49) [fig 11] ; verbalisation prenant la forme de gloses, ainsi de « (espace si 2 lignes faire suivre) » dans le dactylogramme préparant l’édition de 1919 (p. 119), ou de la glose « (à la page) » sur le manuscrit donné au prote pour fabrication du dactylogramme (fo 123) [fig 12] ; combinaison d’un signe de typographie avec une glose telle que « simple espace » associée au signe de typographie signalant la présence d’un espace dans l’édition de 1919 révisée (p. 22-23) [fig 13].

46 Pourquoi une telle insistance de la part de l’écrivain ? Si le blanc topographique, dans sa mise en système, apparaît comme une dimension propre de la signifiance du texte écrit, le risque est en effet grand de le voir confondu, à l’occasion d’un changement de support (ce qui est le cas ici, avec le passage du support du manuscrit, à celui du dactylogramme, puis à celui des éditions imprimées de 1919 et de 1931) avec un blanc typographique, contraint par l’espace du support, non signifiant au niveau du texte, celui des marges, qui découpe le bloc de composition, sans intervenir, du moins de la même manière, dans la signifiance du texte.

47 Ce constat nous amène à formuler quelques remarques à propos de la coexistence entre blanc typographique et blanc topographique au sein d’un même espace graphique. Si, comme nous l’avons fait plus haut, il est possible de décrire les fonctions du blanc typographique d’une part, et celles du blanc topographique d’autre part, ce que mettent en évidence les commentaires métascripturaux de Ramuz relatifs aux blancs, c’est que l’identification du statut « typographique » ou « topographique » des blancs n’est pas donnée, mais construite dans tout livre édité.

48 Un espace blanc n’est ainsi pas topographique parce qu’il intervient, par exemple, entre deux ensembles de paragraphes, ou typographique parce qu’il épouse une marge, mais parce que, dans le système des blancs tel qu’il est mis en œuvre dans l’espace d’un livre, lui est ou non attribuée la capacité de participer de la signifiance du texte écrit. On verra cette affirmation comme une piste heuristique à emprunter pour décrire l’espace des possibilités offertes aux blancs des livres imprimés.

4. Conclusion

49 Dans cette contribution, notre propos a été de distinguer deux fonctions du blanc dans le livre imprimé. Nous avons ainsi différencié « blancs typographiques », essentiels à la manufacture du livre comme objet tenu en main, et « blancs topographiques », centraux dans l’architecture signifiante du livre comme construction langagière. Ces fonctions, pour aussi distinctes l’une de l’autre qu’elles soient, ne sont cependant pas associées à des formes matérielles fixes ; et c’est différentiellement, dans un livre, que l’assignation d’une fonction à une zone blanche est établie. Si impression de stabilité il peut y avoir dans cette localisation (un blanc de marge est perçu a priori comme typographique, une ligne blanche séparant deux blocs de paragraphes, comme topographique), c’est du fait de traditions discursives éditoriales et génériques qu’il conviendrait d’interroger et de décrire plus avant.

50 Nous avons formulé ces propositions en nous appuyant sur l’observation des blancs dans des livres imprimés occidentaux des XIXe et XXe siècles. Il serait bien sûr nécessaire de voir dans quelle mesure ces propositions valent pour des écrits relevant d’autres traditions et d’autres époques d’écriture, pour d’autres supports que celui du livre et avec d’autres techniques d’inscription que l’imprimerie. Que devient le « blanc » dans une affiche électorale, par exemple, ou dans un panneau de signalisation routier ? dans une inscription gravée sur le fronton d’un monument ? ou encore dans les cases d’une tablette d’argile mésopotamienne ? Est-il alors encore pertinent de parler de « blanc » et dans quelle mesure abandonner cette dénomination permettrait-elle de mettre davantage l’accent sur les fonctions que nous avons essayé de dégager ?

    Notes

  • 1 Précisons qu’ici « composition » s’entend dans son sens typographique qui désigne « la disposition et l’assemblage de caractères en vue de l’impression » (Hill 2006 : 186). Nous verrons plus loin qu’une étude sémiolinguistique du blanc invite à considérer d’autres acceptions de ce terme, issues de la rhétorique et de la linguistique textuelle.
  • 2 Les exemples que nous donnons dans cette première partie sont tous issus d’écrits imprimés prenant la forme du livre, parangon de l’écrit imprimé occidental. Il faudrait bien sûr adapter nos remarques à d’autres supports et à d’autres traditions de l’imprimé.
  • 3 Approche : « espace de chaque côté de la lettre, sur le corps des caractères métalliques ou dans les spécifications des caractères numériques » (Hill 2006 : 186).
  • 4 La position de la typographie comme sémiotique autonome est déjà défendue par Arabyan pour qui le « choix typographique » concerne « les composants iconiques, analogiques voire sémiotiques, de l’écriture, dépourvus de significations linguistiques » (2008, repris dans Arabyan 2012 : 50-51).
  • 5 Le fait qu’il existe des genres qui tendent à faire coïncider l’unité du support page avec l’unité de l’énonciation, comme la poésie paginale, ne fait que confirmer l’indépendance des deux principes — et une tendance générale des discours à exploiter aux mieux leurs conditions technologiques, en faisant coïncider l’extension des unités énonciatives avec celle de leur support.
  • 6 Sur les différentes méthodes de découpage du texte dans le monde occidental, voir, par exemple, Rouse (1981) sur les manuscrits du XIIIème siècle.
  • 7 Par signal, on entend les signes envisagés dans leur substance.
  • 8 C’est-à-dire, dans une approche sémiologique inspirée de Benveniste, la substance dont se constituent les signes, les sens que sollicite cette substance et les technologies que l’émission et la réception des signes peuvent impliquer.
  • 9 Nous adoptons et adaptons à l’écrit le modèle syntaxique de la « grammaire de la période » développé à Fribourg sous l’impulsion d’Alain Berrendonner et Marie-José Béguelin (voir notamment Groupe de Fribourg 2012). Ce modèle distingue les relations de connexité qu’entretiennent les unités linguistiques au sein des clauses, unités syntaxiques autonomes. À ces unités syntaxiques connexes que décrit la microsyntaxe, la description du texte ajoute, dans les termes du modèle fribourgeois, une pragmasyntaxe, décrivant les logiques qui sous-tendent l’enchaînement des actes énonciatifs dans le texte.
  • 10 Parce qu’il est spatial, un système graphique doit nécessairement définir les règles de distribution des unités segmentales dans deux dimensions : ordre de parcours des unités et regroupement de celles-ci en ensembles solidaires dotés d’une situation dans l’architecture du texte. Les systèmes écrits ont toujours à convenir de la dynamique de l’actualisation des signes distribués dans l’espace graphique. Aucune convention analogue n’existe à l’oral, où l’ordre de réception est matériellement (plutôt que conventionnellement) contraint par l’ordre de l’émission.
  • 11 « On appellera espace graphique d’un texte ou d’un type de texte l’ensemble des traits qui caractérisent sa matérialisation sur un support d’écriture, ainsi que les relations qui s’établissent entre ces traits et la signifiance. (Anis et alii 1988 : 173, les auteurs soulignent.) La topographie cherche à préciser cette notion en se situant clairement du côté de la signifiance linguistique.
  • 12 Rappelons qu’Anis (1988) distingue, dans le système de notation du français écrit, les alphagrammes, unités segmentales de première articulation assurant la distinction des mots écrits ou morphogrammes ; et les topogrammes (les signes de ponctuation) unités inarticulées, et considérées pour cette raison parfois comme des idéogrammes (Catach 1980 : 26-27). Anis reprend la distinction des deux formes de topogramme à Tournier (1980). C’est sur le topogramme d’Anis (repris ensuite par Dahlet 2003) que nous forgeons le terme de topographie.
  • 13 Pour Dionne (2008 : 203) : « le dispositif se situe moins dans l’espace qu’il n’est lui-même un espace — une forme, plutôt qu’une matière ou un “contenu” » ; ou encore « [l]e dispositif se situe encore trop prêt du texte pour pouvoir être assimilé à une pratique ouvertement paratextuelle. Il ne fait pas que côtoyer le texte, dans un espace commun : il agit sur lui, il le gère et le détermine, il contribue à créer les milieux (l’entre-chapitre, le début et la fin du texte) où les systèmes textuel et paratextuel se font face et se définissent l’un par l’autre ».
  • 14 La combinaison de ces deux propriétés sémiologiques, autonomie et fonctionnement métalinguistique, nous semble clore le « faux débat » (Anis 2004 : 7-8) de l’auxiliarité de la ponctuation. Celle-ci n’est pas inféodée à la microsyntaxe ou à la pragmasyntaxe (ou textualité), mais elle opère sur l’une et l’autre et dès lors, suppose l’une et l’autre. Au regard de ces propriétés, une comparaison minutieuse de la ponctuation avec les organisateurs textuels serait d’un grand intérêt.
  • 15 Nous distinguons, dans la langue écrite, un plan verbal, volet segmental partagé avec l’oral et réalisé à l’aide des alphagrammes, et un plan exclusivement scriptural, celui que nous appelons topographie, faisant pendant à la prosodie, qui est exclusivement vocale.
  • 16 Il y aura une troisième édition (en 1941, chez Mermod, à Lausanne) ; nous ne la prenons pas en considération ici.
  • 17 Sur les questions spécifiques que soulève la réécriture des œuvres après publication (ou genèse post-éditoriale), voir Mahrer 2017b.
  • 18 Les unités 29 et 30 de l’édition de 1919 sont fusionnées dans l’unité XIII de 1931.
  • 19 À l’exception de l’unité 13, supprimée.
  • 20 Dans cette séquence, seules les unités numérotées 23 et 24 n’apparaissent pas à la page.

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Publication details

Published in:

Lefebvre Julie, Testenoire Pierre-Yves (2019) Blancs de l'écrit, blancs de l'écriture. Linguistique de l’écrit Special Issue 1.

Paragraphs: 52

DOI: 10.19079/lde.2019.1.2

Referenz:

Lefebvre Julie, Mahrer Rudolf (2019) „Entre typographie et topographie: Le blanc dans le livre imprimé occidental (XIXe-XXe siècles)“. Linguistique de l’écrit 1.