1 | Introduction
11 En 1978, Roland Barthes donne une série de conférences au Collège de France autour du thème du « Neutre ». Sur sa table, posées devant lui, des notes manuscrites lui servent de support. La présence de ces notes – ainsi que leur disponibilité pour la recherche scientifique – invite à questionner le rapport entre textualisation écrite et textualisation orale. Qu’est-ce qu’écrire en vue de parler ? A quel degré le conférencier planifie-t-il à l’avance ce qu’il va dire et quelle marge de manœuvre s’octroie-t-il ?
2Ces questions, la présente étude propose de les aborder sous l’angle des connecteurs argumentatifs2, de manière à voir comment le locuteur Roland Barthes gère la planification de son discours, c’est-à-dire ce que relève la comparaison du liage propositionnel plus planifié de l’écrit avec celui, plus émergent, de l’oral.
3Un rapide relevé nous informe que sur les 43 connecteurs qui composent l’échantillon de 18 minutes analysé, 60% ont été ajoutés à l’oral, alors que seuls 6 connecteurs prononcés à l’oral étaient déjà présents à l’écrit, dans les notes de cours. Dans la Section 2, il est brièvement question de l’importance des connecteurs telle qu’elle a été soulignée par les deux traditions de recherche différentes et complémentaires que sont la linguistique textuelle, d’une part, et la théorie de la pertinence, de l’autre. La Section 3 présente les données et la méthode retenue pour la présente exploration tandis que la Section 4 propose un aperçu global du corpus sous l’angle des connecteurs et des types de phénomènes représentés. La Section 5 approfondit l’analyse autour de quelques cas, notamment la distribution des connecteurs MAIS, PARCE QUE et PUISQUE. Dans la Section 6, les résultats de l’exploration sont discutés et articulés à des perspectives de recherche, qu’il s’agisse de données, d’observables ou de méthodes.
4Signalons encore que la présente étude se veut non seulement une exploration d'un corpus particulier, guidant fortement les questions de recherche et la réflexion théorique, mais aussi celle d'un dispositif méthodologique en partie original qu’il vaudrait la peine d’éprouver sur d’autres corpus du même type. On se gardera donc de toute généralisation.
2 | De l’importance des connecteurs pour la textualisation et son interprétation
5Dans la tradition de la linguistique textuelle (voir notamment Halliday et Hasan 1976; Lundquist 1980; De Beaugrande et Dressler 1981; Adam 1990; 2008), il est admis que les connecteurs contribuent de manière cruciale à la cohésion textuelle, c’est-à-dire au fait que le texte, qu’il soit oral ou écrit, fasse bloc : comme leur nom l’indique, les connecteurs servent à lier, à articuler des énoncés par ailleurs syntaxiquement autonomes. Ainsi, dans (a),
a) le daltonien ne peut pas opposer rouge et vert mais il perçoit malgré tout des plages de différentes clarté, intensité. (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
6Les deux énoncés « le daltonien ne peut pas opposer rouge et vert » et « il perçoit malgré tout des plages de différentes clarté, intensité » sont liés entre eux au-delà des relations de dépendances internes qui caractérisent chacun des segments (par ex. la relation entre « opposer » et « rouge et vert »). Contrairement aux anaphores, tels que le « il » reprenant « le daltonien » dans (a), les connecteurs tels que MAIS assurent ce lien à un niveau logique et non thématique : ils donnent des instructions sur la manière dont la connexion doit être opérée3. Ainsi, on distingue traditionnellement la portée d’un connecteur argumentatif comme PARCE QUE, c’est-à-dire ce qu’il relie, de son orientation, c’est-à-dire le type de relation argumentative qui caractérise les segments reliés. Dans le cas présent PARCE QUE relie deux propositions de manière à ce que l’une soit un argument pour l’autre, qui est la conclusion. On s’arrêtera plus loin sur la polysémie de MAIS en français, et on retiendra à ce stade qu’en terme de structure ou d'organisation linguistique transphrastique, il y avait donc de bonnes raisons d’attendre des connecteurs en nombre dans les notes préparatoires du cours magistral (et donc monologal) de Barthes étant donné que ceux-ci aident à organiser le liage et à assurer la cohésion entre des énoncés par ailleurs détachés.
7Dans une autre perspective, les recherches issues de la théorie de la pertinence ont montré l’importance des connecteurs pour l’interprétation (voir notamment Sperber et Wilson 1986; Wilson et Sperber 2012; Blakemore 1987; Carston 2002) : les connecteurs constituent des optimisateurs du principe de pertinence, selon lequel le locuteur ou la locutrice a produit l’énoncé qui visait à obtenir le maximum d’effets pour le minimum d’efforts interprétatifs. Au travers de différentes expériences, il a en effet été montré que les discours avec connecteurs étaient plus rapides à interpréter, tandis que les discours sans connecteurs étaient plus coûteux. Moeschler (2018, 136 ‑37) rappelle en outre que suivant cette perspective, « some discourse relations cannot be accessed without connectives (counter-argumentation, concession) ». Par exemple, si on compare (b) et (c),
b) Ezra se développe bien, il marche à quatre pattes
c) Ezra se développe bien, mais il marche à quatre pattes
8ce n’est que dans (c), par l’introduction d’un MAIS, que le caractère concessif voire contre-argumentatif de la relation entre segments gauche et droit est rendu possible, tandis que cette orientation concessive est absente, au contraire, dans (b).
9Tantôt traités comme « supports », tantôt comme « contrôleurs », les connecteurs orientent l’interprétation au-delà des dépendances syntaxiques qui caractérisent les rapports entretenus par les constituants d’une proposition. On pourrait par conséquent s’attendre à ce que ces ressources de guidage soient sollicitées dans les notes de cours de Barthes. Nous verrons que ce n’est pas si simple et que le corpus présente une distribution assez spectaculaire.
3 | Données et méthodes
10Pour la présente étude, un échantillon de 18 minutes correspondant à l’intégralité du cours 4 consacré au « Neutre dans la Couleur » a été sélectionné, transcrit, aligné et annoté dans Praat (Boersma et Weenink 2018) : l’enregistrement audio du cours a été associé à sa transcription d’une part (ligne 1 de la Figure 1), et aux notes de cours de l’autre (ligne 2).
11Pour rappel4, la comparaison des deux lignes permet ainsi d’identifier les cas de
- maintien à l’oral de ce qui était présent à l’écrit (par ex. « fête, richesse, classe supérieure » dans la Figure 1)
- suppression à l’oral de qui était présent à l’écrit (cas absent de la Figure 1)
- substitution à l’oral d’un élément, notamment pictographique, présent à l’écrit (par ex., toujours dans la Figure 1, le « donc » venant se substituer à la flèche et le « signifie ici » pour le signe d’égalité).
- ajout à l’oral d’un élément absent à l’écrit (par ex. le « n’est-ce pas » dans la Figure 1).
12À partir de là, les données ont été exportées dans un simple tableau à double entrée servant l’inventaire et la catégorisation des connecteurs. Le tableau contient aussi des informations concernant les cotextes gauche et droit de chaque connecteur. En effet, les connecteurs servent, comme on l’a dit, l’articulation entre elles de propositions syntaxiques. En ce sens, et pour anticiper un exemple discuté plus bas, l’ajout à l’oral d’un connecteur entre deux séquences rédigées dans les notes (exemple (d)) doit pouvoir être distingué des cas où le connecteur ajouté apparait au milieu d’une séquence complétement ajoutée à l’oral (exemple (e)), où le connecteur ajouté clôt une séquence elle-même ajoutée en amont du connecteur (exemple (f)) et où le connecteur ajouté introduit une séquence ajoutée en aval (exemple (g)).
d) dans le retable [il y a] un chassé-croisé [PUISQUE] le recto [n'est-ce pas] la surface principale [est] riche brillante colorée (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur5)
e) [… la lettre volée c’est effectivement un objet qui ne se cache pas MAIS qui ne se marque pas …] (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
f) le dos est heu très bon marché parce qu'il ne se voit pas [il est sous le sous la veste DONC] le neutre ça serait l'envers (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
g) les retables flamands [ : / étaient la plupart du temps] [des] triptyques [DONC trois volets] … (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
4 | Panorama général des connecteurs dans le corpus
13La Figure 2 présente un inventaire des phénomènes, en renseignant les 43 connecteurs par types de processus (maintien, suppression, substitution, ajout).
14L’inventaire montre d’abord qu’aucun connecteur n’a été supprimé (colonne 2), autrement dit, tous les connecteurs présents dans les notes écrites ont été prononcés (colonne 1). Le guidage par l’écrit est donc bien présent et en quelque sorte rigoureux. Toutefois, sur le total des 43 connecteurs, 27, donc 60% environ, ont été ajoutés. On remarque que les marqueurs classiques d’explication et justification causales comme PARCE QUE et PUISQUE sont tous deux absents des notes alors qu’ils ont été ajoutés une dizaine de fois à l’oral. Quant à CAR, son absence à l’oral était déjà plus attendue (voir par exemple Simon et Degand 2007; Fagard et Degand 2008), mais comme pour les deux autres marqueurs de relation causale, il n’y en a pas à l’écrit non plus.
15Outre CAR, d’autres connecteurs classiques comme BIEN QUE, CEPENDANT et POURTANT sont totalement absents, ce qui est étonnant dans la mesure où nous avons vu que la concession relève, selon Moeschler (2018), d’une relation qui exige un connecteur. Comme on le verra, c’est le connecteur polysémique MAIS qui va se charger de l’expression de la concession. S’agissant de ce MAIS polysémique, on constate qu’il y a 6 MAIS maintenus pour 6 MAIS ajoutés, ce qui pose la question d’une potentielle différence, voire distribution systématique, entre les MAIS maintenus et les MAIS ajoutés.
16Finalement, et de manière plus ponctuelle, on peut remarquer que les 3 OR du corpus résultent de trois opérations génétiques différentes, tandis que DONC ne figure pas dans les notes, mais apparaît 7 fois en substitution de signes typographiques ou pictographiques, et 10 fois en ajout, ce qui invite à se demander si cette distribution reflète différents types de DONC, dont la valeur peut aller de la reprise (après une digression) au marquage argumentatif d'une conclusion (voir par ex. Zenone 1982).
17À partir de cette distribution, plusieurs directions d’exploration se présentent ; dans le cadre de cette contribution, on se concentrera, d’une part, sur la distinction entre les MAIS maintenus et les MAIS ajoutés (5.1.), de l’autre, sur la question de l’ajout des marqueurs de causalité PUISQUE et PARCE QUE (5.2).
5 | Études de cas
5.1. Réfuter et concéder : le connecteur MAIS
18Le caractère polysémique du connecteur argumentatif emblématique MAIS est bien connu et documenté. Ainsi les analyses classiques de Anscombre et Ducrot (1977) et Plantin (1978) identifient deux valeurs, l’une de réfutation (équivalent de au contraire) et l’autre d’argumentation (équivalent de pourtant), qui en espagnol et en allemand se distribuent respectivement sur sino/sondern et pero/aber, comme en témoignent (h) et (i) :
h) Ezra n’aime pas le quinoa, mais (au contraire ; sino/sondern) les lentilles.
i) Ezra n’aime pas le quinoa, mais (pourtant ; pero/aber) il s’en ressert.
19Dans une logique davantage data-driven, Adam (1990) commente une collection d’occurrences qui témoignent d’une hétérogénéité plus forte du connecteur, au point d’identifier 5 variantes de MAIS : (1) renforcement, (2) réfutation, (3) phatique/démarcatif, (4) concessif, (5) contre-argumentatif. L’analyse fine du fonctionnement de ces valeurs témoigne de différences importantes au niveau des trajets interprétatifs mobilisés. Ainsi, alors que (1), (2) et (3) reposent sur une logique à deux termes correspondant aux segments gauche et droite du connecteur, (4) mobilise un troisième terme, implicite, tandis que (5) comporte quatre termes au total, dont deux implicites.
20Ainsi si on compare (h) et (i) ci-dessus, on constate que « les lentilles » dans (h) sont présentées comme une correction directe du « quinoa » qui précède. Les deux termes mis en relation sont explicitement posés et liés par le connecteur MAIS, ici de réfutation (2). Au contraire, dans (i), le rapport entre ne pas aimer le quinoa et s’en resservir est médié par un troisième terme, implicite, voulant que ne pas aimer le quinoa, élément ici concédé (4), soit une raison de ne pas s’en resservir plutôt que l’inverse. Ce fonctionnement à trois termes du MAIS concessif est schématisé de la manière suivante par Adam (voir également Herman 2018 pour un commentaire récent) :
21Comme le symbolise la flèche verticale, la « Conclusion NON-Q », inverse de celle exprimée (« Q ») à droite du connecteur, est inférée de la proposition exprimée à gauche du connecteur.
22Chez Adam, les différents MAIS sont ainsi directement liés à un gradient de « complexité » (1990, 210), dans la mesure où (4) et (5) reposent sur un calcul de dérivation d’un segment non exprimé explicitement mais devant être reconstruit par inférence. Cette question des degrés d’implicite contribuant à la discrimination entre les différents MAIS va être au cœur de notre exploration des MAIS respectivement maintenus (i.e. rédigés à l’avance) et ajoutés (i.e. à l’oral) par Barthes. Est-ce que cette différence de degré dans la planification du discours correspond à une différence dans la valeur des MAIS utilisés ? Barthes aurait-il tendance à rédiger les MAIS les plus coûteux cognitivement ?
5.1.1. Les MAIS maintenus
235 MAIS ont été maintenus, c'est-à-dire qu'ils sont prononcés durant le cours dans un contexte verbal droit et gauche lui aussi préparé par les notes6. Sur ces 5 MAIS, un est de réfutation :
j) incolore ne veut pas dire [bien entendu] transparent MAIS précisément de couleur non marquée (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
24On voit bien ici opérer la logique à deux termes explicites, sur le mode du « non pas A, mais B ». « De couleur non marquée », à droite du connecteur, est proposé comme le bon candidat, sur l’axe paradigmatique, à substituer à « transparent », situé à gauche du connecteur et associé à une négation métalinguistique préparant la réfutation.
25Cet usage est à distinguer des 4 autres MAIS maintenus qui sont tous concessifs :
k) et donc la métaphore ne vaudrait plus aujourd'hui [n'est-ce pas] [l'enfant] l'enfançon est bourré d'émotions intenses [, / et] ravageuses MAIS peut-être ce que veut dire Lao Tseu [: / c’est que] ce ne sont pas des émotions cultur-culturelles [n'est-ce pas] codées par le social (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
l) le neutre [= / ça serait] l’envers MAIS l'envers qui se donne à voir sans attirer l’attention [l'envers qui] ne se cache pas MAIS [qui] ne se marque pas (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
m) [ ( / il faut pas oublier que] le daltonien [euh] ne peut pas opposer rouge et vert MAIS [que] il perçoit malgré tout des plages [de différentes clarté, intensité / d'intensité n'est-ce pas de clarté différente] (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
26Concessifs, ces 4 MAIS reposent donc sur une logique à trois termes : certes A, mais B, non C. Dans ces mouvements concessifs, C, qui est la conclusion qu’on aurait attendue de A, reste comme on l'a dit le plus souvent implicite et il s’agit donc d’une inférence plus lourde à calculer que le sens littéral d’un MAIS de réfutation. Ainsi, dans « le neutre, ça serait l’envers MAIS l’envers qui se donne à voir sans attirer l’attention », le segment à droite du MAIS ne vient pas réfuter ou corriger ce qui précède (que le neutre serait l’envers), mais il vient contrecarrer la conclusion, implicite, inférable de ce qui est à gauche du connecteur, à savoir que si le neutre est l’envers, il ne devrait pas se voir. Ainsi, le segment à gauche est concédé, conservé, à l’inverse de l’usage réfutatif de MAIS, et c’est bien la conclusion logiquement inférable qui est contestée.
27Partant, on constate que la grande majorité des MAIS rédigés sont des MAIS de concession qui exigent précisément l’inférence d’une conclusion attendue, mais implicite et dont la prise en charge est suspendue. On verrait donc ici le signe d’un écrit au service d’un mouvement concessif, complexe en ce qu’il exige d’aller au-delà du contenu littéral et qui s’expliquerait, de manière encore plus fondamentale, si on suit Moeschler (voir supra), par le fait que la concession exige la présence d’un connecteur.
5.1.2. Les MAIS ajoutés
28Les six MAIS ajoutés apparaissent dans des contextes relativement hétérogènes. Quatre émergent au milieu de séquences elles-mêmes ajoutées, et ce à raison d’au moins dix mots ajoutés à droite et à gauche du MAIS. En d’autres termes, il s’agit là de digressions, non planifiées dans les notes et au milieu desquelles émerge un connecteur qui n’a donc qu’un rapport très lâche avec les notes manuscrites.
29Un cinquième MAIS apparaît toutefois de manière plus ciblée, avec 5 mots ajoutés à gauche du connecteur et 2 à droite :
n) [c'est-à-dire des des pourpoints dont le] devant [est très] riche [parce qu'il se voit MAIS dont le] dos [est euh] [ (non-vu) pauvre / très bon marché parce qu'il ne se voit pas] (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
30Dans ses notes, Bartes a écrit « devant riche, dos (non-vu) pauvre ». On constate ainsi que le MAIS ajouté au milieu vient marquer la relation concessive qui se joue entre les deux parties (« devant riche », « dos pauvre »). L’ajout de ce MAIS s’accompagne par ailleurs de l’ajout d’une complétive explicative introduite par PARCE QUE, à gauche du connecteur (« parce qu’il se voit »). On reviendra plus loin sur ces ajouts explicatifs introduits par PARCE QUE et PUISQUE.
31Finalement, le sixième MAIS ajouté est particulièrement intéressant en ce qu’il est introducteur d’un développement non rédigé, alors que le cotexte gauche est rédigé dans les notes :
o) l'inconscient [est-ce vraiment ce qu'il y a / a été donné comme si ce qui que se cachait] derrière le conscient [MAIS maintenant on ne peut plus dire disons avec les formulations enfin le le travail de Lacan ne permet plus de dire vraiment que l'inconscient c'est ce qui est derrière le conscient donc là il y a tout un dossier formel à ouvrir] (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
32À gauche du connecteur ajouté, on trouve dans les notes de Barthes la question suivante : « l’inconscient est-ce vraiment ce qu’il y a derrière le conscient ». A l’oral, Barthes ajoute ensuite un relativement long complément introduit par MAIS et dont on peut simplifier la teneur en « MAIS maintenant on ne peut plus vraiment parler en ces termes ». Il s’agit ici d’un MAIS de réfutation, permettant à Barthes de corriger ou du moins de retravailler la formulation à gauche du connecteur. Le mouvement prend ainsi la forme d’une « boucle réflexive » (Authier-Revuz 1995), où il y a un arrêt sur mot à l’oral, servant la prise de distance théorique et l’émergence d’une réflexion ponctuelle.
5.2. Exprimer une relation causale : les connecteurs PUISQUE et PARCE QUE
33Les connecteurs de relation causale PARCE QUE et PUISQUE (et CAR) ont fait couler beaucoup d'encre en linguistique française (par ex. Groupe Lambda-l 1975; Anscombre et Ducrot 1983; Zufferey 2012). On n'entrera pas ici dans le détail des discussions, d'autant que, du moment où on admet certaines différences terminologiques imputables à des divergences théoriques, on trouve tout de même un consensus général sur la caractérisation des valeurs et du fonctionnement respectifs de PARCE QUE et PUISQUE7.
34En effet, qu'on se situe dans une perspective plus énonciative rendant compte de jeux polyphoniques où différentes voix peuvent apparaître dans un énoncé, ou dans une pragmatique plus cognitive intéressée par des inférences pointant vers des contenus implicites, on admet généralement que PUISQUE invoque une autre voix, pour les uns, produit un écho, pour les autres, mais en tout cas provoque un effet de distanciation et de dissociation8, ce qui n'est pas le cas de PARCE QUE. PARCE QUE indique en effet de manière causalement directe que l'élément de la complétive explique, c'est-à-dire cause le contenu de la principale, tandis qu'avec PUISQUE, le locuteur introduit un élément qui justifie d'énoncer la principale.
p) Il va tomber PARCE QU'il regarde en l'air
q) ?il va tomber PUISQU'il regarde en l'air
r) il est revenu PUISQUE sa voiture est dans le parking
s) ?il est revenu PARCE QUE sa voiture est dans le parking
35Ainsi, en comparant les deux séries d'exemples ci-dessus, on constate que le fait de regarder en l'air peut être introduit grâce à PARCE QUE comme la cause du fait de tomber (p), tandis qu'en (q), l'énoncé fonctionne plus difficilement, sauf à comprendre que le locuteur ou la locutrice a un accès de seconde main au contenu de la complétive (c'est un fait qu'on lui a rapporté qui justifie l'énonciation de la principale). En (s), l'utilisation de PARCE QUE est problématique9 dans la mesure où le fait d'avoir vu la voiture ne peut être la cause du fait que son conducteur soit revenu, mais un tel fait constitue un indice qui justifie l'énonciation d'une telle conclusion, ce qui joue bien en (r) avec PUISQUE comme connecteur. C'est ce qui amène les spécialistes des connecteurs à considérer qu'alors que PARCE QUE introduit un argument nouveau (voir (p) et (s) ci-dessus), PUISQUE laisse entendre que l'argument est déjà connu et admis par l'allocutaire (voir (q) et (r) ci-dessus).
36Dans l'échantillon du Neutre considéré, on trouve 4 PARCE QUE et 6 PUISQUE, mais, et cela a de quoi surprendre, aucun ne se trouve dans les notes ou vient se substituer, à l'oral, à un autre signe (par ex. typographique). Ces 10 connecteurs de causalité ont donc été ajoutés à l'oral.
37Les contextes d'ajout sont très variés. Alors que certains se glissent entre des propositions rédigées, d'autres introduisent des développements non planifiés par l'écrit, tandis que d'autres encore interviennent au milieu de séquences entièrement ajoutées.
t) dans le retable [il y a un] chassé-croisé [PUISQUE] le recto [n’est-ce pas] la surface principale [est] riche brillante colorée [OR] [= / c’est] ce qui est ordinairement caché [n’est-ce pas pendant la semaine disons] [≠ / tandis que] le verso [n’est-ce pas quand c'est fermé c’est] ce qui est ordinairement exposé (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
u) les retables flamands [ : / étaient la plupart du temps] [des] triptyques [DONC trois volets] à cinq surfaces [PUISQUE] il y en avait deux [se refermant / qui se refermaient] (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
v) [≠ / que vient contredire euh à peu près à la naissance du capitalisme disons vers le 16ème siècle ou 15ème siècle une idéologie vestimentaire toute autre qui est l’] idéologie [petite bourgeoisie / vestimentaire] de la poudre aux yeux euh [PUISQUE à ce moment-là on commence à faire euh des] pourpoints en simili (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
w) des pourpoints en simili [c'est-à-dire des pourpoints dont le] devant [est très] riche [PARCE QUE il se voit mais dont le] dos [est] [(non-vu) pauvre / très bon marché] [PARCE QUE il ne se voit pas] (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
x) incolore ne veut pas dire [bien entendu] transparent mais précisément de couleur non marquée [PARCE QUE l'opposition entre le le le coloré et l'incolore c'est l'opposition très connue en linguistique entre le marqué et le non marqué] (R. Barthes, CdF, « Le Neutre », 1977-1978, Couleur)
38Le PUISQUE en (t) constitue un ajout local entre deux propositions rédigées. Il permet d'introduire un élément présenté comme présupposément connu et accepté par l’interlocuteur : Barthes justifie en effet de parler du retable en termes de « chassé-croisé » en rendant explicites des éléments descriptifs que l’interlocuteur ne risque pas de contester (« le recto, la surface principale est riche brillante colorée »). On retrouve la même idée en (u), où ce qui suit le PUISQUE localement ajouté (« il y en avait deux se refermant ») constitue une explicitation descriptive et présupposément déjà validée de ce qui précède (« des triptyques à cinq surfaces »).
39Enfin dans le cas du PUISQUE en (v), on constate que davantage de mots ont été ajoutés dans l’environnement du connecteur, mais sans pour autant qu’il s’agisse d’une proposition entière, dans la mesure où le syntagme « pourpoints en simili » est déjà présent dans les notes. À la différence des deux cas précédents, Barthes introduit ici avec PUISQUE une information non inférable de ce qui précède (« à ce moment-là on commence à faire des pourpoints en simili »). On aurait alors davantage attendu un CAR, connecteur pourtant absent de l’échantillon considéré. Le jeu sur la connivence avec l’allocutaire paraît ici plus forcé que dans les deux cas précédents, dans la mesure où Barthes fait comme si l’information était connue et acceptée, alors que les notes rédigées laissaient plus de marge de manœuvre et d’interprétation en ne précisant pas la nature de la relation causale.
40Les ajouts locaux de PARCE QUE sont eux aussi intéressants à considérer plus en détails. L’exemple (w) fait directement suite au précédent. Les deux PARCE QUE, qu’on a déjà croisé à propos du MAIS qui les articule, introduisent des subordonnées ajoutées en miroir (« parce qu’il se voit » ; « parce qu’il ne se voit pas »). La relation causale s’infère très bien des prédicats : le fait qu’un élément soit visible constitue la cause du fait qu’il ait été richement peint, et inversement. On remarque que PUISQUE aurait été tout à fait possible et peut-être plus attendu, dans la mesure où les complétives paraissent introduire des éléments dont on peut imaginer qu’ils soient présupposément connus de l’auditoire ou du moins très aisément inférables. On peut dès lors se demander si le fait que ces PARCE QUE introduisent des propositions elles-mêmes ajoutées à l’oral, donc des arguments originaux au vu des notes pré-rédigées, n’ait pas conduit Barthes à les introduire par PARCE QUE plutôt que PUISQUE. Le PARCE QUE en (x) introduit quant à lui une séquence complexe. Il s’agit typiquement d’un cas où on attendrait un CAR, du moins à l’écrit : l’argument qui suit le PARCE QUE est présenté comme une bonne raison d’associer, comme le fait Barthes dans le segment gauche du connecteur, l’incolore à la couleur non marquée. En définitive, aucun de ces PARCE QUE ne paraît s’imposer au vu de leur prétendue complémentarité avec PUISQUE ou CAR.
41Ainsi, Barthes scripteur, en n’introduisant pas les connecteurs causaux (ni PARCE QUE ni PUISQUE) dans ses notes, laisse-t-il des possibilités ouvertes à l’orateur : les notes apparaissent a posteriori comme un guide flexible et plastique, à adopter et adapter en fonction des circonstances d’énonciation et du rapport que le locuteur souhaite entretenir avec l’allocutaire : l’enseignant va-t-il introduire la relation causale comme reposant sur un savoir apporté par lui (grâce à PARCE QUE), ou sur un savoir déjà connu, admis, reconstructible par son auditoire (grâce à PUISQUE) ?
6 | Discussion et perspectives
42La présente contribution entendait examiner la distribution et le fonctionnement de connecteurs argumentatifs dans un corpus original associant étroitement la scripturalité des notes préparatoires à l’oralité de la performance publique. Comparer ces deux phénomènes de textualisation ouvre en quelque sorte une fenêtre sur la planification discursive : le texte écrit et sa dimension linguistique peuvent certes être étudiés pour eux-mêmes, en termes de contenu et de structure, mais ces notes manuscrites peuvent aussi être appréhendées comme des plans-ressources, pour reprendre le terme de Suchman (1987), c’est-à-dire comme des appuis qui, du moment où on les regarde sous l’angle des connecteurs, apparaissent tantôt comme plus rigides, lorsqu’il s’agit de soutenir et guider fermement la production orale, par exemple au niveau des concessions, tantôt plus flexibles, plastiques, lorsqu’il s’agit de laisser ouvertes des possibilités. Cette plasticité permet au locuteur ou à la locutrice d’ajuster/adapter son discours en contexte, notamment au niveau des savoirs préalables attribués à l’allocutaire, comme nous venons de le voir à propos des enchaînements causaux émergeant en PARCE QUE ou PUISQUE.
43Un corpus de ce genre, associant écrit et oral dans une relation génétique, ouvre donc des possibilités intéressantes pour appréhender la planification discursive non comme un processus strictement cognitif inobservable, mais comme une action, déjà verbale et observable, et qui fait de la textualisation écrite une pratique située, orientée vers la performance orale.
44La présente contribution laisse par ailleurs entrevoir différentes pistes pour poursuivre la réflexion et l’exploration. Au niveau des données, une extension de l’analyse à d’autres séances du cours « Le Neutre » permettrait de voir dans quelle mesure la distribution est stable ou non au sein du corpus. Au-delà de la présente analyse de cas, il pourrait également être intéressant d’appliquer la même démarche à d’autres terrains qui associent étroitement scripturalité et oralité, comme le cinéma ou le théâtre, en comparant les dialogues écrits donnés aux acteurs et leur performance verbale effective. Une ouverture sur d’autres unités permettrait quant à elle d’intégrer le liage thématique dans le dispositif analytique, pour voir si les reprises anaphoriques témoignent, au sein du corpus étudié, d'un comportement analogue à celui des connecteurs. Enfin, au niveau méthodologique, il serait intéressant d’intégrer les méthodes de traitement non ou faiblement supervisés développées par la linguistique computationnelle pour étudier et comparer la prévisibilité des connecteurs à l’écrit et à l’oral et, faire ainsi émerger des facteurs de variation imprévus.
- 1 Je tiens à remercier Rudolf Mahrer pour ses suggestions et commentaires apportés à une première version de ma contribution. Celle-ci a été écrite et soumise dans le sillage de journées d’études organisées à Lausanne les 16 et 17 juin 2016. La bibliographie n’a été que partiellement mise à jour au moment de la publication.
- 2 Les connecteurs considérés dans la présente étude sont MAIS, DONC, OR, PUISQUE, PARCE QUE, CAR, BIEN QUE, CEPENDANT et POURTANT. On verra plus loin que tous ne sont pas représentés dans l'échantillon analysé.
- 3 Se greffe ici toute la tradition d’étude linguistique des connecteurs argumentatifs, dans la foulée de Anscombre et Ducrot (1977; 1983) et du Groupe Lambda-l (1975). Pour des raisons de place, je ne m’arrête pas plus longuement et renvoie à Oswald, Herman et Jacquin (2018) pour une présentation et une contextualisation de cette réflexion.
- 4 L’introduction du numéro présente de manière plus détaillée le corpus, sa transcription et son annotation de type « génétique » dans Praat.
- 5 Les crochets indiquent, dans les exemples, les ajouts du cours relativement aux notes que Barthes a sous les yeux.
- 6 Le dernier MAIS est très particulier. Rédigé dans les notes, il s'accompagne pourtant à l'oral d'un ajout de 29 mots à gauche et 6 mots à droite si bien qu'on peut douter du fait que le MAIS rédigé et le MAIS prononcé soit véritablement lié, c'est-à-dire que le MAIS à l'oral soit la prononciation du MAIS de l'écrit.
- 7 C'est déjà moins le cas avec CAR, absent toutefois de l'échantillon barthésien considéré.
- 8 Ainsi, rappelant la pertinence des analyses de Ducrot (1983, 179), Zufferey (2012, 143) relève que "puisque always communicates a tacitly dissociative attitude from the speaker".
- 9 Comme me l'a signalé Rudolf Mahrer lors de sa relecture, l'énoncé (s) n'est pourtant pas agrammatical ou impossible ; son acceptabilité repose toutefois sur la reconstruction d'un contexte énonciatif plus large, par ex. "Il est revenu parce que sa voiture est dans le parking [et il fallait absolument qu’il la sorte avant que les maçons n'arrivent]".