Deutsche Gesellschaft
für phänomenologische Forschung

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Introduction

De l'écrit préparatoire à l'oral préparé

Rudolf Mahrer(Université de Lausanne)

1Qu’y a-t-il de commun entre un cours universitaire, une conférence, un journal télévisé, une performance de slam, mais aussi – pour mentionner des genres de discours qui ne seront pas abordés dans ce numéro – une pièce de théâtre, une chanson, une plaidoirie ou une allocution politique… ? Ce sont des discours oraux dont la commune pratique veut qu’ils aient été préparés par écrit. Cette phase scripturale dans l’invention des discours en question est si commune qu’on serait tenté d’en faire un trait définitoire du genre1.

2Pour remplir certains cahiers des charges textuels, des méthodes s’imposent. Tout comme il est difficile d’écrire un article scientifique, ou un roman historique, sans recherche documentaire préalable, improviser un cours ou une conférence, c’est-à-dire les produire sans préparation écrite paraît hors de portée. Les genres dont traite ce numéro sont des genres oraux qui requièrent d’ordinaire une préparation écrite. Pour le sémiologue et le linguiste, cette habitude soulève de nombreuses questions. Pourquoi écrire quand on veut parler ? En quoi est-ce de bonne méthode ? À quoi l’écrit est-il bon, voire nécessaire, pour la préparation de l’oral ? À quoi est-il mauvais peut-être aussi ? Quels discours se préparent par écrit et pourquoi ? Quelles propriétés du discours oral préparé requièrent et profitent de son écriture préalable ? Mais encore : prépare-t-on un oral de la même manière qu’un écrit ? Enfin, les discours oraux préparés par écrit ont-ils des caractéristiques reconnaissables ? En quoi se distinguent-ils des discours spontanés ?

3Dans le champ francophone au moins, ces questions sont largement inexplorées. La revue Genesis y a consacré un numéro en 2014 (no 39, Philippe éd.) qui pose quelques jalons importants. Mais la description linguistique, à la fois des écrits préparant l’oral et des oraux préparés par écrit, reste à entreprendre. Elle rencontre des enjeux fondamentaux, à la croisée de la sémiologie de l’oral et de l’écrit, de la génétique textuelle, de l’analyse textuelle des discours et de la linguistique de l’énonciation. En particulier, les oraux préparés par écrit interrogent avec acuité les relations entre oralité et écriture, dans la mesure où les deux modalités du langage interagissent dans la genèse d’un même discours : les discours étudiés ici sont donc aussi le lieu d’un nécessaire dialogue entre spécialistes de l’oral et de l’écrit, des textualités et des processus de textualisation.

4Dans le sillage de Genesis 39, nous proposons de poursuivre ici l’exploration de manière collaborative, en abordant des discours de genres variés sous des angles complémentaires, pour apporter des premiers éléments de réponses linguistiques aux questions soulevées plus haut.

1 | Oral spontané et écrit préparé : des prototypes

5Les linguistes ont souvent tendance à considérer qu’il y aurait un oral « authentique », au plein centre du domaine de l’oralité, qui serait l’oral spontané, et, à la marge, des oralités un peu altérées, notamment parce qu’elles ont été préparées par écrit. La logique d’un tel raisonnement s’inscrit dans l’histoire de la discipline : la mise à l’écart de l’oral jusque dans les années 1960, envisagé comme brouillon de langue et de textualité, où celle-ci, encombrée d’accidents divers, ne se donne pas à saisir avec la netteté que procurent les discours écrits (Jeanjean & Blanche-Benveniste 1987). Une fois ce barrage heureusement forcé, il était naturel (et nécessaire) que l’oral le plus hétérogène à ce qui avait été étudié jusque-là (autrement dit l’oral spontané, ce « brouillon du discours » comme on se le représentait alors) soit placé au centre des observations, avec ses propres manières de dire et de faire. Les corpus oraux du français étudiés en linguistique sont très majoritairement constitués d’oraux spontanés (échanges conduits par un enquêteur plus ou moins proche des informateurs et événements dit « écologiques », c’est-à-dire sans enquêteur)2.

6Admettre que parmi les discours oraux, ceux qui sont réputés spontanés sont les plus éloignés de l’écrit dans leurs propriétés textuelles (morphosyntaxe, séquence, composition) et, inversement, ceux qui sont préparés, les plus proches de l’écrit3, c’est faire des conditions de production un facteur essentiel de la variation. C’est admettre autrement dit que l’un des facteurs principaux de la variation textuelle est génétique. Il est donc temps de valider cette hypothèse par une approche proprement génétique – rapportant la textualité des discours à une analyse de leurs conditions de production.

7Il ne fait pas de doute que les matérialités graphique et acoustique des signes conditionnent des gestations différentes du discours. La substance acoustique, qui ne laisse pas de trace et n’est par suite ni manipulable, ni déplaçable, incline à l’élaboration on line et in situ, en présence du co-énonciataire et donc en tenant compte de sa participation ; le discours oral invite à la « performance ». L’écrit, constitué de traces graphiques auxquelles un support confère une certaine durée, favorise quant à lui des agissements en coulisse, des gestes de perfectionnement « privés », avant une répétition nette du signal (une recopie) et son déplacement final vers une ou plusieurs situations de communication. À l’écrit, dans la grande majorité des cas, le seul performeur sur scène au moment de la communication est le lecteur.

8Schématiquement, et pour des raisons qui relèvent donc de la matérialité des signes et de leur affordance (Mahrer 2014, 2017), l’oral est spontané (produit, dans ses dimensions verbale et vocale, dans la situation), l’écrit préparé (produit en amont). Mais en formulant la situation ainsi, on ne fait que reconduire le « mythe séparateur » (Blanche-Benveniste & Jeanjean 1987), car la réalité des discours et de leur genèse est beaucoup plus nuancée.

2 | Des textualités écrites et orales en marge des prototypes

9Si un discours n’est plus considéré comme authentiquement oral dès lors qu’il est peu ou prou préparé, que reste-t-il de proprement oral ? La conversation familière rôdée, le « small talk » de l’hôte aguerri, ne sont-ils plus oraux au prétexte qu’ils sont répétés, routinisés et anormalement « fluents » ? À partir de quel degré de préparation, si on adopte ce point de vue, le discours oral, au sens de performé vocalement et auditivement dans la situation, ne sera-t-il plus un « vrai discours oral »4 ?

10En outre, pourquoi l’oral n’aurait-il pas droit lui aussi à la richesse et aux types de complexité que peuvent lui valoir des modes de planification variés ? N’est-ce pas une manière nouvelle de l’appauvrir que de restreindre ainsi sa diversité à des conditions de production spécifiques et à ses réalisations les plus courantes ? La linguistique des corpus oraux ou les grammaires de l’oral sont limitées dans leurs descriptions et leurs compréhensions des discours oraux, dans leur diversité textuelle et leurs enjeux sociaux et cognitifs, si elles se cantonnent à l’analyse des discours réputés spontanés et écartent les productions orales ayant fait l’objet de préparation écrite (le raffinement, prosodique ou textuel, d’un slam, d’un sketch, d’une plaidoirie, par exemple). À présent que l’étude de l’oral a conquis sa part de données et de noblesse, le temps est venu de dépasser l’intérêt quasi exclusif pour l’oral spontané. Pourquoi la génétique textuelle invite à un tel dépassement ? Tout simplement parce que la notion d’« oral spontané » est génétique dans sa logique : elle envisage le discours sous l’angle de sa production.

11Or les développements de la génétique textuelle ont conduit à nuancer l’opposition du spontané et du préparé. D’abord, par son objet – les conditions matérielles, cognitives et verbales de l’invention du discours –, la génétique des textes observe toute la diversité qui peut s’inscrire entre ces deux bornes. Par exemple, en s’inspirant des travaux musicologiques sur l’improvisation (notion proche de celle de spontanéité ; voir Cannone & Guerpin 2019), il faut distinguer la préparation par entraînement à un type de tâche discursive (le rhéteur qui s’exerce à la fable, au blâme, à l’éthopée…) et une préparation par pré-rédaction et mémorisation de la séquence textuelle à répéter plus ou moins littéralement dans la situation. Ce sont deux aspects de la préparation de l’oral qu’évoque, en référence à Quintilien, Jean-Louis Lebrave dans la postface qu’il donne à ce numéro. Le discours du rhéteur exercé, qui ne récite pas un texte appris par cœur, est-il un oral spontané ou préparé ? Ces deux modes de préparation aboutissent-ils à des propriétés textuelles et prosodiques reconnaissables ? En d’autres termes, les discours oraux, dans leur textualité, portent-ils la trace de leur processus d’élaboration ?

12La variété, réputée finie (Lebrave 2010), des modalités de préparation, ont déjà fait l’objet de nombreux travaux dans le domaine de l’écrit (pour des propositions de synthèse, voir Grésillon 2008, Ferrer 2010, Lebrave 2020). Les dossiers génétiques littéraires attestent de cas où un extrait de roman, jugé sans faille stylistique, est issu d’un premier jet, comme « spontanément définitif » (Lebrave 1987, p. 44) ; d’autres cas sont attestés, où une prose tâtonnante résulte en fait d’une patiente élaboration (Ramuz en est la parfaite illustration ; voir Mahrer 2006). La génétique nous apprend, autrement dit, qu’il est de mauvaise méthode de fonder sur les propriétés textuelles d’un discours des hypothèses sur les opérations de sa textualisation et la durée de sa préparation. À la question du paragraphe précédent, elle répond avec beaucoup de prudence.

13L’enseignement de la génétique invite donc à considérer comme une approximation suspecte la caractérisation, génétique, d’un discours comme « spontané » à partir de ses seules propriétés textuelles. Si la linguistique veut se donner le moyen de comprendre le rapport entre modalités de production et propriétés des textes produits, si elle veut comprendre autrement dit ce que le locuteur tend à faire lorsqu’il ne se prépare pas (par écrit ou autrement) et ce qu’il est capable de faire-dire en fonction des modalités de sa préparation, il lui faut un protocole expérimental spécifique : celui qui permet de comparer des séquences textuelles produites dans des conditions et selon des protocoles préparatoires différents. C’est ce à quoi tend la méthodologie adoptée par les contributeurs de ce numéro.

14Notons enfin que la tendance à réduire l’oral à un prototype (celui de la parole spontanée) trouve son pendant dans le domaine de l’écrit et de son étude. Le brouillon, comme texte tourné vers l’invention plutôt que la communication, peine à être intégré au champ de la linguistique des textes. La génétique elle-même l’a longtemps maintenu au seuil de la textualité, en y référant par la notion d’avant-texte (depuis Bellemin-Noël 1972). Les documents préparatoires, comme les notes de cours, les fiches, les plans, les listes… seraient frappés d’une forme de « déficit de textualité », parce qu’ils n’adoptent pas les formes de la communication ou ne répondent pas aux maximes de Grice (sur cette question, voir Mahrer 2009).

15On retrouve, en miroir, la situation de l’oral préparé, mis de côté en raison d’un excès. Pour le sens commun, en somme, « un vrai écrit » est un texte-trame qui suppose une élaboration, des ajustements ; l’« oral authentique », à l’inverse, est un fil, produit en première intention. Ces prototypes (le vrai écrit, l’oral authentique), modèles de textualités, nous renseignent sur nos imaginaires langagiers et interrogent les fondements de cette conception intuitive des discours ; mais ce ne sont pas des concepts permettant d’accueillir et de décrire les productions discursives, orales et écrites, dans leur totale diversité. Le matériau que nous soumettons ici à l’étude (l’oral préparé, l’écrit préparatoire d’une performance orale), qui « déconcerte allègrement les représentations stéréotypiques de l’opposition oral/écrit » (ici même Monney, §4), doit permettre à terme de défiger à tour de rôle ces deux prototypes et à enrichir la représentation des textualités orales et écrites.

16L’ouverture à la variation discursive ne doit cependant pas brouiller les lignes de frontière entre oralité et écriture, ces deux domaines de l’énonciation. J’aimerais encore insister sur ce dernier point de sémiologie générale : l’étude empirique des discours oraux et écrits impose de reconnaître à la fois leur continuelle diversité discursive et leur discontinuité sémiologique.

3 | Genre, genèse et media

17Depuis les travaux de Koch et Oesterreicher, dont l’influence est très grande en Europe, on admet généralement que la variété des discours produits dans une même langue est relative à des besoins sociaux polarisés. Ce que les deux romanistes appellent le « continuum communicatif » organise en effet tous les genres du discours entre le pôle de la « proximité communicationnelle » (la conversation entre amis) à celui de la « distance » (le texte juridique). Cette continuité intègre à la fois les genres oraux et écrits (Koch & Oesterreicher, 2001).

18La mise au jour de ce principe organisateur a conduit les linguistes à relativiser l’effet du media, et notamment l’opposition du phonique et du graphique, sur la « conception » du discours (c’est leur mot) : ce sont les genres et la position de ceux-ci entre les deux extrêmes du continuum qui déterminent les caractéristiques textuelles, et non pas le « canal » (graphique vs phonique).

19Cette conclusion se fonde sur un fait criant : les discours oraux sont souvent « informels », relèvent de la proximité communicationnelle (ils sont spontanés, polygérés, à thématiques variables, à forte émotivité, etc.5), mais il en existe aussi de « formels », situés du côté de la distance : le discours de la presse télé ou radio, l’allocution politique, la plaidoirie, la poésie déclamée… Idem du côté de la graphosphère, de l’essai au texto. La relation entre media et conception n’est donc pas biunivoque.

20Mais le hic, c’est que cette observation occulte totalement la dimension génétique du problème ; elle fait fi, en d’autres termes, d’un autre fait presque aussi criant : les oraux de la distance tels que ceux que je viens d’énumérer sont préparés par écrit. C’est bien l’indice de l’affinité profonde entre conception et media : si pour parvenir à certaines formes de textualité, une préparation écrite est utile, sinon nécessaire, c’est bien que le media, plus généralement les technologies et les matérialités impliquées dans le processus d’élaboration du discours, sont déterminantes pour la textualité du discours (leur « conception », au sens des romanistes).

21L’analyse du conditionnement médial, ou plutôt technologique, des discours ne peut être cantonnée à la « surface » des productions sémiologiques ; pour prendre la mesure de l’effet des technologies langagières sur les productions, il faut envisager ces dernières dans leur élaboration. C’est à un tel moment génétique, dans l’analyse des rapports entre oralité et écriture, qu’aimerait inviter ce numéro, en mettant au jour les processus qui ont permis d’aboutir au discours produit à nos oreilles et sous nos yeux, et en particulier les méthodes et les technologies graphiques de sa préparation.

22En résumé, on peut parler comme un livre, certes. Mais si pour y parvenir, il faut s’être préparé par écrit, c’est bien que la substance graphique détermine foncièrement la textualité des discours. Travailler sur la fabrique écrite des oraux de la distance communicationnelle, comme nous proposons de le faire ici, apparaît comme une excellente manière d’explorer l’effet des technologszies sur les discours.

23Or l’une des questions fondamentales, pour la génétique des textes mais aussi pour l’anthropologie, est de savoir ce que l’écrit, avec ses particularités systémiques et matérielles, apporte à l’activité langagière, en transformant profondément ses conditions d’exercice, et, par suite, ce que l’écrit apporte au développement cognitif, institutionnel et culturel d’une société (Goody 1977).

4 | Inscrire et interpréter la parole dans le contexte de sa préparation

24Laisser penser qu’un texte a été écrit de telle manière et dans telle situation est souvent une composante essentielle des effets de sens qu’il produit – la représentation de la situation d’énonciation que produit tout énoncé est partie constitutive de son sens. Pensons au « Horla ». Dans sa version de 1887, pour maximiser le doute caractéristique du fantastique, Maupassant choisit la forme du journal (dans la version de 1886, c’est un médecin qui présente à ses collègues le cas étrange d’un patient possédé avant de donner la parole à ce dernier). Modifiant le cadre générique, l’écrivain réécrit son texte en saturant la parole du diariste de répétitions, de points d’exclamation et de suspension, de clauses nominales ou incomplètes… Il représente ainsi, par une énonciation bredouillante et angoissée, la situation de celui qui, dans l’immédiateté des expériences vécues, se raconte pour comprendre ce qu’il advient de lui. Le style contribue à construire une représentation (ici fictionnelle) des conditions et des processus d’élaboration de l’énonciation, et, de cette manière, contribue au sens.

25De ce constat, il résulte cette loi de l’analyse textuelle (confirmée par cinquante ans de génétique des textes) : impossible d’inférer le processus d’élaboration d’un énoncé à partir de l’énoncé lui-même. Dans la situation de réception ordinaire de l’oral, on ne peut que supposer que telle partie a été préparée soigneusement, telle autre a été improvisée – et souvent cette supposition est un enjeu interprétatif important. Jair Bolsonaro justifiait des propos déplacés à l’encontre de certaines institutions brésiliennes par un argument génétique : celui de paroles produites dans le « feu de l’action »6. La représentation des conditions de production contribue ici à émousser le tranchant d’affirmations excessives tout en construisant l’ethos de l’homme d’action certes impétueux mais capable d’autocritique.

26La méthodologie proposée par les articles de ce numéro est spécifiquement génétique dans la mesure où elle repose sur la constitution d’un corpus qui autorise, au-delà des hypothèses périlleuses, à rapporter les propriétés linguistiques du discours produit aux modalités de leur préparation. Deux états textuels au moins, l’un écrit l’autre oral, qui sont par ailleurs des étapes ordonnées de l’élaboration du discours, permettent de reconstituer un fragment du cheminement verbal à partir duquel il est possible d’inférer des logiques de production. Il me semble qu’il faudrait ici une phrase de transition qui explicite la place importante donnée à l’étude du « Neutre » dans cette introduction, son caractère séminal pour l’ensemble des travaux rassemblés dans le numéro.

5 | Un corpus exploratoire : « Le Neutre », cours de Roland Barthes au Collège de France

27Roland Barthes (1915-1980), sémiologue, critique littéraire et philosophe clé de la seconde moitié du XXe siècle, est élu titulaire de la chaire de « Sémiologie littéraire » au Collège de France le 14 mars 1976. Dans cette institution prestigieuse, ouverte à tous, hors de tout plan d’études, il enseigna trois ans (avant sa mort accidentelle) et donna trois cours : « Comment vivre ensemble ? », « Le Neutre » et « La préparation au roman ».

28 « Le Neutre » a retenu notre attention. Pas tant en raison de son intérêt, bien réel, dans le contexte des débats actuels sur la « communication inclusive », mais parce que la catégorie est linguistique et embrasse, chez Barthes, de nombreuses considérations d’ordre métalinguistique. D’ailleurs, dans la fiche de présentation du cours, Barthes plante clairement la relation entre son approche des textes littéraires et la linguistique : « Il est naturel que la sémiologie littéraire se laisse guider dans ses recherches par des catégories mises au point par la linguistique. »

29Durant la première leçon du 18 février 1978, Barthes définit en effet le « neutre » – ne uter en latin, c’est-à-dire ni l’un ni l’autre – comme « ce qui déjoue le paradigme » ; il illustre d’emblée son propos par un exemple emprunté à la phonologie (« s/z, car ce n’est pas la même chose de manger du poison et du poisson »)7. Ainsi le neutre pour Barthes est « ce qui n’oppose pas », ce qui dans nos attitudes « vise à la suspension des données conflictuelles du discours » (« Compte rendu d’enseignement : 1977-1978 », conservé à la suite des notes dans le dossier NAR28630 II). Le sémioticien recherche cette « activité ardente, brûlante » (18 mars 1978) dans vingt-trois « traits » : la bienveillance, la couleur, la fatigue, le silence… autant de manifestations du « désir du neutre », soit du refus de l’enfermement du réel et du sujet dans la catégorisation. Comme toujours chez lui, le langage est ainsi au cœur de la réflexion.

30Le corpus que nous avons retenu pour entamer la réflexion linguistique sur les écrits préparatoires d’oraux et les oraux préparés par écrit appartient donc au genre du cours. La contribution de Muriel Jorge donnera ici des éléments nécessaires de contextualisation du genre en question, à travers l’histoire et parmi d’autres genres pédagogiques (comme par exemple le séminaire ; Jorge & Testenoire 2017).

31« Le Neutre » a été donné au fil de 13 séances d’environ 2 heures, le samedi, du 18 février au 3 juin 1978. De ce cours, ont été archivés :

  1. 26 heures d’enregistrement (de qualité variable) et mis à disposition par le Collège de France ;
  2. 180 feuilles manuscrites, parmi lesquels on peut distinguer 169 feuillets de notes préparatoires et 11 feuillets de « Suppléments » (sur lesquels je reviendrai). Il s’agit des notes que l’enseignant a sous les yeux au moment de faire cours. Elles sont conservées à la Bibliothèque nationale de France, dans le fonds Roland Barthes, sous la cote NAF 28630.
  3. 800 fiches comportant des citations, des références bibliographiques, des résumés, des notes, également conservées à la BNF8.

32Parmi ce matériau, nous avons sélectionné 45 feuillets manuscrits correspondant environ à 4 heures de cours :

  • Cours 1 (18 février, ff° 1-7) : « Préliminaires »
  • Cours 2-3 (25 février-4 mars, ff° 23-27) : « La délicatesse »
  • Cours 3 (4 mars, ff° 32-35) : « L’affirmation »
  • Cours 4 (11 mars) : « Supplément II » (ff°35bis-35ter) ; « La couleur » (ff°36-38) ; « L’adjectif » (ff° 39-45)
  • Cours 5 (18 mars) : « Supplément III »  (ff°451-456)

33Ce sont donc 4 des 23 traits que nous avons prélevés, ainsi que les préliminaires du cours et deux suppléments. On notera que les traits, de longueur très variable (de 2 à 9 pages de notes), peuvent être abordés « à cheval » sur deux cours (ex. « La délicatesse »).

34Pour apprécier le corpus proposé et l’intérêt de la démarche présentée dans la section suivante, il faut se prêter soi-même au jeu génétique. Écoutons le tout début de la séance du 11 mars 1978 : Barthes y expose le principe de ses « suppléments ». Ces derniers nous ont intéressés a priori parce qu’ils ont une spécificité proprement génétique : alors que Roland Barthes rédige ses notes de cours et élabore ses « traits » dans sa maison de vacances d’Urt (dans le Sud-Ouest), avant le début du cours, les suppléments y sont ajoutés, nous allons l’entendre, « d’un samedi à l’autre ». Je reviendrai en conclusion sur le sens de cette pratique dans le contexte de notre réflexion.

35Ces 3’40’’ correspondent au premier paragraphe des notes du feuillet 35 bis. Il vaut la peine de les réécouter désormais avec l’image de ce paragraphe sous les yeux.

36On découvre alors une partie de la variété des opérations de verbalisation que suppose la profération du cours à partir de notes – opérations dont nous sommes familiers, mais qui n’apparaissent pas immédiatement dans leur diversité. La « lecture » du titre est une opération particulière (« Je voudrais ajouter quelques suppléments »), ainsi que l’actualisation orale du tiret d’énumération (« – S/le Cours » => « Tout d’abord une remarque sur… ») ; on notera l’adjonction orale d’un verbe de modalité (« il est certain que… ») alors que la prédication modalisée est elle-même préparée dans les notes ; une inversion (« en moi, le cours » devient « le cours, en moi »), des traits d’humour non prévus par les notes (« le cours travaille en moi, sinon en vous », le cours préparé « avec peu d’avance malheureusement »…) et des comparaisons (« comme on dit que le bois travaille », puis le rêve et le deuil travaillent) qui semblent donner corps et sens aux guillemets qui démarchent le verbe travailler dans les notes. Puis une séquence est lue très fidèlement, alors que les parenthèses et les guillemets de « (“esprit de l’escalier”) » sont verbalisés dans une séquence (« ce qu’on pourrait appeler – ce qui relève de l’esprit de l’escalier ») où s’écoute une disfluence complexe opérant un remplacement (Schriberg 1994, Christodoulides & Avanzi 2014) à quoi fait suite une explication de la formule qui ne se trouve pas dans les notes (« quelque chose que je pense après coup – après l’avoir dit »)…

37Arrêtons ici cette énumération superficielle : elle suffit je crois à donner le ton du type de questions que permet de soulever un matériau comme celui-là.

38Dans son introduction à la publication des notes de cours, Thomas Clerc affirme que « Barthes lisait son cours en suivant ses notes de près » (Clerc 2002, p. 16). Voilà que nous pouvons prendre la mesure de cette proximité. Quand est-ce que Barthes colle à ses notes ? Quand est-ce qu’il s’en écarte et à quelles fins ? Les segments non programmés par écrit (comme cette considération sur l’étymologie, que Barthes aime tant, et à propos de laquelle il ajoute encore cette référence à Esope, qui aurait de la langue qu’elle est « la meilleure et la pire des choses ») ont-ils entre eux des parentés, formelles, thématiques ou pragmatiques ? Comment se font entendre les guillemets ? dans la prosodie ou dans des mots, explicitant l’autonymie, voire révélant la motivation d’une modalisation autonymique (en signalant à qui ou à quel type d’emploi le mot est emprunté) ? Faut-il chercher la « traduction » des guillemets dans les gestes du conférencier9 ? Donnent-ils toujours lieu à la même opération ? (Sur le petit échantillon écouté, on peut déjà répondre que non.) Mêmes questions pour les parenthèses et les autres signes de ponctuation sans contrepartie évidente du côté de l’oral.

39La dimension visible et non lisible des notes (Lebrave 2006) soulève des questions particulièrement intéressantes : par exemple, la verticalisation des points de la « bullet list » donnent à l’orateur d’évidentes instructions de structure textuelle, mais pas de formulations clé en main qui permettrait de communiquer cette structure à l’audience. Il en résulte souvent chez Barthes des difficultés d’oralisation (les titres et les débuts de parties étant chez lui des lieux particulièrement disfluents). On dirait que la note de cours doive choisir entre être aisément compréhensible visuellement et être aisément oralisable. Le moins qu’on puisse dire à ce stade, c’est que la dimension spatiale des notes suscite, de la part de l’orateur, des stratégies qu’un corpus multimodal comme celui-ci permet d’étudier sur pièces.

40La méthode d’analyse doit permettre de systématiser les observations esquissées ci-dessus et permettre la collecte de données, dans une perspective à la fois qualitative et quantitative. Ce sont les conditions de la construction d’une connaissance, à fondement empirique, concernant l’effet des notes sur la performance orale. À quoi « servent » les virgules, les points, les retours à la ligne au cours de la performance ? Que provoquent les titres, les soulignements, les dessins, éventuellement même les ratures du cours ? Quelles sont les propriétés (morphosyntaxiques, pragmasyntaxiques) des séquences lues littéralement ? Celles qui sont adaptées plus librement ont-elles des propriétés linguistiques identifiables ? Quid enfin de celles qui sont ajoutées spontanément au cours de l’énonciation orale ? Que veut dire en fait « lire ses notes » ? À ces questions, orientées vers la problématique « comment parle-t-on quand on s’y est préparé par écrit ? » en correspondent autant d’autres du côté de l’écrit : comment écrit-on pour parler ?

41De manière générale, au-delà du cas du « Neutre », l’étude systématique de l’oralisation d’un écrit préparatoire suppose une analyse comparative et génétique du dernier état écrit (A) et de l’oral préparé par celui-ci (B). C’est pourquoi les études réunies dans ce numéro se fondent sur un corpus génétique présentant aux moins les deux documents suivants :

  1. le dernier état écrit d’un discours préparatoire (par exemple des notes utilisées par l’enseignant lors de son cours) ;
  2. l’enregistrement, seulement audio ou idéalement audiovisuel, de la performance orale elle-même préparée par cet écrit (le cours proféré lui-même).

42À partir de ces documents, l’analyse génétique, de type comparatif, comporte quatre étapes :

  1. transcription linéaire de l’écrit préparatoire ;
  2. inscription du discours oral préparé ;
  3. alignement de la structure verbale des deux discours ;
  4. étiquetage génétique.

43Précisons, avant d’aller plus loin, que la méthode exposée ici a été établie entre 2015 et 2016 dans le cadre d’un séminaire de l’équipe « Manuscrits – Linguistique – Cognition » de l’Institution des textes et manuscrits moderne (CNRS/ENS) que j’ai dirigé avec Bénédicte Vauthier et Mathieu Avanzi. Pour étudier la genèse écrite du « Neutre », nous avons eu recours au logiciel Praat (Boersma & Weenink 2021) dont on trouvera ci-dessous plusieurs captures d’écran. J’en profite pour remercier ici les participants de ce séminaire qui ont contribué aux traitements des données : Almuth Grésillon, Muriel Jorge, Jean-Louis Lebrave, Valentine Nicollier, Lionel Rérat, Pierre-Yves Testenoire.

44Notons encore que dans le numéro, Anne-Catherine Simon et Aline Colau ont développé, de leur côté, une méthode différente en pratique, mais très apparentée dans l’esprit à ce que je vais présenter ici (voir Simon, ici même §§16-25).

5.1. Transcription linéaire de l’écrit préparatoire

45Même s’il est déjà graphique, l’écrit préparatoire d’une performance orale (A) suppose un travail de transcription qui ne se fait pas sans reste10. Les notes de cours de Barthes, qui nous servirons d’exemple ici, ont un « espace graphique » (Anis 1988) spécifique au manuscrit. Notamment, la structuration en lignes n’est pas, contrairement aux documents imprimés, un cadre posé a priori, mais le résultat de l’engendrement des lettres. L’écriture manuscrite se prête ainsi spontanément à des parcours non horizontaux et discontinus (c’est-à-dire avec des continuités multiples, opérées parfois par des signes de type appel/renvoi de note, par lesquels le texte se continue à la fois ici et dans une autre zone, comme la marge (voir Lefebvre 2022) ou superposés (ratures, soulignements), ainsi qu’à l’insertion d’autres modes de représentation graphique (des variétés de flèches, des schémas, les dessins…).

46L’étude génétique du discours oral préparé par écrit suppose donc, premièrement, de transformer l’espace graphique du manuscrit en une chaîne de caractères. La procédure soulève les difficultés communes à toute transcription (y compris d’un imprimé à un autre) de reconnaissance des formes linguistiques (graphèmes, qui sont des types) derrière la substance du manuscrit (les graphes, qui sont des tokens), mais impose également un travail de linéarisation : le transcripteur doit décider dans quel ordre agencer les éléments verbaux sans point d’ancrage évident, qu’ils soient situés en marge ou dans l’interligne.

47Les couches d’annotation que permet d’introduire le logiciel Praat étant strictement segmentales (constituées de chaînes de caractères alphanumériques), les éventuels dessins doivent faire l’objet de description. Il serait évidemment préférable de concevoir une interface dédiée qui permettrait d’avoir à l’écran à la fois le son (idéalement l’enregistrement vidéo du cours), les transcriptions et les images des notes. Toutefois, la linéarisation de la transcription n’est pas qu’une contrainte technique : la comparaison de la dimension verbale des notes avec celui du cours réclame, quoi qu’il en soit, une linéarisation des deux textes.

5.2. Inscription orthographique de l’oral

48L’étude linguistique de la genèse écrite d’un discours oral demande, deuxièmement, d’effectuer une transcription du discours oral préparé (B) produit au terme du processus. Si les difficultés de l’exercice précédent résident dans la transformation d’un objet graphique bidimensionnel et analogique en un objet monodimensionnel et constitué d’unités segmentales, celles de cette deuxième phase réside dans le passage d’une donnée langagière acoustique à une autre donnée langagière graphique (parmi la riche bibliographie sur la mise à l’écrit de l’oral, et dans le contexte d’une réflexion sur l’effet de la transcription sur la représentation du discours oral, voir notamment Gadet 2017, Gadet & Cappeau 2021).

49Avant son inscription orthographique, le signal acoustique a été découpé en séquences parlées et en pauses ; celles-ci ont été détectées automatiquement par le logiciel Praat configuré pour l’occasion à un seuil minimal de 0,2 seconde.

50Dans le cas du « Neutre », nous avons opté pour une transcription orthographique, qui se prête mieux à la comparaison morphosynthaxique et textuelle de l’écrit (A) et de l’oral (B), mais qui écarte la grande richesse des variations de prononciation. Ce choix et la perte d’informations au niveau de la substance sonore qu’il induit se justifient par le dispositif technique choisi, Praat donnant un accès aisé à la captation audio. Dans ce dispositif, l’inscription orthographique de l’oral est une métadonnée qui ne fait pas disparaître la source acoustique et qui par suite n’empêche pas une étude phonologique et prosodique. On ne peut pas en dire autant de la source manuscrite, à laquelle l’annotation de Praat en « couches » (tiers) ne permet pas de donner un accès immédiat, on l’a dit.

51Pour des raisons de lisibilité, la première « tier » (celle qui se trouve directement sous le spectrogramme) est dédiée à la transcription de l’oral et la deuxième à la transcription de l’écrit.

52On trouvera ci-dessous le protocole des deux types de transcription établi lors de l’étude collective du « Neutre ».

Conventions de transcription
Oral du cours
La transcription de l’oral est orthographique.
Elle ne comporte aucun signe de ponctuation.
La couche qui est réservée à la parole de l’orateur ne comporte que ce qui est du fait de l’orateur. Les paroles ou bruits émanant de l’audience sont annotables dans la couche Commentaire.
Les éventuelles émissions non verbales sont précédées du signe % (ex. %toux, %éternuement, %rires).
Les hésitations pleines sont signalées par « euh » (invariable en longueur).
Les troncations dans les mots sont indiquées par un tiret (« le neu- »).
Les parties de mots non prononcées des expressions (souvent métaénonciatives : vous voyez, n’est-ce pas, c’est-à-dire…) sont rétablies entre [crochets]. Ex. : [n’est-]ce pas 
Seuls les guillemets droits ”” sont utilisés.
Les chiffres sont transcrits en toutes lettres.
Si l’orateur épelle un mot, on transcrit par des capitales espacées : C A P I T A L E S ; ce cas de figure recouvre les situations où l’orateur épelle une abréviation (/pese/ pour P C).

Conventions de transcription
Notes de cours
La transcription des notes préparatoires du cours vise idéalement à intégrer sous forme linéaire l’intégralité des données verbales et graphiques des pages de notes, et seulement ces données. Les conventions ci-dessous doivent permettre de coder les informations de la topographie (disposition et topogrammes liés : soulignement, biffure, couleur, etc.). Lorsqu’une séquence ne s’inscrit pas dans la linéarité des notes (ex. marginalia), on la placera au début du paragraphe qu’elle concerne.

ªséquenceª séquence soulignée alt + h
| fin de ligne typographique alt + 7
|| fin de page
{comm méta} tout commentaire métascriptural n’entrant pas dans une catégorie de balisé définie alt + 8/9
retour à la ligne volontaire alt + $
{centr/}xxxx{/} séquence centrée
{c/}xxxxxxx{/} séquence encadrée
{a/}xxxxxxx{/} ajout supralinéaire
{a marg g/}xxx{/} ajout dans la marge de gauche
{bif/}xxxx{/} séquence biffée
{surch/}xxxx{/} séquence modifiée (un mot B réécrit en transformant un mot A)

5.3. Segmentation et alignement de l’oral préparé et de l’écrit préparatoire

53Après les deux premières opérations, l’oral et l’écrit ont été transformés en une ligne : il est alors possible de les comparer terme à terme. Apparaissent alors les segments verbaux communs aux deux textes et ceux qui n’appartiennent qu’à l’écrit préparant ou qu’à l’oral préparé.

54Pratiquement, une fois intégrées dans le logiciel Praat, la transcription linéaire des notes et l’inscription du cours proféré sont « superposées » : les séquences de l’écrit reprises littéralement à l’oral et les séquences reprises avec modification sont identifiées, détourées (introduction de frontières de part et d’autre dans le logiciel, voir les barres verticales bleues dans les illustrations) et mises en correspondance d’une ligne à l’autre (fig. 1). Ces séquences, communes ou modifiées, constituent les pivots de la comparaison.

6 | Étiquetages

55L’alignement de la transcription linéaire de l’écrit préparatoire et de l’inscription de l’oral préparé permet l’analyse des correspondances verbales entre les deux textes. La dernière étape du traitement des données consiste ainsi à caractériser le passage de l’écrit à l’oral selon des catégories génétiques. Celles-ci schématisent l’opération de production de l’oral à partir de l’écrit. Suivant la tradition génétique (voir par exemple Lebrave 1983), on distingue quatre régimes génétiques.

6.1. T : Transcodage

56En première approximation, c’est la situation où l’orateur « lit ses notes ». On serait en effet tenté d’appeler lecture l’opération consistant à émettre, à haute voix, une séquence phonologique correspondant littéralement à la séquence graphique préparée par écrit. On peut dire par exemple, à partir de l’extrait ci-dessus (figure 3), que Barthes lit « Je donne du neutre » et « une définition ». Mais on mesure toute l’ambiguïté du terme lecture, qui ne désigne notamment pas toujours un procès vocal. Dans la tradition de Lyons (1981), nous avons préféré appeler transcodage cette opération, qui suppose un changement de forme et de substance du graphique au sonore. Le terme sert également à mettre en évidence le fait que l’opération relève du passage d’un code à un autre et que ce passage en question répond lui-même d’un code11, supposant une faible marge interprétative.

57Lorsqu’il y a transcodage, on peut parler de variation zéro, ou de répétition verbatim du matériau segmental (bien que sur le plan sémiologique, produire des sons à partir de graphes ne peut être tenu pour une répétition stricto sensu).

58Nous avons utilisé le symbole T* pour signaler les faits de transcodage qui, en plus de la convention phonographique, sollicite un codage interne à la langue écrite, comme une abréviation. Par exemple, « càd » est un signe graphique qui tient lieu d’un autre signe graphique (« c’est-à-dire ») qui lui-même a un correspondant oral.

6.2. A : Ajout

59Une séquence phonologique du cours est sans correspondant segmental dans les notes. Au regard du document préparatoire écrit, le segment ajouté n’est pas préparé, mais improvisé. D’autres modes de préparation de la séquence en question sont envisageables, mais la spontanéité est l’hypothèse que permet de faire l’étude du document préparatoire.

6.3. R : Remplacement

60Dans le contexte d’une comparaison textuelle (et non de l’analyse des opérations de réécriture que porte un manuscrit par exemple), on entend par remplacement le résultat d’une opération de reformulation paraphrastique. Du matériau verbal R des notes peut être mis en correspondance, sur le plan du contenu, avec du matériau R’ de l’oral sans lui être identique formellement. En d’autres termes, la séquence orale R’ est interprétée comme préparée par la séquence écrite R dans son contenu, mais sans en épouser l’expression.

61Le remplacement est, des catégories proposées, la plus interprétative, car elle combine des informations positionnelle (les deux séquences en relation de remplacement apparaissent au « même moment » de la composition des deux textes) et sémantique. Or le spectre est large entre une légère adaptation (par ex. morphologique : un infinitif de l’écrit devenant un présent de l’indicatif dans le cours) et une reformulation orale développant une formulation préparatoire écrite synthétique. Malgré ce caractère putatif, l’application de cette catégorie au corpus du « Neutre » n’a pas soulevé de problèmes majeurs12.

6.4. D = Déplacement

62Enfin, il peut arriver qu’une séquence graphique trouve un correspondant littéral dans l’oral mais pas à l’endroit prévu par l’écrit. En clair, le conférencier utilise le matériel langagier préparé, mais dans un ordre différent que celui prévu par les notes.

63La mise en évidence d’un déplacement s’opère en deux temps : l’opération peut s’analyser en effet comme la suppression d’une séquence D à un endroit de la chaîne et l’ajout d’une séquence identique D’ à un autre endroit. Dans Praat, on détoure la séquence déplacée dans la couche de l’écrit et on la marque d’un D (si on « joue » la plage correspondante, on n’entendra pas la séquence puisque, précisément, elle est dite ailleurs), puis on détoure la plage correspondante dans la couche de l’oral et on la marque également d’un D. L’exemple ci-dessous est un cas de permutation (deux déplacements croisés) ; il n’en va pas toujours ainsi.

64D R : Un déplacement peut donner lieu à un remplacement : une séquence qui n’est pas utilisée dans l’ordre prévu par les notes fait alors l’objet d’une reformulation.

6.5. NT : Non transcodage

65Enfin, il se peut qu’une séquence du texte écrit préparatoire n’appartienne pas au discours oral proféré. Non proférée ne veut pas dire non utilisée dans la performance : le fragment en question peut avoir donné lieu à une lecture silencieuse, à une vision ne débouchant pas sur une diction. On pense par exemple aux notations qui dans les marges des notes de Barthes spécifient le thème de la séquence en regard, probablement pour préparer l’orateur à entrer dans la matière, sans constituer un « élément de langage » à verbaliser. Dans la typologie de la génétique textuelle, ce cas correspond à une suppression, mais en raison de l’utilité et de l’utilisation probables des segments graphiques non oralisés (de l’ordre d’une assistance cognitive à la parole), dire de ceux-ci qu’ils ont été supprimés ne nous a pas paru adéquat.

6.6. De l’espace de l’écrit au temps de l’oral, de la topographie à la prosodie

66La relation entre le mot écrit « neutre » et sa réalisation phonologique /nøtR/ est réglée par un code : on l’a dit, le transcodage des morphogrammes en phono-morphèmes ne laisse que peu de place à l’interprétation. Il n’en va pas de même du rapport entre topographie et prosodie qui sont des systèmes largement anisomorphes. Une virgule, un point-virgule, un point… peut donner lieu à des faits prosodiques variés (Lehtinen 2007). C’est de ce constat que part ici-même Aline Colau (§6) pour se demander ce que les signes de ponctuation de l’écrit préparent de la performance orale d’un slam.

67L’oral dispose, selon la Grammaire de Fribourg, de neuf intonèmes, distinctifs en tant qu’ils signalent ou non la fin d’une période (acte communicationnel minimal), une relation étroite avec ce qui précède ou ce qui suit, ou une modalité ; à chacun d’entre eux ne correspond pas un et un seul topogramme libre13 (virgule, point-virgule, point, point de suspension, point d’interrogation, point d’exclamation, parenthèse et tirets) (Groupe de Fribourg 2012, p. 93-109). À l’inverse, les topogrammes permettent de situer les unités démarquées dans la structure hiérarchique du texte : point-virgule, virgule, blanc de fin de paragraphe, blanc de regroupement de paragraphes ; un signe comme le blanc alinéaire de paragraphe, indiquant quelles phrases doivent être traitées ensemble comme effectuant une tâche textuelle commune (Bessonnat 1988), doit faire l’objet, à l’oral, d’un commentaire (de type métatextuel). C’est ce que fait Barthes, à la fin de l’extrait proposé plus haut, lorsque, ayant fini son « point » sur le cours, il aborde le point suivant, présenté à l’écrit par un retour à la ligne et un tiret introducteur d’item de liste, en disant : « d’où deux ou trois remarques qui ont trait à ce que j’ai dit la dernière fois – la première c’est sur la figure délicatesse »).

68En résumé, la conversion de la topographie (les signes de ponctuations et la disposition des graphes dans l’espace ; cf. Lefebvre & Mahrer 2019) en prosodie procède d’une activité (de mise en correspondance de deux systèmes) qui mérite encore de nombreuses analyses. Un corpus du type de celui que nous proposons s’y prête particulièrement bien. Dans cette perspective, le protocole que nous avons adopté traite la topographie de manière attentive. Les retours à la ligne subis (contraints par l’espace de la page) sont signalés par des pipes (|) et les fins de page par des doubles pipes (||). Les retours à la ligne choisis (type fin de paragraphe) sont indiqués par des pieds de mouche (¶). Les séquences soulignées apparaissent ainsi : amots soulignésa. Des commentaires métascripturaux sont donnés entre accolades (voir le protocole annexé).

69Dans le rapport du topogramme (ou d’un idéogramme) à un correspondant oral, nous distinguons trois types d’opérations génétiques :

  1. les topogrammes pausés, coïncidant avec une pause : on inscrit alors t dans la couche génétique en regard de la pause ;
  2. les topogrammes intonés, coïncidant avec une intonation spécifique, on ajoute un t à la catégorie de la séquence segmentale recevant l’intonation en question (les guillemets dans l’illustration ci-dessous).
  3. les topogrammes verbalisés, qui donnent lieu à une réalisation métalinguistique14 : on inscrit A t – la séquence verbale étant un ajout induit par le topogramme en question.

70Dans son analyse du passage à l’oral de discours écrits par des Académiciens, Simon observe notamment l’ajout de cadratifs de portée textuelle (« Chez les Romains, … ») dans lesquels elle reconnaît des « marques supplétives au découpage en paragraphes » (Simon, ici même, §34). Chez Barthes, ce genre d’ajouts est très fréquent et Monney le relève ici-même, en les motivant de la même façon : pallier, à l’oral, par des moyens dicibles, les ressources organisationnelles du discours visible ; Monney, §§11-14).

71Notons enfin que lorsqu’un idéogramme, par exemple une flèche, donne lieu à une verbalisation, nous avons aligné le signe graphique avec sa diction et annoté leur relation génétique R i (pour remplacement d’un idéogramme). C’est le cas des flèches qui, dans le corpus Barthes, prennent souvent, à l’oral, la forme d’un connecteur (cf. la contribution de Jérôme Jacquin).

72Comme l’illustre ci-dessus le troisième segment (« si c’était vrai »), nous avons utilisé le préfixe re pour signaler une opération génétique répétée (ici un remplacement de la flèche ; voir dans le feuillet f°35 bis ci-dessus : « une moire d’individuation —> on pourrait… ») : la même séquence de l’écrit donne lieu à deux réalisations orales. La méthodologie proposée décrivant les opérations effectuées de l’écrit à l’oral, un cas comme celui-là ne consiste pas en un ajout (au sens de segment non présent dans les notes). Là où l’écrit, qui est trace, dispose à la réénonciation par relecture, l’oral oblige à la réénonciation par ré-émission ; c’est pourquoi la répétition est un phénomène important, en particulier en situation didactique et qu’il nous semble devoir faire l’objet d’une attention particulière.

73L’un des avantages de l’interface du logiciel Praat est de permettre facilement l’intégration de couches d’annotations supplémentaires. Dans le cadre de notre recherche exploratoire, outre l’annotation génétique de base, plusieurs autres types ont été tentées : nous avons par exemple tenté d’étiqueter les insertions parenthétiques (Berrendonner 2008) pour contraster la gestion de la continuité, et les motifs de suspension de programmes syntaxiques ou textuels, à l’oral et à l’écrit ; nous avons également essayé d’étiqueter les types de clause (au sens d’îlots de dépendance rectionnelle, Grammaire de Fribourg, 2012) pour apprécier leur transformation des notes à leur mise en voix ; les disfluences ont également fait l’objet de repérage dans le but de déterminer si certains aspects de la textualité écrite préparatoire pouvait générer des difficultés d’oralisation récurrentes. Ces analyses, qui demandent à être poussées jusqu’au bout, seraient précieuses dans le cadre d’une linguistique attentive à la manière dont l’oralité et l’écriture dispose à des comportements langagiers différents.

7 | Illustrations

74À partir des analyses proposées dans ce numéro, mais aussi des observations faites lors du séminaire consacré à la genèse écrite du « Neutre », illustrons à présent quelques-uns des intérêts d’un corpus ainsi construit.

75On pourrait suspecter que parmi les discours oraux préparés par écrit, les discours solennels, lus « religieusement » – au point qu’on ne parle plus pour eux de « notes » –, soient les moins intéressants à étudier. La contribution d’Anne-Catherine Simon convaincra du contraire. La performance orale de l’Académicien·ne, si cérémonieuse soit-elle, si attendue du côté de la distance communicationnelle et de sa « conception écrite » (au sens de Koch et Oesterreicher), rend particulièrement saillants les lieux de variations. Ceux-ci éclairent les enjeux et les spécificités du type (génétique et générique) d’énonciation en question : un discours oral didactique et virtuose (très) préparé par écrit.

76Simon dégage quatre facteurs justifiant cette « adaptation de la lettre » au moment de sa communication orale : 1) des « inévitables erreurs de performance », entendues ou non par l’orateur et donnant lieu à des accidents de lecture, qui ont un intérêt évident pour une psycholinguistique de l’activité de lecture à haute voix ; 2) un effet d’adaptation à la situation de réception orale, que l’orateur n’avait pas pleinement anticipée au moment de concevoir le texte « à l’abri des quatre murs de son bureau ou de sa bibliothèque » (Simon §62), qui se traduit notamment par des efforts de simplification de son discours (ex. remplacement d’une proposition subordonnée participiale par une proposition subordonnée conjonctive, cf. §49) ; 3) un ajustement du registre, qui ne se situe pas, comme le point précédent, du côté cognitif (adapter le décodage à la situation de communication orale), mais du côté de la composante stylistique de la scénographie15 : un passé simple, un subjonctif imparfait ou un lexème trop recherché est remplacé par une forme plus courante pour ménager le sentiment de convenance du discours à sa situation orale ; le discours, même solennel, se déplace légèrement du côté de la « proximité communicationnelle » relativement à l’écrit qui le prépare et qui est destiné à en garder la trace ; 4) la nécessité, évoquée plus haut en termes d’anisométrie entre systèmes, de donner un correspondant oral à certains aspects de la topographie (guillemets, parenthèse, paragraphe…), par exemple en ajoutant des « marqueurs de discours » à fonction de ponctuants « audibles » (§36).

77Un corpus tel que celui étudié ici par Anne-Catherine Simon, où deux occurrences d’un « même discours » ne semblent connaître qu’une variation médiale, peut paraître idéal pour éprouver l’effet du medium sur la variation linguistique : mais l’analyse montre bien qu’il est impossible d’isoler la variable médiale, car celle-ci entraîne un changement de systèmes de signes et de situation d’énonciation, et donc un changement de normes stylistiques et de conditions d’interprétation (où la coprésence spatiale et temporelle et la perception visuelle entre l’orateur et son public, stimule l’expressivité et les fonctionnements référentiels exophoriques). En réalité, un discours ne peut pas changer que de medium – et c’est la limite de la notion de medium qui apparaît ici, car elle n’est pas une variable linguistique isolable. Plutôt qu’à un discours connaissant une variation médiale uniquement, il faut admettre que, du passage du discours oral au discours écrit d’une « même conférence », on a affaire à une variation générique16.

78Observons par ailleurs que les frontières et les interactions entre les facteurs 2 et 3 de l’analyse de Simon sont particulièrement intéressantes à explorer. La même forme (par exemple une subordonnée participiale) peut être évaluée tantôt dans sa capacité à représenter un contexte d’énonciation (par un phénomène de registre ou de style), tantôt dans son intelligibilité (le fait qu’elle soit plus ou moins intelligible en situation). Plus généralement, selon l’hypothèse de Berrendonner dite des « contraintes d’optimalité », pour des raisons cognitives, l’oral préfèrerait la macrosyntaxe et l’écrit la microsyntaxe (2004 : 250). Mais la préparation écrite de l’oral perturbe l’équation, en provoquant une asymétrie entre l’émetteur et le récepteur. L’émetteur préparé n’a plus à gérer toutes les tâches de son énonciation on line (planification, formulation, autoréception, émission…) alors que le second traite bien l’information en temps réel. La préparation écrite facilite la production de construction microsyntaxique complexe, mais leur traitement reste difficile pour l’audience. Dans ces conditions, comment l’orateur choisit-il de s’énoncer ?

79Par exemple, Barthes ne profite pas de la préparation écrite pour réaliser des prouesses syntaxiques ; il adopte volontiers à l’oral des constructions « segmentées » (Blanche-Benveniste). À propos du supplément, nous avons entendu tout à l’heure :

… on pourrait assumer je crois vous et moi [0.3] sans tristesse le mot cours [0.8] c’est un mot [0.5] sa connotation vous le savez est mauvaise [1.4] euh surtout s’il est dit magistral (« Supplément III », 2’07).

80Cette structure, caractéristique de l’oral par sa parataxe – avec clause à présentatif (activant comme thème le rhème de la clause précédente, sans chercher à éviter la répétition lexicale), clause attributive (assignant une propriété à l’objet en question par anaphore associative mais sans intégration syntaxique) et, au milieu, une clause modale, en insertion parenthétique –, semble parfaitement « designé » pour une interprétation orale « à la volée » (vs une clause écrite possible mais très complexe du style : « le cours est un terme dont on sait que la connotation est mauvaise »). Mais il faut alors assumer l’effet de registre produit par de telles constructions parataxiques. Barthes privilégie ici l’intelligibilité de son propos, et peut-être même n’est-il pas fâché de la proximité communicationnelle que provoque le registre de telles constructions dans une salle du Collège de France.

81En comparant le profil syntaxique des énoncés improvisés (A pour ajoutés) et des énoncés lus (T pour transcodés) d’un même orateur, ou en comparant l’oral préparé par écrit d’orateurs différents, on en apprendrait plus long sur ce que la préparation écrite fait à l’oral, ce que les locuteurs se représentent comme une communication optimale, ou sur la préférence que les uns et les autres donnent au registre ou à l’intelligibilité.

82L’étude de Matthieu Monney, sur le corpus du « Neutre », se concentre sur un aspect déjà rencontré par Simon dans le discours des Académiciens, mais qui prend de plus importantes proportions chez Barthes : celui de la différence de scénographie et d’engagement subjectif entre les notes de cours et la performance orale. Dans les termes de Jorge, c’est la variation de « l’espace dialogique » du cours (Jorge, §42) qui fait l’objet de l’enquête : comment le je et le tu de l’interlocution se représentent, déjà « au moment des notes », puis au moment du cours. Pour ce faire, Monney propose d’observer, parmi les ajouts effectués relativement aux notes au moment du cours, ceux qui présentent un caractère méta-énonciatif au sens d’Authier-Revuz.

83Parmi ces représentations de surface de l’activité autodialogique constitutive de l’énonciation, par laquelle le lecteur est le premier auditeur de sa parole et, ponctuellement, y répond (Authier-Revuz 1995), Monney distingue deux motivations différentes : un ajustement interlocutif et un ajustement intralocutif. D’un côté, dans une perspective didactique, Barthes écoute ses propres mots avec les oreilles de l’autre ; d’un autre côté, il écoute ses mots avec sa propre attention au langage.

84Relèvent de l’ajustement interlocutif l’ajout des marques de planification du propos (ce plan que donne à saisir visuellement l’espace graphique et que l’oral doit construire verbalement), des procédures pédagogiques de rappel de savoir (« n’est-ce pas ? », « c’est peut-être oublié »…, cherchant néanmoins à ménager la face de celui à qui, par le rappel, on impute une ignorance), de traits d’humour, en tant qu’il facilite également la transmission, ou encore l’ajout de références à l’ici, maintenant, moi enseignant, vous élèves de l’action pédagogique en cours – avec une volonté toute barthésienne d’« ébranle[r] la posture professorale classique foncièrement asymétrique » (Monney §31).

85Relèvent a priori de l’ajustement intralocutif, les faits de discours où Barthes exerce et exprime son inquiétude profonde (et non réductible à la situation pédagogique en question) relativement au langage, dans son pouvoir d’assujettir l’autre ou dans la violence qu’il impose aux choses (ce qui rejoint en fait la thématique même du neutre). Cette vigilance inquiète, Barthes la manifeste, selon Monney, par des figures multiples de modalisaton épistémique, par la mise à distance et en discussion de ses mots et enfin dans des séquences de nomination et de renomination par lesquelles le professeur réeffectue, devant ses élèves, un cheminement énonciatif vers l’objet de connaissance. De tels phénomènes donnent à la parole la forme d’une pensée en alerte, « préparé[e] certes, mais qui se rejoue dans son oralisation publique » (§31).

86Monney souligne en conclusion que ces gestes langagiers, qui manifestent « une recherche actuelle, consciente d’elle-même et des formes langagières dans lesquelles elle se joue » et par lesquels Barthes se présente comme faisant « autre chose que simplement transmettre un savoir déjà stabilisé », mais « comme en train d’être pensé, élaboré, construit ensemble », « ouvre la possibilité pour ses énonciataires de participer à la recherche, de s’y sentir accueillis » (§43).

87Sur une autre partie du corpus du « Neutre », Jérôme Jacquin se prête à un exercice d’analyse de l’élaboration argumentative du discours lors du passage des notes préparatoires au cours lui-même. Il observe que, sur 18 minutes analysées et un total de 43 connecteurs oralisés (mais, donc, or, parce que et puisque), 26 émergent lors de la performance orale (soit 60%).

88En se concentrant d’abord sur les 12 occurrences de mais, Jacquin se demande si, parmi les usages multiples de ce connecteur (réputé plus simple quand il est réfutatif, plus complexe quand il conteste la conclusion inférable d’un argument implicite), les usages planifiés par écrit sont les plus coûteux.

89Considérant ensuite « les marqueurs classiques d’explication et justification causales », parce que et puisque, Jacquin relève qu’aucune de leurs 11 occurrences n’était prévue par les notes. Sans permettre à ce stade de dégager des conclusions définitives sur l’ensemble de la pratique de Barthes, encore moins sur la manière dont les enseignants en général planifient la progression argumentative de leur discours, l’analyse donne déjà à observer deux stratégies possibles, deux pratiques de la note comme ressource pour l’énonciation orale et sa continuité argumentative. Soit les notes préparent à la fois les contenus propositionnels et les instructions métaprédicatives explicitant leur relation (en particulier les connecteurs) ; soit elles ne comportent que les prédications et laissent à l’énonciateur une certaine souplesse pour guider ses allocutaires dans la progression logique et argumentative de son discours, au moment de sa communication : « Cette plasticité permet […] d’ajuster/adapter son discours en contexte, notamment au niveau des savoirs préalables attribués à l’allocutaire » (§42), choisissant de préférence puisque (plutôt que parce que) en ce qu’il introduit « un élément présenté comme présupposément connu et accepté par l’interlocuteur » (§38) et instaure une relation de connivence.

90On ajoutera, en s’inspirant des analyses de Monney, que le caractère asyndétique des notes (relativement à l’oral) oblige l’orateur à réinvestir le contenu des prédications pour opérer les inférences et marquer les relations logiques et argumentatives dans le courant de son énonciation orale. Cette stratégie empêche de « lire ses notes » et contribue à une « actualité de la pensée » sur laquelle je reviendrai en conclusion.

91Au terme de son analyse, Jacquin voit dans l’approche génétique la possibilité d’observer la planification argumentative in statu nascendi, alors qu’elle est d’ordinaire «  un processus strictement cognitif inobservable » (§43).

92Aline Colau se penche, quant à elle, sur le slam. C’est pour sa part la correspondance entre la structuration topographique de l’écrit préparatoire et la structuration de l’oral par les pauses qu’elle soumet à l’analyse. Quel comportement prosodique la ponctuation instruit-elle ? Une telle question impose un examen génétique de cette forme d’art verbal qu’est le slam ; les formules convenues et vagues comme « un genre à la croisée de l’écrit et de l’oral » n’y suffisent pas. D’où l’importance de la distinction proposée par la linguiste entre « écrits pré-performanciels » et écrits « post-performanciels ». Alors que les derniers sont voués à la circulation écrite du slam, les premiers sont une ressource pour la performance orale. Ce sont donc ceux-ci qu’il importe d’identifier pour une analyse génétique de ce que l’écrit permet au slameur d’effectuer.

93Colau propose ainsi une étude empirique originale de la fonction « intonographique » de la ponctuation, dans un contexte verbal artistique ; elle prolonge certains travaux pionniers sur le rôle de la ponctuation au théâtre (Leuzinger 2018), à même de nourrir une réflexion sur les différences, à l’écrit, entre une ponctuation pour l’œil et une ponctuation pour l’oreille, et entre les différences de fonctionnement entre ponctuation et intonation.

94Dans un contexte artistique comme celui-ci, la variation idiosyncrasique est très importante ; parmi les huit slameurs considérés, s’observe une grande variation dans la gestion du blanc topographique (dans « la mise en vers »), mais une commune rareté des topogrammes liés (comme l’italique ou le gras). Certaines attentes sont confirmées empiriquement : « la segmentation écrite en unités ponctuationnelles et la segmentation orale en unités interpausales se recoupent dans la majorité des cas (71%) » (Colau §34) ; ou le fait que les pauses silencieuses correspondant à des blancs de fin de strophe sont plus longues que les pauses correspondant à des points, elles-mêmes plus longues en moyenne que les pauses marquées par une virgule (elles-mêmes, et cela est moins attendu, de longueur sensiblement égale aux pauses non marquées dans l’écrit préparatoire). Déplaçant le regard, Colau propose encore d’autres perspectives. Elle interroge l’imaginaire ponctuationnel des slameurs en leur demandant à quoi sert leur ponctuation ; elle compare les slams performés « en mode lecture » (avec le texte sous les yeux donc) et en mode « par cœur » – observant que la ponctuation est davantage « respectée » (c’est-à-dire effectués en pauses) dans le premier cas ; surtout, elle compare la ponctuation des textes pré-perfomanciels (destinés à la vocalisation par le scripteur lui-même) et des textes post-performanciels (destinés à la lecture par autrui). Cette dernière comparaison, conduite sur un cas unique, amène des résultats assez nets : dans la version « pour autrui », les marques de ponctuation (notamment blanches) sont plus nombreuses et la correspondance entre force de la ponctuation et longueur des pauses est plus étroite. Il semble que, sur cet échantillon au moins, la motivation communicationnelle de la ponctuation soit essentielle : le scripteur qui partage son texte poétique par écrit est davantage soucieux de le faire entendre et d’en faire voir la structure, que lorsqu’il rédige un écrit préparatoire de sa propre performance.

95La contribution ne fait donc pas que confirmer des intuitions (celle d’une relative convergence entre instruction topographique et réalisation prosodique), elle permet également d’affiner, sur une base empirique, des hypothèses nouvelles. Surtout elle exploite en pionnière la méthode exposée dans ce numéro pour l’analyse de l’oral préparé par écrit et l’adapte très rigoureusement au cas particulier de l’analyse des rapports entre prosodie et topographie.

96Le discours médiatique, qu’il soit de presse écrite ou de presse orale, se situe lui-aussi « à la croisée de l’oral et de l’écrit ». Dans les termes, plus génétiques, de Mélanie Lancien et Gilles Merminod : « en salle de rédaction, l’écrit se prépare par oral et l’oral par écrit » (§1). À partir d’un riche matériel génétique, dont l’article exploite en particulier la captation vidéo des interactions entre monteur et journaliste, ainsi que la saisie des frappes au clavier du journaliste, la contribution nous immisce dans le secret de la salle de rédaction pour y observer l’élaboration d’une nouvelle télévisuelle. L’étude, microgénétique, met à jour le processus collaboratif, en se concentrant sur les premières secondes de la nouvelle. Le choix des images (1) y précède l’élaboration du texte (2), ce dernier ne connaissant aucune reformulation au cours de la recherche de sa meilleure vocalisation (3), par essayages prosodiques successifs. La genèse se déploie donc selon un processus linéaire (c’est-à-dire sans feed-back sur la phase précédente), réputé caractéristique des productions sous forte contrainte temporelle (voir Lettourneux & Roudier 2022). Dans chacune de ces trois dimensions (images, texte, prosodie), deux axes, clés de ce genre de production culturelle, orientent les choix : l’information et la dramatisation.

97Lancien et Merminod rejoignent plusieurs observations de Colau, notamment lorsqu’ils abordent l’usage intonographique, commenté par le journaliste, du point de suspension et de la barre oblique /, §22-23) ; comme elle, ils s’intéressent à la confrontation entre pratiques d’invention et discours sur ces pratiques et les compétences qu’elles requièrent – ce qu’on pourrait appeler leur discours métagénétique. C’est là l’un des intérêts connus des genèses collaboratives (voir Donin & Ferrer 2015) : elles suscitent, chez les acteurs de la production, une explicitation et une négociation des choix de production qui double la donnée génétique (les traces des processus) du discours sur ces données. Les deux linguistes voient le phénomène sous un autre angle, au moins aussi intéressant : « la profération du texte écrit ou à écrire paraît à la fois être une ressource réflexive (intralocutive) guidant le journaliste dans son activité rédactionnelle et un moyen d’assurer la collaboration (interlocutive) en communiquant ses choix langagiers au monteur » (§10). Autrement dit, l’échange d’idées pousse à un effort de formulation de celles-ci qui est en réalité, plutôt qu’un processus de communication, un processus de découverte et d’approfondissement du projet.

98« De quels modèles/représentations des rapports entre oral et écrit les professionnels des médias ont-ils besoin pour mener à bien les tâches qui leur sont confiées ? » La question conclusive de Lancier et Merminod ouvre, pour l’ensemble de ce numéro, des perspectives didactiques et théoriques. Comment les linguistes peuvent-ils contribuer à la mise à jour, l’explicitation, la consolidation et la transmission des « compétences métiers » des nombreux locuteurs qui, de manière professionnelle, produisent des oraux préparés par écrit ?

99Compte tenu de l’importance des notes de cours, dans ce numéro consacré globalement aux écrits préparatoires d’oraux, il était important d’avoir le regard d’une spécialiste de cette pratique scripturale professionnelle qu’est le cours. C’est pourquoi, la contribution de Muriel Jorge vient compléter l’ensemble, en offrant un regard spécifiquement didactique et historique sur « l’activité pédagogique au sein des pratiques savantes depuis les années 1860 » (§1). Elle donne la mesure de la manière dont le rapport entre recherche et enseignement s’est modifié au cours du XXe siècle, transformant les conditions d’écriture du cours.

100La lecture de la contribution de Muriel Jorge rend bien évident le fait suivant : pour comprendre comment on écrit des notes de cours, il faut adopter plusieurs points de vue et considérer au moins :

  1. Le contexte des institutions didactiques et des modèles historiques de l’enseignement. Un cours magistral « parlé» ou encore « dicté» (§17), selon des catégories en usage au XIXe siècle, ne se prépare pas de la même manière qu’un cours « organisé sous forme de conférences » (sur le modèle, inspiré du Seminar allemand et initié en France à l’École Pratique des Hautes Études, pour lequel seront créées, dans les facultés, les postes de maîtres de conférence, en 1877 ; §18-19). Le genre de la performance didactique préparée par les notes détermine bien sûr en profondeur les propriétés de celles-ci. Une analyse des notes de cours suppose une connaissance, en synchronie et en diachronie, de la tradition discursive qu’on appelle cours. On peut transposer cette observation à tous les genres du discours oral préparés par écrit. On se rappelle que c’est un « cours magistral » au Collège de France, par distinction avec un séminaire, que Barthes prépare par les notes du « Neutre » et qu’il ne l’assume pas aisément. On tâchera en conclusion d’expliquer pourquoi et comment il procède pour s’en accommoder.
  2. Le contexte épistémologique. Comment Darmesteter oralise-t-il les très longues listes de mots qu’on trouve dans ses notes de cours ? La question concerne à la fois l’histoire des sciences (le rapport du linguiste aux faits) et la didactique (la place accordée à la collection des faits dans l’enseignement ; comment faire entendre et faire apprendre à partir de listes). Comment Ferdinand Brunot intègre-t-il instruments et expérimentations phonologiques dans son cours ? Comment ces manipulations sont-elles préparées dans son écrit préparatoire (par des dessins, des instructions…) ? La question s’appliquerait également à Barthes, qui « rejoue » au tableau noir les croquis de ses notes. L’histoire des technologies pèse évidemment aussi fort sur l’histoire des sciences que sur celle de leur transmission.
  3. Le contexte génétique. Le « savoir de référence » transmis durant le cours est-il préalable à sa didactisation ou s’élabore-t-il en partie avec elle ? La situation pédagogique présuppose, on le sait, une « transposition didactique », soit « l’élaboration d’un savoir propre à l’enseignement à partir d’un autre, préexistant, qu’on pourrait qualifier de scientifique, de savant ou de référence » (§7). Relativement au (1) texte tourné d’abord vers la construction d’un savoir nouveau (par exemple une thèse) et au (2) texte destiné à la diffusion d’un savoir construit ailleurs (un manuel), (3) le texte du cours est organisé selon l’expérience d’apprentissage qu’il vise à faire faire, et selon un programme contraint par l’institution (un plan d’étude, un certain nombre de séances, des modalités de travail et d’évaluation…) : « Par sa séquentialité, il ordonne le temps de l’enseignement » (§9).

101Mais ces trois genèses peuvent être, dans les faits, intriquées. Jorge montre sur pièce qu’un cours comme celui de Brunot est également le lieu de construction du savoir (« ce sont les chapitres sur la syntaxe qu’il apportait tout chauds de la récente coulée, et que parfois il retouchait ou polissait avec ses élèves », Jeanne Streicher, citée par Jorge, §13). Aujourd’hui, l’intensification de la charge d’enseignement des chercheurs conduit sans doute, régulièrement, au phénomène inverse : du cours de Brunot, structuré en chapitres (unités traditionnelles du livre), donnés dans le sillage d’un livre, ne tend-on pas à passer à des livres structurés en « leçons » (unités du cours), écrits dans le sillage d’un cours ? Les processus et les formes discursives mêmes de l’élaboration du savoir s’en trouveraient transformées par les conditions institutionnelles d’exercice des chercheurs.

102On gagnerait évidemment à revenir sur les notes de Barthes en adoptant le cadrage de Jorge. Par exemple, les notes du « Neutre » sont structurées principalement en « traits » ; ceux-ci constituent les unités d’analyse du « savoir de référence » développé par Barthes et non les unités de communication du cours. D’ailleurs, on observe, dans le fil des notes de Barthes (de manière analogue à ce que Jorge décrit chez Gaston Paris), la marque de l’endroit où il s’est arrêté à la leçon précédente et la date de celle-ci. La structure (méso)textuelle des notes n’est pas orientée par le dispositif communicationnel, mais par la démarche intellectuelle. Est-ce à dire que la communication de ses résultats de recherche est un aspect négligeable pour Barthes ? Pas du tout. Monney l’a montré : une partie des stratégies d’interlocution, la représentation que Barthes donne de son audience et de sa relation à celle-ci, est déjà présente dans les notes. Surtout, et plus profondément, le processus énonciatif lui-même est la condition pour Barthes de la construction du savoir.

103On se souvient en effet, et ce sera le point final de cette introduction, que Barthes définit le cours, non comme « l’état d’une pensée entre guillemets », mais comme « idéalement une espèce de moire d’individuation » (Supplément III, 1,49). La formule mérite une explication.

104Si en préliminaire j’ai donné à lire et à entendre cet extrait, où Barthes expose sa pratique du supplément, c’est qu’il me semble au cœur de la manière dont le sémioticien envisage la complémentarité de l’écriture et de l’oralité. Ses considérations sont de premier intérêt pour nous qui cherchons à décrire et à comprendre ce que la préparation écrite apporte à la performance orale, mais aussi ce que la performance orale apporte et ajoute à la préparation écrite. Thomas Clerc, dans son introduction à l’édition des notes du « Neutre » considère que « Barthes s’écarte en effet assez peu du manuscrit » et interprète ce choix comme consécutif à « sa conception qui donne la prééminence au discours écrit sur le discours oral » (Clerc 2002, p. 16). On pourrait discuter ce qu’il faut entendre par prééminence, mais j’inviterais plutôt pour ma part à considérer que la manière dont Barthes se représente le cours est profondément empreinte d’un imaginaire phonologique de l’énonciation, c’est-à-dire d’une conception qui prend le discours oral comme action langagière prototypique et où se perçoit la profonde influence de Benveniste.

105Bien sûr, le sens de toute énonciation, qu’elle soit orale ou écrite, est le produit d’une action en contexte : l’actualisation d’un signal par un interprète : action de reconnaissance des signes (dans le son ou le dessin de la page) et d’effectuation des opérations énonciatives à partir des signes ainsi reconnus. Le sens des textes est toujours le produit d’un récepteur – à commencer par le premier d’entre eux, par auto-réception : le producteur du signal lui-même. Mais l’écrit donne, de manière illusoire, du processus énonciatif, une représentation statique. On prend l’énonciation écrite pour la trace graphique. On se laisse croire que celle-ci est dépositaire d’une énonciation passée, où se sont inscrits un sujet d’énonciation et les objets qu’il se représente, à un moment, inactuel, de sa pensée. Et s’il est faux que l’écrit renferme lui-même le sens, il est vrai que sa principale vertu est de fixer la trace (mais la trace seulement, et il revient à l’interprète de lui donner sens) d’un état révolu du sujet et de ses objets de connaissance. L’écrit fixe « l’état d’une pensée ». Qui plus est, en raison de la rémanence de la trace écrite (qui l’offre à la réécriture et au perfectionnement ; Mahrer 2014), il est loisible au scripteur de donner à cet état de pensée une cohérence d’ensemble, autre figure de fixité et de stabilité. L’écrit est précisément ce qui suspend le cours de la pensée.

106Les conditions d’exercice de l’énonciation orale, en raison des propriétés matérielles de celle-ci, sont profondément différentes. Parce que les signes ne durent pas, le locuteur est contraint de les performer en situation. Dans cette situation toujours singulière, le locuteur fait de ses propres formes une expérience toujours renouvelée. Il se découvre sujet-disant dans l’épaisseur de ce processus, où la parole n’est pas répétée mécaniquement (comme les machines savent le faire), mais où, même quand elle a été préparée par écrit, elle est (ré)expérimentée et génératrice de sens nouveaux. Ainsi la textualité prototypique de l’oral (celle dont le linguiste doit se départir pour aborder l’oral dans toutes ses diversités, mais celle qui néanmoins, en tant que prototype, sert de repère aux locuteurs) est faite d’une parole qui prolifère sur elle-même (selon l’expression de Culioli), faisant fonds en permanence de son autoréception : le dire, comme un fil, s’allonge en nuançant le ce-qui-vient-d’être-dit, le creusant dans ses formes et ses contenus, le rectifiant parfois, au cours d’un processus au cours duquel le sujet découvre des objets de connaissance, son rapport à ses objets, son rapport à sa propre parole et, ainsi, se découvre un peu lui-même. « Une moire d’individuation », c’est-à-dire un processus où le sens n’est pas la réactualisation d’un contenu passé et encapsulé dans la trace écrite, mais une expérience processuelle, une actualité, qui se spécifie, évolue plutôt qu’elle ne se fixe.

107Commentant la pratique du « supplément », Barthes affirme : « il y a en moi je dirais une actualité du cours qui vient de ce qui a envie de s’y incorporer rétroactivement » (Supplément III, 0’46) et il définit le cours, par son étymologie, comme une activité qui ne suspend pas la pensée, mais où la pensée se continue. Il décrit en fait le cours comme une énonciation « en cours », sans suspension, toujours prête à se nourrir des événements qui s’y produisent pour son énonciateur et ses énonciateurs, les uns et les autres « s’individualisant » dans le chatoiement de cette moire qu’est l’énonciation et où le sujet se reflète.

108Le cours, « idéalement », pour Barthes est ainsi tout le contraire de l’exécution d’un plan préalable – celui d’un savoir fixé une fois pour toutes par le savant dans sa maison de vacances, puis rendu communicable par le médiateur et enfin séquencé par le pédagogue. Barthes aligne sa technique de notes à sa représentation du cours idéal. À l’échelle microtextuelle, il laisse de la place à l’actualisation de la parole en recourant à des flèches, des blancs, des signes de ponctuation, de l’ellipse syntaxique qui l’oblige à ré-énoncer son discours. Il s’impose une vigilance, c’est-à-dire l’actualité de la pensée, évitant ainsi le piège de la « lecture des notes ».

109L’écrit, dans son figement, menace toujours de réduire le scripteur à un lecteur de son propre texte – observateur d’une pensée inactuelle, un peu révolue, plus tout à fait de lui. Car pour communiquer par écrit, il faut abandonner son texte au lecteur et donc suspendre le cours de la pensée qui s’y joue. Celui qui ne fait que mettre en voix son écrit préparatoire prend le risque de ne plus penser actuellement, mais de répéter une pensée qui a eu lieu avant et ailleurs.

110Par sa manière de préparer son cours, et de manière symbolique par la pratique du supplément, Barthes ruse avec les effets stabilisateurs de la préparation écrite, il brise la fixité de l’écrit en remobilisant, littéralement, sa textualité planifiée. Il cherche ainsi à rester, au moment du cours, le sujet de son énonciation.

    Notes

  • 1 Je tiens à remercier Giovanni Zuccarino pour son aide dans la préparation des articles de ce numéro, ensuite les responsables de la revue Linguistique de l’écrit pour leur relecture, leur patience et leur bienveillance, et enfin Alicia Schmid, pour son soutien constant et sa confiance.
  • 2 On peut s’appuyer sur la liste proposée par Gadet (2021) ; elle mentionne par exemple le Multicultural Parisian French (MPF), le Corpus du Français Parlé Parisien (CFPP2000), le Corpus de langue parlée en interaction (CLAPI), le corpus Oral de Français de Suisse romande (OFROM).... ValiBel comporte des oraux radiophoniques et des textes lus et a donné lieu à des études qui contrastent les qualités des discours oraux spontanées et préparées ; celles-ci concernent en particulier la prosodie de l’oral radiophonique (par exemple Simon, Auchlin, Goldman & Christodoulides 2013).
  • 3 Par exemple, Garde Tamine (2004, p. 151) caractérise les genres du discours oraux qui comportent des appositions nominales d’« oral écrit ».
  • 4 Dans leurs travaux consacrés à l’oral, les équipes du Laboratoire Informatique de l’Université du Maine (LIUM) et d’Avignon (LIA) opposent l’oral « spontané » à la « parole préparée qui se rapproche des phrases bien formées que l’on peut trouver dans des documents écrits » comme par exemple le discours des journalistes (T. Bazillon, V. Jousse, F. Béchet, Y. Estève, G. Linarès, 2008). Mais ils notent que « lorsqu’un locuteur habitué à s’exprimer parle spontanément, son propos s’apparente à de la parole préparée » et concluent à l’« ambiguïté » de la notion de « parole préparée » (2008, p. 12). La notion cesse d’être « ambiguë » si on la définit, non pas sur une base générique (le discours de presse serait préparé en général), ni sur une base textuelle (les discours préparés ont telles propriétés), mais sur une base génétique (l’étude des traces de la préparation).
  • 5 Pour rappel, Koch et Oesterreicher proposent une liste (ouverte) de dix paramètres permettant de caractériser les discours et leur condition de production (2001, 586).
  • 6 AFP, « Jair Bolsonaro recule sur les menaces proférées contre les institutions brésiliennes », in Le Temps, 10 septembre 2021, https://www.letemps.ch/monde/jair-bolsonaro-recule-menaces-proferees-contre-institutions-bresiliennes.
  • 7 On se rappelle que dans la tradition saussurienne, la forme et le sens se définissent au sein d’un micro-système appelé paradigme. Dans le paradigme qui la définit, une forme a les valeurs que les autres n’ont pas. C’est la distinctivité du signe, condition du sens. Parmi les pronoms singuliers de 3e personne (on, il, elle), « il » s’oppose à « elle » sur le plan de l’expression ([i] vs [e]) et sur le plan du contenu (masculin vs féminin). Une forme neutre serait une forme qui échapperait à cette opposition, qui la neutraliserait ; sur le plan sémantique, une forme neutre, non marquée sur l’opposition en question (ni masculin, ni féminin), serait sans trait de sexe, et du coup adaptée pour référer à tous les sexes. Le hic, on le sait, c’est qu’en français, la forme neutre (celle qu’on utilise dans « il pleut ») est homophone à la forme portant le trait masculin.
  • 8 C’est l’occasion de remercier ici chaleureusement les institutions qui nous donné accès à ces documents : le Collège de France et la Bibliothèque nationale de France ; mais aussi Éric Marty, représentant de l’ayant-droit du fonds Barthes, qui nous a autorisé a consulté le fonds, à en reproduire, à fin de recherche, une partie, et enfin à en donner, dans cette publication, quelques extraits, pour illustration.
  • 9 Ce qui est l’occasion de signaler que si, pour les cours de Barthes au Collège de France, nous ne disposons pas d’enregistrement vidéo, une étude comme celle que nous proposons ici serait encore enrichie par l’analyse des mouvements du corps, des mains, des yeux et du visage du locuteur.
  • 10 À propos de la transcription linéaire, voir par exemple Testenoire, 2017.
  • 11 Deux en réalité (voire trois selon les modèles théoriques) : la phonographie et la sémiographie, qui peuvent aboutir à des résultats différents, le français n’étant pas exactement une langue où les mots s’écrivent « comme ils se prononcent »… (Pour une proposition de synthèse sur la question de la correspondance entre langue orale et langue écrite, voir Mahrer 2017 : 117-126). Sur la problématique du transcodage, voir également Gadet, 2017 et ici même la contribution de Simon, §§6-12.
  • 12 Par commodité, lorsqu’une séquence orale ne présente que de légères modifications relativement à la séquence écrite préparatoire, dont la mise en évidence supposerait un découpage complexe et chronophage, on signale par commodité la séquence comme : R>T (le passage de la séquence de l’écrit à l’oral n’est pas littéral, mais confine à la littéralité).
  • 13 Dans sa typologie des graphèmes, Anis distingue les alphagrammes (« unités purement distinctive constituant le cœur du système graphique », les topogrammes (« unités distinctives-significatives, concourant à la structuration syntagmatique et énonciative de la chaîne graphique ») et les logogrammes (« graphèmes-signes notant des morphèmes/mots (tels & et $) » (Anis 1989, p. 33).
  • 14 Dans le contexte de la réflexion sur la manière dont la topographie prépare l’oral, il peut être utile de distinguer, dans l’activité d’oralisation, entre verbalisation, opération consistant à donner un correspondant phonologique segmental à une instruction topographique de la note, et intonation, consistant à lui donner un correspondant prosodique (suprasegmental).
  • 15 En bref, la manière dont le style de l’énoncé contribue à construire une image de la situation d’énonciation, participant ainsi au sens de celle-ci. Voir le rappel de la définition de Maingueneau par Monney, ici même, §7.
  • 16 Dans le même ordre d’idée, Koch & Oesterreicher considèrent qu’un genre qui passe d’un média à un autre devient un autre genre (interview de presse écrite > interview radiodiffusé, par exemple, 2001, p. 602).

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Publication details

Published in:

Mahrer Rudolf (2021) Écrits préparants - paroles préparées. Linguistique de l’écrit Special Issue 2.

DOI: 10.19079/lde.2021.s2.1

Referenz:

Mahrer Rudolf (2021) „Introduction: De l'écrit préparatoire à l'oral préparé“. Linguistique de l’écrit 2.