Deutsche Gesellschaft
für phänomenologische Forschung

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Le rôle de la ponctuation dans l'oralisation des écrits pré-performanciels

Le cas du slam

Aline Colau

Abstrakt

La contribution tente de déterminer dans quelle mesure les différents types de ponctuation d’un texte écrit préparant l’oral servent de ressource pour la segmentation du discours lors de la mise en voix. L’objet de l’étude est le slam, une pratique de poésie contemporaine permettant de croiser les approches de la linguistique de l’écrit et de l’oral. L’analyse des versions écrites préparatoires montre la fréquence d’utilisation des différents ponctuants. La comparaison avec les enregistrements audio fait apparaitre que les signes de ponctuation coïncident souvent avec une pause silencieuse dans la vocalisation lors de la performance. Nous mettons en outre en évidence les variations dans la manière dont chaque slameur actualise le rapport entre ponctuation écrite et segmentation du flux oral. L’article présente aussi une analyse comparative de deux versions écrites d’un même slam, l’une préparant l’oral et l’autre éditée. Cette comparaison permet de formuler l’hypothèse selon laquelle, dans un écrit auto-adressé dont l’auteur est également l’interprète lors de la performance, le programme prosodique est majoritairement implicite et l’usage de la ponctuation est moindre que dans un écrit hétéro-adressé destiné à une réception par lecture.

1 | Introduction

11 La pratique du slam permet d’interroger les liens entre le texte écrit préparant une performance orale et cette dernière du point de vue de la matérialité des supports. L’opposition oral-écrit est ici définie sur le plan médial et non sur le plan conceptionnel (Koch & Oesterreicher 2001).2 Afin de pouvoir comparer la manière dont les textes sont segmentés dans chacun des deux médiums, nous nous intéressons particulièrement à la ponctuation à l’écrit et aux pauses silencieuses à l’oral. Il ne s’agit pas de réduire la ponctuation à sa fonction segmentante3 (Catach 1994) ni de considérer que les pauses sont les seuls indices de segmentation à l’oral.4 Cependant, l’observation détaillée des ponctuants dans les textes écrits permet de mieux comprendre leur contribution à la segmentation du flux oral. Les questions suivantes sont abordées : les segmentations écrite et orale sont-elles concordantes ? Les unités propres à chaque code sont-elles différentes ? Certains ponctuants coïncident-ils plus fréquemment avec une pause silencieuse que d’autres ?

2Le slam n’est pas à proprement parler une forme, un genre ou un style poétique (Vorger 2016 ; Raket 2017), mais plutôt une performance scénique régie par quelques règles simples : on dispose de trois minutes pour dire un texte dont on est l’auteur·e, sans accessoire ni musique. Les études existantes sur le slam se sont focalisées sur le texte écrit (Vorger 2011), le dispositif scénique (Cabot 2017) ou les raisons sociales (Tyszler 2009) et psychanalytiques (Mazars 2014) sous-tendant cette pratique. Il existe cependant une unanimité pour dire que le rythme est un élément crucial du slam. Une autre notion clé parfois convoquée par les chercheurs (Vorger 2016) et presque toujours mentionnée par les slameurs et slameuses est celle de flow.

Terme anglais désignant la mise en oralité du texte, en fonction du rythme, du choix des mots et de leur syntaxe. Il existe des scansions lentes ou rapides, saccadées ou fluides, selon les sonorités choisies, la ponctuation, l’articulation et le débit naturel de l’orateur (définition proposée par le collectif de slam 129H, citée dans Ben Moumène 2019 : 81).

3Le flow, qui est également une composante essentielle du rap, serait le « fruit de l’écriture et de l’oralité tout à la fois » (Mahiou 2014 : 31).

2 | Ponctuation et oralisation de textes préparant l’oral

4 Au vu de ses spécificités, le slam nous semble être un terrain d’étude particulièrement intéressant pour aborder les questions liées aux relations entre les écrits préparant l’oral et leur mise en voix, en particulier au niveau des phénomènes de segmentation, lesquels ont une fonction rythmique évidente (Meschonnic 2000 ; Favriaud 2019). Notre recherche a avant tout une visée exploratoire. Nous proposons une méthodologie originale pour analyser sur corpus les liens entre les écrits de l’avant-dire et la performance orale. Notre approche s’applique à des textes qui n’ont jamais fait l’objet de ce type d’analyse. Or, le mode de composition du slam se situe justement à la croisée du code oral et du code écrit.

5 Cette section va nous permettre, d’une part, de situer notre recherche par rapport aux études consacrées à la ponctuation et à l’oralisation des textes écrits et, d’autre part, de formuler quelques attentes quant aux types de ponctuants utilisés dans les textes écrits de slam et quant à leur taux de correspondance avec des pauses silencieuses lors de la performance orale.

6 La ponctuation, ici envisagée dans une conception élargie (e.a. Anis 2004), englobe différents types de signes : les « signes paragraphématiques » (Ferrari & Pecorari 2019) ayant pour domaine le mot (par ex. le trait d’union), la phrase ou le texte (par ex. la virgule) ; les espaces blancs (par ex. l’alinéa) ; et l’ensemble des procédés typographiques modifiant l’écriture (par ex. le soulignement). Dans la lignée de la théorie de la ponctuation développée par Favriaud (2004, 2011, 2018, 2019), ces trois catégories de signes seront respectivement appelées « ponctuants noirs », « ponctuants blancs » et « ponctuants gris ». 5 La réalisation orale de la ponctuation a fait l’objet de plusieurs études. Ces travaux mettent en avant des cas de symétrie et d’asymétrie entre la prosodie et la ponctuation : un signe graphique correspond tantôt à un signe prosodique unique, tantôt à plusieurs, tantôt à aucun (Védénina 1973). Si l’on confronte la prosodie d’un texte lu à haute voix avec sa ponctuation, on remarque que les ponctuants font souvent l’objet d’une « marquage oral prototypique », mais pas de manière systématique 6 (Lehtinen 2007). Enfin, une étude a mis en évidence le fait que la segmentation du flux oral lors d’une lecture à voix haute de textes littéraires est susceptible de varier selon l’expérience du lecteur : en contexte scolaire, les apprenants s’appuient davantage sur la matérialité visuelle du texte tandis que les enseignants ont tendance à segmenter en fonction de la syntaxe, quitte à s’écarter de la ponctuation effective (Ronveaux & Paquier 2014 : 22). Les textes analysés dans le cadre de ces recherches n’ont pas été conçus comme préparatoires à une performance orale. Le plus souvent, le lecteur oralise un texte littéraire publié, dans lequel la ponctuation est en partie liée aux normes éditoriales de l’imprimé. Philippe (2014) étudie quant à lui les écrits préparatoires de discours oraux, mais sans intégrer leur oralisation. Nous pouvons donc nous demander si les constats qui sont posés dans les études mentionnées ci-dessus sont également valables pour les écrits relevant de « l’avant-dire », et en particulier pour les textes de slam. En effet, les supports écrits du slam ne sont à priori pas destinés à circuler de façon indépendante, même si des recueils de slam sont parfois publiés. 7

7 Les signes de ponctuation sont susceptibles d’assumer une fonction d’instruction prosodique, ou fonction intonographique (Mahrer 2017) : dans certains cas, les ponctuants codent « les pauses, l’intonation et le rythme du discours oral » (Leuzinger 2018 : 19). Nous pouvons nous attendre à ce que, dans les textes de slam – comme dans tous les écrits dont l’horizon est l’énonciation orale (par ex. les textes de théâtre) –, les différents signes de ponctuation soient considérés au moins en partie comme des instructions prosodiques et que, dès lors, les segmentations écrite et orale soient largement concordantes. Par ailleurs, les textes écrits de slam sont le fruit d’une « composition orale » (Ben Moumène 2019 : 99) dans leur dimension matérielle et, parfois, dans leur dimension stylistique : d’une part, l’oralisation intervient très souvent parallèlement à l’écriture durant la création des textes 8 et, d’autre part, plusieurs slameurs et slameuses disent « écrire comme il·elles parlent ».9 Or, selon Dessons, dans le poème, l’alinéa, le blanc et la variation des caractères (les signes blancs et gris de la typologie de Favriaud) servent généralement à la « représentation graphique de la voix » (Dessons 2011, cité dans Ben Moumène 2019 : 141). On retrouve cette idée d’une dominante intonographique des signes de ponctuation en régime poétique chez d’autres auteurs :

[Les] signes de la ponctuation sont là aussi pour indiquer des rythmes, des respirations, des tempos. Peut-être que dans l’écriture moderne de la parole, la respiration, le silence, la durée, prennent une plus grande place que jadis. Les points de suspension ne suffisent pas, ils ont une signification trop précise. Alors le blanc s’impose, comme les gestes vont avec la parole, comme les intonations, comme les mimiques du visage (Marie Cardinal citée dans Bikialo & Rault 2019 : 4).

8Dans les versions écrites de textes slams, nous nous attendons donc à rencontrer principalement des ponctuants issus des deuxième et troisième catégories (marques blanches et signes graphiques gris) du système ponctuationnel tel que défini par Favriaud (2018).

3 | Le statut du texte écrit dans le slam

9 Le texte de slam est susceptible d’évoluer, tant à l’écrit qu’à l’oral (Vorger 2012 : 2 ; Ben Moumène 2019 : 104-107). Les versions écrites sont par conséquent potentiellement multiples et elles peuvent remplir différents rôles dans le processus de création. Pour analyser une version écrite, il est primordial de définir son statut, qui correspond à sa place et à son rôle dans la chaîne de production du texte. S’agit-il de la première version ou d’une version ultérieure ? L’écrit est-il un lieu d’élaboration du texte, de préparation de la performance orale (outil de mémorisation ou de lecture) ou un lieu de dépôt du texte après sont oralisation sur scène ? Pour établir le statut des textes de notre corpus (voir point 3.1.), nous nous sommes fondée sur des entretiens réalisés avec les slameurs auteurs des textes analysés.

10 On distinguera, parmi ces documents manuscrits ou tapuscrits, les écrits « pré-performanciels » et les écrits « post-performanciels ». Les premiers servent à préparer la performance orale (aide à la construction du rythme vocal, outil de mémorisation, etc.) ; ils peuvent être lus ou déclamés de mémoire sur scène. Les seconds sont des versions publiées (dans un recueil ou en ligne). Si, dans certains cas, seuls quelques mots sont modifiés entre une version préparatoire et une version éditée, dans d’autres cas, le texte fait l’objet d’une totale restructuration. Il peut en outre y avoir plusieurs versions écrites pré-performancielles et il est donc nécessaire de situer la version étudiée dans la genèse de la création du texte (version première, version seconde, etc.).

4 | Méthode

11 Dans cette section, nous présentons le corpus d’étude ainsi que les méthodes d’annotation des textes écrits et oraux.

4.1. Corpus

12 La première partie de l’analyse se base sur un corpus de huit slams (Tableau 1) pour lesquels nous avons collecté une version orale et une version écrite préparant la performance. 10 La seconde partie se focalisera sur un slam, « La Vache » de Gaëtan Sortet, pour lequel nous avons collecté une version écrite préparatoire et une version écrite post-performancielle et éditée (Raket 2017). Les termes « texte » et « texte slam » renvoient à une œuvre (identifiée comme une par l’artiste et donnée à entendre comme une par son titre) dans ses matérialisations écrites et orales. Nous utilisons les termes « version écrite / texte écrit » et « version orale / texte oral / performance / mise en voix » pour renvoyer spécifiquement à l’une ou l’autre modalité11.

13 Ces slameurs performent régulièrement à Liège, Bruxelles ou Charleroi. 12 Outre leurs fréquentes participations à des scènes ouvertes, certains sont également membres de collectifs (organisation d’événements, animation d’ateliers d’écriture, etc.) ou ont déjà participé à des tournois de slam. Les enregistrements ont été captés lors de scènes ouvertes13, de tournois ou hors scène (par ex. en studio). Ces trois contextes représentent les situations d’énonciation principales du slam en Belgique francophone. Les enregistrements audio sont disponibles en ligne 14 ou nous ont été envoyés par les slameurs.

14 Dans l’esprit de la typologie psycholinguistique traditionnelle des différentes phases du processus d’écriture (planification, rédaction, révision), Vorger distingue des écrits de trois types dans le processus de composition d’un slam : ceux « qui relèvent d’une phase pré-rédactionnelle », ceux « qui s’inscrivent dans une phase proprement rédactionnelle » et, enfin, ceux « qui rendraient compte d’une ultime ‘mise au point’ » (2012 : 2). Les textes du corpus voisinent la troisième catégorie mais peuvent néanmoins constituer un lieu d’élaboration textuelle. Aux dires des artistes interviewés, ces versions écrites visent à fixer des ajustements effectués relativement à des versions antérieures (écrites, orales, voire seulement mentales). Ces changements sont généralement d’ordre lexical (« La Jungle », « Dandy » et « J’ai vu ») ; mais ils relèvent parfois aussi d’un geste de compilation et d’adaptation de textes/fragments écrits de façon indépendante (« Les Fleurs », « Nos rêves brisés » et « Mise à nue ») ; ou encore d’un travail de structuration (« J’arrête d’attendre » et la version éditée de « La Vache »). Les espaces graphiques des écrits préparant le slam sont en outre extrêmement variables d’un artiste à l’autre, et parfois même au sein d’un même texte. Les dispositions spatiales des versions écrites de notre corpus peuvent se catégoriser en trois types : celles qui font penser à un poème structuré en vers (libres) et en strophes (Figure 1), celles qui s’apparentent davantage à de la prose, organisée en phrases et éventuellement en paragraphes (Figure 2), et celles qui semblent se situer au croisement de ces deux dispositifs (Figure 3).

15 Ces observations nous permettent de souligner le fait que les textes de slam sont issus de processus de composition/rédaction variant fortement d’un poète à l’autre. Les catégories que nous utilisons ici ne prétendent aucunement rendre compte de façon fine de ces particularités, mais bien d’aider à les apprécier mieux. Elles nous permettent en outre de poser quelques balises nécessaires pour entamer l’analyse de ces textes écrits si particuliers.

4.2. Traitement des enregistrements audio

4.2.1. Transcription et alignement

16 Les enregistrements ont été transcrits manuellement à l’aide du logiciel d’analyse prosodique semi-automatique Praat (Boersma & Weenink 2019). Ensuite, une transcription phonétique et un découpage en mots, syllabes et phonèmes ont été générés automatiquement grâce au plug-in EasyAlign (Goldman 2011), puis vérifiés manuellement. Les fichiers se présentent sous la forme de TextGrids comprenant plusieurs couches d’annotation, ou tires, dont la Figure 4 montre un exemple (Audio 1).

4.2.2. Segmentation en unités interpausales

17 La segmentation orale des slams est analysée dans notre étude sur la base de l’emploi des pauses silencieuses. Le texte est divisé en unités interpausales (désormais UIP), segments discursifs séparés par des pauses (Quené 2008). Le choix de cette unité d’analyse implique de fixer un seuil de durée pour déterminer si un silence correspond à une pause ou non. Or, si l’on parcourt la littérature consacrée à l’étude des UIP dans le langage parlé, il apparait que ce seuil varie. Certains auteurs le fixent à 200 ms (Candea 2011 ; Bertrand & Espesser 2017) ou à 250 ms (Grosjean & Deschamps 1975). Duez (1999) opte pour un seuil calculé pour chaque locuteur. Schwab et Racine (2013) retiennent quant à elle toutes les pauses dépassant la durée moyenne du temps d’occlusion plus deux fois la déviation standard. 16 Ces différentes méthodes ont été testées dans le cadre d’une étude pilote consacrée à l’analyse prosodique d’un corpus de 12 slams.17 Étant donné la grande variabilité de la durée des pauses observée dans ces performances, la méthode qui a été retenue est celle de Schwab et Racine : toutes les pauses ont été conservées et les silences pré-occlusifs ont été vérifiés manuellement afin de déterminer s’il s’agissait de pauses réelles ou s’ils devaient être intégrés à l’occlusive. Dans notre corpus, un seuil fixé à 200 ms aurait exclu 2% à 15% des pauses selon les enregistrements. La variabilité de durée s’explique par le fait que chaque slameur développe sa propre « stratégie » en termes de débit d’articulation, de taux d’articulation 18 et de gestion des silences (cf. Audio 2 et 3 pour des exemples contrastés). Dans le corpus, le nombre total d’UIP – annotées dans une nouvelle tire des TextGrids – s’élève à 514. Le Tableau 2 reprend le nombre d’UIP par enregistrement ainsi que leur durée moyenne.

4.3. Traitement des textes écrits

18 Les textes écrits ont été transcrits dans un format qui permet de les annoter en parallèle aux versions orales dans les TextGrids. La transcription diplomatique n’étant pas adaptée (puisqu’impossible à intégrer aux TextGrids), nous nous sommes inspirée de la pratique de la transcription linéarisée (Testenoire 2017). Nous avons proposé des conventions de notation (Tableau 3) pour chaque sous-système ponctuationnel (noir, blanc et gris). Afin de travailler avec un nombre relativement restreint d’étiquettes, nous avons réparti les ponctuants noirs en trois catégories. Lorsqu’ils indiquent, à l’instar du point, des unités phrastiques, ils sont considérés comme une frontière majeure ; lorsqu’ils délimitent, à l’instar de la virgule, des unités internes à la phrase, ils sont considérés comme une frontière mineure ; les signes pour lesquels cette distinction n’est pas évidente à priori sont regroupés sous l’étiquette « autre ».

19 Le blanc devient ponctuationnel lorsqu’il participe à l’architecture textuelle (segmentation, liage et intégration dans une unité de rang supérieur) ; il ne l’est pas lorsqu’il relève de la manufacture de l’écrit et donc des contraintes du support (marge, interligne, interlettre, etc.) (Mahrer & Lefebvre 2019). Dans les textes manuscrits du corpus, la distinction entre « blanc neutre » et « blanc ponctuationnel » n’est pas toujours évidente. Le nombre de cas problématiques étant toutefois relativement restreint19, nous avons pris le parti de classer ceux-ci dans l’une ou l’autre catégorie par déduction, en observant le « fonctionnement » de l’ensemble du texte, et notamment les schémas rimiques. Par ailleurs, le blanc n’a pas le même statut en poésie et en prose. En poésie, le blanc de ligne signale un vers, qui peut finir avec ou sans signe de ponctuation noir. En prose, le blanc de ligne marque la fin d’un paragraphe, lequel constitue une unité de rang supérieur à la phrase : il se combine donc avec un signe noir. Or, comme nous l’avons souligné précédemment, les espaces graphiques des versions écrites du corpus ne se prêtent pas tous à une catégorisation binaire prose vs poésie. Aussi, dans le cadre de cette étude, le blanc est envisagé de la même façon pour tous les textes. Pour éviter toute confusion quant à la matérialité graphique à laquelle nos étiquettes font référence, nous avons privilégié des termes neutres pour désigner les différentes marques blanches annotées : nous parlerons de « blanc de ligne » ( vs blanc de vers) et de « blanc de section » (vs blanc de strophe/paragraphe).

20 En plus de la couche de transcription de la version écrite préparant la performance, trois couches d’annotation ont été ajoutées à chaque TextGrid afin d’annoter la ponctuation : deux point tiers pour les ponctuants noirs (PN) et blancs (PB) et une interval tier pour les ponctuants gris (PG).20 La Figure 5 montre un exemple de cette annotation dans un TextGrid et la Figure 6 reprend le passage du texte écrit correspondant.

5 | Ponctuation des textes écrits préparant le slam

21 Pour chaque texte, tous les signes de ponctuation utilisés ont été relevés. Comme le montre le Tableau 4, la fréquence des signes ponctuationnels varie fortement d’un texte à l’autre, allant de 27 chez Gaëtan Sortet à 160 chez Mojo. La fréquence relative de mots graphiques par ponctuant montre que cet écart n’est pas systématiquement corrélé à la longueur du texte.

22Au niveau macro (corpus pris dans son ensemble), les ponctuants blancs (60%) sont plus fréquents que les ponctuants noirs (39%). En moyenne, les slameurs du corpus utilisent donc davantage la ponctuation blanche que la ponctuation noire. L’observation des productions des slameurs individuellement permet cependant de nuancer cette distribution globale : chez Max, les ponctuants noirs et blancs ont pratiquement le même nombre d’occurrences (Figure 7) ; et, chez Gaëtan Sortet (Figure 8) et Hogarth, il y a nettement plus de ponctuants noirs que de ponctuants blancs.

23Enfin, nous nous attendions à ce que les ponctuants gris soient utilisés pour guider l’interprétation orale des textes : par exemple, des passages écrits en caractères gras seraient déclamés avec une plus grande intensité. Pourtant, les ponctuants gris sont extrêmement rares dans les versions écrites pré-performancielles de notre corpus et ne représentent qu’1% des ponctuants annotés.

24 Par ailleurs, comme le résume le Tableau 5, au sein de chaque sous-système ponctuationnel, certains signes sont plus utilisés que d’autres. Parmi les ponctuants noirs, les signes marquant une frontière mineure (min) sont globalement les plus fréquents, suivis des signes marquant une frontière majeure (maj) : ils représentent respectivement 64% et 32% des ponctuants noirs. Ce n’est cependant pas le cas dans tous les textes : l’Ami Terrien, Gaëtan Sortet et Hogarth utilisent plus de ponctuants noirs majeurs que de mineurs (entre 12% et 40% de plus). Parmi les ponctuants blancs, le blanc de ligne (>) est le plus fréquent (86%), suivi du blanc de section (<>) (11%). Cette répartition se vérifie individuellement chez tous les slameurs (cinq d’entre eux n’utilisent d’ailleurs aucun blanc de section), exception faite de Gaëtan Sortet qui n’utilise ni blanc de ligne, ni blanc de section.

25 La suite de l’analyse est basée sur les quatre ponctuants systématiquement présents dans plus de la moitié des textes : les ponctuants noirs marquant une frontière mineure (PNmin), les ponctuants noirs marquant une frontière majeure (PNmaj), les blancs de ligne (PB>) et les blancs de section (PB<>). Ils représentent à eux seuls 96% de la ponctuation annotée. Les ponctuants gris ne sont pas retenus parce qu’ils ne représentent pas plus de 1% de l’entièreté des signes annotés et que, par ailleurs, leur rôle de segmentation est parfois discutable. Suivant la même logique, le nombre extrêmement réduit d’occurrences des autres ponctuants noirs et blancs nous a poussée à ne pas les prendre en considération.

26 Chaque ponctuant peut être compté individuellement. Cependant, il est fréquent qu’un signe blanc et un signe noir cooccurrent au même endroit (par ex. une virgule ou un point en fin de ligne), comme on peut l’observer dans les extraits repris ci-dessous (Figures 9 et 10).

27Nous nommons ponctuants mixtes ces cas de cooccurrence et nous les distinguons des ponctuants strictement noirs ou blancs (Tableau 6). En effet, 15% des ponctuants annotés sont mixtes. Ils sont relativement peu nombreux dans la majorité des textes, sauf dans « Mise à Nue » de Max, où ils représentent 77% des signes de ponctuation. Les combinaisons les plus fréquentes sont, par ordre décroissant : un ponctuant noir mineur avec un blanc de ligne (48%), un ponctuant noir majeur avec un blanc de ligne (27%), un ponctuant noir majeur avec un blanc de section (25%). Il n’y a aucune occurrence de ponctuant mixte alliant un ponctuant noir mineur et un blanc de section (par ex. un point-virgule en fin de strophe). Cela peut s’expliquer par la gradation qui existe au sein de chaque catégorie ponctuationnelle : ce type d’assemblage créerait une forme de déphasage entre différents niveaux de ponctuation (rangs inférieur et supérieur).

6 | Comparaison entre les textes écrits et leur oralisation

6.1. Divergences entre version écrite et version orale

28 Au sein du corpus, on observe de légères divergences entre les versions écrites préparatoires et les performances orales. Si l’on excepte les disfluences (marque d’hésitation, répétition, faux départ, etc.) et les élisions caractéristiques de l’oral (par ex. « j’pense » à l’oral pour « je pense » à l’écrit), on peut relever quatre types de différences :

  1. un passage qui n’apparait pas dans la version écrite est ajouté dans la version orale ;
  2. un passage écrit est supprimé dans la version orale ;
  3. un passage écrit est répété plusieurs fois à l’oral ;
  4. un passage écrit est remplacé par un autre légèrement différent à l’oral.

29Au total, 32 divergences (qui peuvent compter un ou plusieurs mots) ont été relevées. L’ajout (1) et le remplacement (4) sont les phénomènes les plus fréquents : ils représentent respectivement 34% et 38% de l’ensemble des différences annotées. Lorsqu’un passage est ajouté à la performance orale, il s’agit essentiellement d’adresses au publics (par ex. « vous savez des fois » dans « Mise à nue » de Max) ou de connecteurs (par ex. « et » ou « mais »). Lorsque des éléments sont remplacés, ces changements tiennent le plus souvent à l’utilisation d’un autre temps, d’une autre personne ou d’un autre mode de conjugaison (par ex. « c’est » à l’oral remplace « ce sera » à l’écrit). Quelques changements entrainent une modification du sens (par ex. « refusons leurs lois » à l’oral remplace « faisons entendre nos voix » à l’écrit dans « Nos rêves brisés » de Mojo).

30Ce relevé confirme que les textes slam sont dans leur essence même mouvants (Vorger 2011). Non seulement les performances orales sont toujours circonstancielles, mais le contenu des textes eux-mêmes est susceptible d’évoluer (Ben Moumène 2019 : 106). Par conséquent, rien ne garantit l’équivalence stricte entre les versions écrite et orale d’un même texte (indépendamment des spécificités propres à ces deux codes). Le relevé des variations entre le texte écrit préparatoire et son oralisation est donc une étape nécessaire pour mener une analyse comparée des phénomènes segmentants écrits et oraux. 21

6.2. Ponctuation écrite et segmentation orale par les pauses

31 Les données ponctuationnelles et pausales ont été extraites des TextGrids et mises sous la forme de tableaux sur Excel (Figure 11) afin de calculer le taux de correspondance entre les ponctuants écrits et les pauses silencieuses. Cette méthode permet non seulement d’étudier la ponctuation écrite et la segmentation orale indépendamment l’une de l’autre, mais aussi de les comparer. Pour cette analyse, nous ne retenons que les ponctuants noirs mineurs et majeurs, les blancs de ligne et les blancs de section (qu’ils apparaissent isolés ou combinés en ponctuants mixtes). Comme Védénina (1973) et Lehtinen (2007), nous observons à la fois des cas de symétrie et des cas d’asymétrie entre les segmentations écrite et orale.

32 Pour l’ensemble du corpus ainsi que pour chaque slam, nous avons relevé le nombre de ponctuants noirs, blancs et mixtes de chaque type concordant avec une pause silencieuse (Tableau 7) ; et le nombre de pauses silencieuses correspondant à un ponctuant noir, blanc ou mixte (Tableau 8).

33Le taux de correspondance d’un ponctuant graphique avec une pause silencieuse varie selon la catégorie ponctuationnelle : il s’élève à 82% pour les ponctuants blancs, à 78% pour les mixtes et à 53% pour les noirs. Ce taux varie également selon le type de ponctuant au sein de chaque catégorie : les unités délimitées à l’écrit par des ponctuants noirs majeurs coïncident plus souvent avec des unités interpausales que les unités délimitées par des ponctuants noirs mineurs ; les blancs de section se synchronisent plus souvent avec les pauses silencieuses que les blancs de ligne. Enfin, parmi les ponctuants mixtes, les combinaisons d’un ponctuant noir majeur avec un blanc de ligne et avec un blanc de section ont des taux de correspondance avec une pause silencieuse relativement proches (95% et 85%) et plus élevés que celui de la combinaison d’un ponctuant noir mineur avec un blanc de ligne (66%).

34Si l’on considère les pauses silencieuses produites à l’oral (Tableau 8), plus de deux tiers d’entre elles coïncident avec un ponctuant. En d’autres termes, au niveau du corpus pris dans son ensemble, la segmentation écrite en unités ponctuationnelles et la segmentation orale en unités interpausales se recoupent dans la majorité des cas (71%).

35 Trois tendances majeures caractérisent les relations entre ponctuation écrite et segmentation orale dans notre corpus de slam. Premièrement, les ponctuants blancs et mixtes correspondent plus souvent à une pause silencieuse que les ponctuants noirs. Deuxièmement, les ponctuants délimitant des unités de rangs supérieurs (frontière majeure pour les ponctuants noirs et blanc de section pour les ponctuants blancs) correspondent davantage à des pauses que les ponctuants délimitant des unités de rang inférieur (frontière mineure pour les ponctuants noirs et blanc de ligne pour les ponctuants blancs). Troisièmement, il y a relativement peu de pauses silencieuses qui ne coïncident pas, à l’écrit, avec un ponctuant noir, blanc ou mixte.

36 Cependant, ces tendances globales ne rendent pas compte de la manière dont chaque slameur actualise le rapport entre ponctuation écrite et segmentation du flux oral. Si l’on observe l’extrait du texte « Les Fleurs » de Hogarth repris ci-dessous (1) (Audio 4), on constate que sur trois blancs de ligne, seul un correspond à l’oral à une pause silencieuse (dont la durée est indiquée en gras entre parenthèses). En revanche, les trois ponctuants noirs (deux virgules et un point) coïncident tous avec une pause silencieuse. Il apparait en effet que dans ce slam, 75% des ponctuants noirs coïncident avec une pause silencieuse, contre 67% des ponctuants blancs.

(1) [Hogarth, « Les Fleurs »]
Maintenant il faut faire parler les cadavres qui ont >
Hanté mes poches, (0,329s) impasse avec un mur sans porte > (0,289s)
qu’importe je le contourne. (0,232s) Fais de mine de crayon >
mine d’or, (0,220s) j’fais grise mine et lamine le minautore

37L’extrait du slam « La Vache » de Gaëtan Sortet repris ci-dessous (2) (Audio 5) montre un autre exemple d’écart par rapport aux observations faites sur le corpus pris dans son ensemble : alors que ce passage est segmenté à l’oral en 5 unités interpausales, à l’écrit, il correspond à deux unités ponctuationnelles (l’une délimitée par une virgule et l’autre, par un point). Dans « La Vache », 54% des pauses silencieuses marquées à l’oral n’ont pas de correspondant ponctuationnel à l’écrit.

(2) [Gaëtan Sortet, « La Vache »]
La couette, (1,366s) la mouette (1,277s) et l’enfant (0,683s) sur une balançoire (0,484s) d’éternité. (0,439s)

38Les représentations des slameurs sur la correspondance entre les ponctuants et les pauses silencieuses divergent fortement. 22 Mojo estime qu’il n’y a pas de correspondance entre les deux (alors que justement, dans son slam, seuls 5% des UIP apparaissent à l’oral indépendamment de tout ponctuant à l’écrit). Max, à l’inverse, affirme que, chez lui, tout ponctuant correspond à l’oral à une pause silencieuse (d’une durée variable selon le type de ponctuation). Slamdog pense quant à lui que les segmentations orale et écrite sont « tantôt très proches, tantôt très éloignées ».

39 Il est possible que certaines variations soient liées au statut des versions écrites analysées. Dans les textes lus sur scène, les signes de ponctuation pourraient présenter un taux plus élevé de correspondance avec des pauses silencieuses que dans les textes déclamés de mémoire. Si l’on regroupe les trois slams lus présents dans le corpus (Hogarth, 7ème Œil et Mojo), le taux de correspondance des ponctuants noirs, blancs et mixtes avec une pause silencieuse est de 81%. Dans les autres slams du corpus, déclamés de mémoire par leurs auteurs, ce taux est inférieur (67%). Cela suggère que les segmentations écrite et orale coïncideront davantage lorsque le slameur lit son texte sur scène que lorsqu’il le récite de mémoire. Autrement dit, quand il y a un processus de mémorisation préalable à la performance, le poète aurait tendance à construire un programme prosodique s’écartant des instructions relatives à l’interprétation orale fournies visuellement par la ponctuation. Dès lors, nous pourrions formuler l’hypothèse que dans certains cas, l’écrit a pour fonction principale de stocker la structure verbale du slam et moins celle d’instruire la réalisation suprasegmentaNotesle et vocale. Cependant, pour poursuivre plus avant cette réflexion, il faudrait travailler sur un corpus d’une part plus important et, d’autre part, équilibré au niveau des échantillons de textes lus et de textes mémorisés.

6.3. Usage des pauses silencieuses à l’oral

40 Comme dans tout genre de parole, les pauses silencieuses dans les slams ont une durée extrêmement variable (Grosman, Simon & Degand 2018). Néanmoins, des études perceptives ont montré une forte corrélation entre la durée de la pause silencieuse et sa fonction segmentante (Simon & Christodoulides 2016). La question est alors de savoir si la durée des pauses silencieuses varie selon qu’elles correspondent ou non à un ponctuant écrit, et selon le type de ponctuant avec lequel elles coïncident.

41 Pour chaque enregistrement et pour le corpus dans son ensemble (Tableau 9), nous avons calculé la moyenne et l’écart-type de la durée des pauses silencieuses correspondant à un ponctuant noir mineur, à un ponctuant noir majeur, à un blanc de ligne, à un blanc de section, à un ponctuant mixte et ne correspondant à aucun signe de ponctuation. Les pauses silencieuses en début et en fin d’enregistrement ont été exclues, dans la mesure où leur durée ne dépend pas du slameur, mais du moment où l’enregistrement est commencé et arrêté. Les valeurs minimale et maximale des pauses ont également été relevées.

42Nous observons d’abord qu’au sein de chaque catégorie ponctuationnelle (PN, PB et P-mixte), les pauses silencieuses coïncidant avec les frontières ponctuationnelles de rang supérieur (maj et <>) sont en moyenne plus longues que celles coïncidant avec les frontières ponctuationnelles de rang inférieur (min et >). Ensuite, les frontières ponctuationnelles de rang inférieur et de rang supérieur sont respectivement marquées par des pauses silencieuses en moyenne plus longues pour les ponctuants blancs que noirs : les pauses concordant avec un blanc de ligne (>) sont en moyenne plus longues que celles concordant avec un ponctuant noir mineur (min) ; les pauses silencieuses concordant avec un blanc de section (<>) sont en moyenne plus longues que celles concordant avec un ponctuant noir majeur (maj). Enfin, les pauses silencieuses qui correspondent à un ponctuant mixte combinant un point et un blanc de ligne et celles ne coïncidant avec aucun ponctuant ont des durées moyennes pratiquement équivalentes (434 et 476 ms). Si l’on envisage chaque slam individuellement, les deux premières tendances se vérifient chez la moitié des slameurs. La dernière ne se vérifie en revanche que chez 3 des 10 slameurs. Il est important de souligner que souvent, un constat fait sur le corpus dans son ensemble ne peut pas se vérifier dans la production d’un slameur parce que celle-ci ne contient pas tous les types de ponctuants analysés (par ex. il n’y a aucun ponctuant mixte dans « J’ai vu » de 7ème Œil).

6.4. Analyse comparative des versions écrites préparatoire et éditée d’un slam

43 Nous avons pu, sur la base d’un corpus de huit textes, faire plusieurs observations sur l’usage que font les slameurs de la ponctuation et sur les rapports entre la ponctuation et la segmentation du flux de parole lors de la performance. Nous étions confrontée jusqu’ici à des versions écrites pré-performancielles ne circulant pas de façon indépendante (elles sont intrinsèquement liées à une performance orale). D’autre part, et bien qu’il ne s’agisse pas de la majorité, certain·es artistes publient leurs textes de slam en ligne ou sous la forme de recueils. Ces versions écrites sont donc post-performancielles, destinées à une circulation autonome et adressées à un public de lecteurs. Afin de déterminer si ces deux situations d’énonciation conduisent à des emplois différents de la ponctuation, nous avons comparé une version préparatoire et une version éditée du slam « La Vache » de Gaëtan Sortet.

44 Lorsqu’il a composé la version destinée à être publiée dans Poésies et voix de Liège, Gaëtan Sortet a cherché à marquer à l’écrit le rythme qu’il donnait à son slam lorsqu’il le déclamait sur scène.23 Les versions préparatoire et éditée, toutes deux tapuscrites, se distinguent nettement du point de vue de la mise en page (Figures 12 et 13).

45Il semble que la volonté du slameur de transcrire sur la page le rythme vocal de la performance se traduit notamment par une augmentation de l’emploi de ponctuants (Tableau 10).

46La version éditée compte 5 signes noirs et 10 signes blancs de plus que la version préparatoire. En outre, 5 mots sont ajoutés : les nom et prénom du poète ainsi que trois onomatopées (« Aaaaaaaaaaaaah ! »), qui ne sont pas présentes dans la version préparatoire bien qu’elles soient prononcées lors de la performance. Le Tableau 11 reprend le nombre d’occurrences des quatre types de ponctuants analysés précédemment dans les autres textes du corpus : ponctuants noirs mineurs, ponctuants noirs majeurs, blancs de ligne et blancs de section (qu’ils apparaissent isolés ou combinés).

47La mise en parallèle des deux versions écrites montre que chaque onomatopée ajoutée dans la version éditée est ponctuée à droite par un point d’exclamation combiné à un blanc de section (absents dans la version préparatoire) ; qu’un ponctuant noir mineur de la version préparatoire est remplacé par un ponctuant noir majeur dans la version éditée ; que six ponctuants noirs majeurs isolés dans la version préparatoire sont combinés avec un blanc de section dans la version éditée.

48 Selon les dires du slameur, la structure du texte écrit a été remaniée dans une optique de représentation du rythme voco-prosodique. Dès lors, qu’en est-il du taux de concordance entre la segmentation ponctuationnelle de la version éditée et la segmentation orale de la performance ?24 Dans la version préparatoire, l’ensemble des ponctuants (tous noirs) coïncident avec une pause silencieuse à l’oral. Dans la version éditée (Tableau 12), seul un ponctuant noir majeur n’a pas de pauses silencieuse correspondante.

49Sur le plan oral, 54% des pauses silencieuses n’ont pas de correspondant ponctuationnel dans la version préparatoire, contre 46% dans la version éditée. La segmentation orale est donc plus proche de la segmentation ponctuationnelle de la version éditée que de celle de la version préparatoire. Enfin, les unités interpausales délimitées par les pauses silencieuses les plus longues coïncident, dans la version préparatoire, avec des unités délimitées par un ponctuant noir mineur. Dans la version éditée, elles coïncident avec des unités délimitées par un ponctuant mixte de type « point + blanc de section » (maj<>).

50 À l’issue de cette analyse comparative, trois constats peuvent être faits : d’abord, la ponctuation est plus rare dans l’écrit pré-performanciel que dans l’écrit post-performanciel ; ensuite, la segmentation orale est plus proche de la segmentation écrite de la version éditée que de celle de la version préparatoire ; enfin, les pauses silencieuses dont la durée moyenne est la plus longue coïncident, dans la version préparatoire, avec des ponctuants noirs mineurs et, dans la version éditée, avec des ponctuants mixtes combinant un ponctuant noir majeur et un blanc de section. Or, du fait de sa fonction préparatoire, nous pouvions nous attendre à ce que les signes ponctuationnels soient largement utilisés dans la version antérieure à la performance et qu’ils aient un rôle intonographique (Mahrer 2017 : 338) : ils donneraient des indications quant aux pauses à marquer lors de la mise en voix du texte, les ponctuants majeurs instruisant les pauses les plus longues et les ponctuants mineurs, les plus courtes. Comment expliquer que c’est la segmentation ponctuationnelle de la version éditée qui se rapproche le plus de la segmentation orale de la performance ? Cela tient probablement à une différence fondamentale entre les deux situations d’énonciation : l’écrit préparatoire est auto-adressé tandis que l’écrit édité est destiné à la réception par lecture d’autrui. Dès lors, la prosodie, largement interprétative dans la version préparatoire, devient instruite par la ponctuation dans la version éditée. Lorsque l’interprète est également le compositeur, il a mémorisé au moins partiellement un programme prosodique pour son texte. En revanche, quand l’écrit est hétéro-adressé, il doit rendre compte d’une intonation restée jusque-là implicite. Par conséquent, du fait du changement de destinataire, l’écrit pré-performanciel ressemble finalement moins à une partition pour l’interprétation orale que l’écrit post-performanciel. Cette hypothèse, pour être vérifiée, demande toutefois une étude comparative menée sur un plus grand corpus de versions écrites préparatoires et éditées.

7 | Conclusion

51 Notre analyse visait à déterminer si la ponctuation noire, blanche et grise des textes écrits préparatoires sert de ressource pour la segmentation du flux oral lors des performances slams. Indépendamment des apports de cet article en termes de résultats, nous souhaitions proposer une méthode pour appréhender les rapports entre la ponctuation d’un écrit de l’avant-dire et la prosodie d’un oral préparé.

52 À l’issue de ce travail, quelques observations générales ont pu être dégagées de l’analyse du corpus : la dominance très nette des ponctuants noirs et blancs par rapport aux ponctuants gris ; la dominance des ponctuants marquant une frontière mineure au sein des sous-systèmes ponctuationnels noirs et blancs ; le taux de réalisation important des ponctuants noirs et blancs à l’oral ; une certaine « hiérarchie » entre les ponctuants indiquant des frontières majeures et mineures au niveau de leur marquage oral. Plusieurs de ces tendances sont toutefois à nuancer lorsque l’on passe d’une perspective « macro » (corpus pris dans son ensemble) à une perspective « micro » (chaque texte observé individuellement) : il y a en effet une marge de variation importante, liée au caractère artistique du discours analysé ainsi qu’à la dimension auto-adressée des écrits préparatoires à la performance. Par ailleurs, l’analyse comparative des versions écrites préparatoire et éditée du slam « La Vache » de Gaëtan Sortet nous a amenée à formuler l’hypothèse selon laquelle, dans un écrit auto-adressé dont l’auteur est aussi l’interprète lors de la performance, le programme prosodique est majoritairement implicite et l’usage de la ponctuation est donc moindre que dans un écrit hétéro-adressé destiné à une réception par la lecture.

53 Les premières observations proposées ici sont bien sûr à éprouver et affiner sur de plus importants corpus. La poursuite de l’enquête doit permettre de dégager, parmi les slameurs et slameuses, des manières de ponctuer, c’est-à-dire de solliciter la ponctuation pour préparer la mise en voix du slam, du côté des pauses, mais aussi de l’intonation. Cette pratique poétique, située à la croisée de l’écriture et de l’oralité, se prête également à l’examen d’une question difficile : celle de l’unité de la ponctuation selon qu’elle prépare la lecture silencieuse d’un texte écrit ou qu’elle prépare sa vocalisation.

    Notes

  • 1 Mes remerciements vont aux évaluateurs de la revue. Leurs commentaires constructifs m’ont permis d’améliorer la première version de cet article et d’affiner l’analyse de mon corpus. Je tiens également à remercier Anne-Catherine Simon pour son suivi et ses conseils avisés, ainsi que les slameurs dont les textes sont étudiés ici, pour leur disponibilité et l’intérêt qu’ils ont porté à ma recherche.
  • 2 « Style oral » et « style écrit » polarisent des manières de dire en fonction de la situation de communication.
  • 3 Toutefois, du fait de ses implications rythmiques, la fonction segmentante de la ponctuation nous intéresse davantage dans ce contexte que son rôle de modalisation par exemple (Favriaud 2018 et 2019).
  • 4 La durée ou l’intonation sont d’autres indices de frontière prosodique possibles. Simon et Christodoulides (2016) présentent une synthèse des indices prosodiques de frontière en français. Leur étude a montré que les pauses silencieuses sont l’indice « le plus décisif dans la perception d’une frontière » (2016 : 103), ce qui valide l’approche retenue ici.
  • 5 L’objet de cet article n’est pas de proposer une critique des systèmes ponctuationnels. Nous utilisons ces trois étiquettes pour faire référence de façon claire et synthétique aux différents ponctuants analysés dans le cadre de cette étude, sans aborder plus avant la théorie de Michel Favriaud.
  • 6 S’intéressant en particulier au point et à la virgule, Lehtinen remarque que dans un nombre non négligeable de cas, l’intonème correspondant à ces deux signes s’écarte du « prototype oral » qui leur est le plus régulièrement associé (Lehtinen 2007).
  • 7 Par ex. Joy Slam, L’arbre sans racines d’un pays sans soleil (2015) ; Lisette Lombé, Tenir (2019) ou encore Bout De Souffle, Attendre que rien ne se passe (2019).
  • 8 Lors de la composition de leurs textes, de nombreux slameur·euses opèrent par allers-retours entre écriture et déclamation à voix haute. Il·elles parlent souvent de « passages en bouche » du texte pour faire référence à ce processus. Il est par ailleurs fréquent qu’il·elles s’imaginent sur scène au moment de l’écriture.
  • 9 Entretiens avec une quinzaine de slameur·euses réalisés dans le cadre de notre recherche doctorale : Aline Colau, « Analyse des rythmes dans le slam : construction d’une pratique partagée de poésie contemporaine », sous la direction d’Anne-Catherine Simon, UCLouvain.
  • 10 Pour certains slams, nous avons recueilli plusieurs versions écrites. Par exemple, Slamdog nous a remis, pour son texte « La Jungle », une version manuscrite préparatoire ainsi qu’une version tapuscrite ayant servi de sous-titrage lors d’un tournoi de slam accueillant des artistes francophones, néerlandophones et germanophones. Nous avons systématiquement intégré au corpus la version que le slameur a utilisée comme support de mémorisation ou de lecture pour la performance orale. Ces écrits nous ont été transmis sur supports papier ou informatique (scans, PDF, documents Word).
  • 11 Le nombre de tokens a été relevé grâce au logiciel AntConc; Hogarth n’ayant pas donné de titre à son slam, nous avons utilisé les premiers mots du texte comme tel.
  • 12 Avec Mons, il s’agit des quatre villes les plus actives dans le milieu du slam belge francophone.
  • 13 « Le concept de scènes ouvertes fait référence aux sessions d’open mic [micro ouvert] où les membres du public peuvent s’inscrire pour monter sur scène. À l’instar du MC, l’animateur de la scène prend les inscriptions à l’entrée et appelle les gens au fur et à mesure tout en assurant les transitions. » (Vorger 2011 : 643).
  • 14 Les enregistrements sont accessibles sur les sites de collectifs slam, de radios diffusant des enregistrements de scènes ouvertes ou encore sur YouTube. http://slamerie.unblog.fr/podcasts/ ; https://www.radiopanik.org/emissions/les-zakoustiks/les-zakoustisks-/ ; https://www.radiopanik.org/emissions/les-zakoustiks/les-zakoustisks-/ ; https://www.youtube.com/watch?v=6pf6nwawtQY&list=PLdjrqV2jBeLIAPMbG5M3597CdITNR03r3&index=70 ; https://www.youtube.com/watch?v=Y2wUAhJbufA&list=PLdjrqV2jBeLLUt2pQ7a5wBg-SYOzgOJJD&index=62; https://www.lazone.be/slam/
  • 15 Bien que l’aspect de cet écrit puisse faire penser à un texte publié, il s’agit bien d’un écrit préparatoire à la performance, auto-adressé et a priori non destiné à une circulation indépendante de la performance. Notons que le slameur Mojo est graphiste.
  • 16 Les consonnes occlusives sourdes (/p-t-k/) sont précédées par un silence. Lorsque ce silence ne dépasse pas un certain seuil, il est considéré comme faisant partie de la consonne.
  • 17 Étude réalisée par Anne-Catherine Simon, Aline Colau et Jean-Philippe Goldman (2020).
  • 18 Le taux d’articulation est le nombre de syllabes par rapport au temps d’articulation (temps de parole total moins les pauses).
  • 19 Dans « Les Fleurs » de Hogarth, 1 étiquette de blanc de ligne sur 8 est incertaine. Dans « La Jungle » de Slamdog, 7 étiquettes de blanc de ligne sur 51 sont incertaines.
  • 20 Une point tier est une séquence de points étiquetés. Une interval tier est une séquence d’intervalles étiquetés.
  • 21 La contribution d’Anne-Catherine Simon étudie ici même les variations verbales entre écrit préparatoire et oral préparé dans le cadre de discours prononcés à l’Académie française.
  • 22 Entretiens réalisés avec les slameurs auteurs des textes du corpus.
  • 23 Entretien réalisé avec Gaëtan Sortet le 6 octobre 2020.
  • 24 Cette question n’est pertinente que dans la mesure où l’interprétation orale du texte est relativement stable d’une performance à l’autre, ce qui nous a été confirmé par le slameur : la version éditée « n’enregistre » pas une déclamation rythmiquement différente de celle qui est reprise dans le corpus.

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Publication details

Published in:

Mahrer Rudolf (2021) Écrits préparants - paroles préparées. Linguistique de l’écrit Special Issue 2.

DOI: 10.19079/lde.2021.s2.6

Referenz:

Colau Aline (2021) „Le rôle de la ponctuation dans l'oralisation des écrits pré-performanciels: Le cas du slam“. Linguistique de l’écrit 2.